Chapitre 55

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Le froid glacial fut la première perception qu’ils eurent de leur environnement. L’odeur des sapins emplissait l’atmosphère, et les arbres les protégeaient un peu du vent.

Oréa les avait transportés en pleine montagne, dans un bosquet de résineux. Ils s’enfonçaient jusqu’aux genoux dans la poudreuse. Pieds nus, et seulement vêtue de sa courte tunique, Satia se sentait déjà frigorifiée.

–Où sommes-nous ? demanda Altaïr, perplexe.

Vous m’avez demandé un refuge ! protesta Oréa.

–Dans les montagnes étincelantes, répondit Aioros. Sur Massilia. A dix jours de marche de la cité la plus proche.

Si tu as une bonne nouvelle Saeros, c’est maintenant.

Un Refuge est tout proche.

La déception vouta les jeunes gens. Examinant le ciel où trainaient paresseusement quelques cumulus, le Messager ajouta :

–Mettons-nous en route sans tarder. Une tempête se prépare.

–Mais le ciel est bleu ! protesta Itzal.

–Le temps change vite. Vois les écharpes de brume autour du pic Agate. Il y a un refuge tout près. Saeros nous guidera.

Ils n’étaient pas équipés pour une escapade à haute altitude ; le Messager Aioros découpa l’une de leurs capes pour les pieds nus de la Durckma. Altaïr lui prêta la sienne afin qu’elle put s’y envelopper. Une chaleur bienvenue qui la réconforta.

Guidés par Aioros, ils se mirent en route. Altaïr suivait avec Sanae et Satia, tandis qu’Itzal et Laria fermaient la marche, trainant sur leurs épaules un Lucas toujours inconscient.

Après plusieurs minutes d’une marche épuisante, le vent forcit, leur ôtant toute chaleur. Si la Durckma avait admiré les grandes étendues immaculées de la vallée, elle regrettait qu’aucun arbre ne les protège plus du vent glacial.

À l’aide ! Au secours !

Itzal s’arrêta brusquement.

–Qu’y-a-t-il ? s’impatienta Laria.

–J’entends… (il secoua la tête). Je dois y aller.

Le Massilien lâcha Lucas, que Laria récupéra avec une bordée de jurons, et s’envola après quelques pas d’élan.

–Itzal ! Reviens ! hurla la Guerrière de Perles.

Qu’est-ce qu’il lui prenait ?

Le Messager Aioros demanda à Altaïr de venir en aide à la Guerrière de Perles. Des flocons tourbillonnèrent. Soucieux, il leur fit accélérer le pas.

–Et Itzal ? On ne peut l’abandonner ainsi ! s’offusqua Laria.

–C’est lui qui nous quitte, nuança Aioros. Ne t’inquiète pas. Ziandron est avec lui, ajouta-t-il en désignant le tylingre qui bondissait avec souplesse vers l’Envoyé. Itzal ne craint rien.

Les deux félins plus jeunes avaient fait mine de le suivre, mais le fauve les avait repoussés d’un grondement.

La tempête était sur eux, maintenant, alors qu’ils s’enfonçaient déjà jusqu’aux genoux dans une neige poudreuse qui détrempait leurs vêtements et les frigorifiaient. Les vents tourbillonnants de flocons leur donnaient l’impression de progresser dans un brouillard glacé qui leur piquait les joues.

Le Messager leur ordonna de se tenir la main, sans quoi ils risquaient de s’égarer. Altaïr avait juché Sanae sur Orea ; la jeune fille maintenait Lucas devant elle. La licorne avait bien précisé à Altaïr que ce service serait une exception. Elle leur prêtait main-forte parce qu’ils étaient en difficulté, mais n’était pas une monture dont on usait à sa guise.

Saeros, dis-moi que le refuge n’est pas loin.

Aioros ne savait pas combien de temps ils tiendraient dans ce froid glacial.

Là, on y est presque, répondit le rapace en partageant ses informations.

Le faucon nain vint se nicher avec gratitude au creux de son bras. Son plumage n’était pas adapté à de telles conditions climatiques.

Ils ne voyaient rien au-delà de dix pas, et tandis que les compagnons se lamentaient, Aioros persévérait, certain du sens de l’orientation infaillible de Saeros.

–Nous y voilà ! s’exclama-t-il entre ses lèvres gercées.

L’épaisse porte en bois s’ouvrit sans un grincement, bien huilée sur ses gonds. Le Messager les fit entrer, avant de refermer la lourde porte. Aussitôt, le vent se tut.

Les compagnons tremblaient de froid dans le petit vestibule destiné à l’évacuation de la neige.

Aioros repoussa la fatigue et la douleur qui revenait dans son bras blessé. Lui seul connaissait l’agencement des refuges massiliens. Ils abandonnèrent là leurs capes couvertes de neige ; Aioros indiqua à Altaïr où trouver le stock de paille et de foin. La licorne ne pourrait pénétrer plus avant dans un lieu qui se révèlerait bien trop exiguë pour sa taille. Ils passèrent les lourdes peaux qui isolaient les lieux de l’extérieur et s’entassèrent là, dans la pénombre. Le Messager Aioros les dirigea sur la gauche, où trônait une grande table et deux bancs.

Il convenait en premier lieu d’allumer la cheminée centrale, seule partie de l’habitation construite en pierre. La réserve de bois occupait l’un des quatre recoins de la demeure.

Bientôt, de grandes flammes s’élevèrent dans l’âtre, et les jeunes gens vinrent s’y presser, avides de chaleur.

Ils déposèrent Lucas sur l’une des couchettes du dortoir, après l’avoir enveloppé de nombreuses couvertures. Aioros, qui n’avait pas chômé, leur remit une tisane brûlante entre les mains. Ils étaient harassés, et restèrent là un moment, avachis sur les bancs, recroquevillés autour de cette chaleur réconfortante.

La première, Sanae sortit de sa torpeur. De sa besace médicinale, elle distribua des pommades apaisantes pour les gerçures et crevasses dont les douleurs commençaient à se faire ressentir.

Les plaies, bosses et petites coupures furent nettoyées dès que le Messager eut indiqué que le refuge disposait d’une source en sous-sol.

Satia n’avait pas la patience d’attendre que l’eau chauffe ; elle remplit un baquet et entreprit un rapide récurage. Elle était couverte de cendres, de boues et des brindilles s’étaient emmelées dans ses cheveux. La jeune femme serra les dents sous la morsure de l’eau glacée ; contrairement à ses habitudes, elle ne s’attarda pas et se sécha rapidement en grelottant. Elle emprunta également une tenue de rechange, et soupira d’aise dans la chaleur des vêtements simples, mais épais. Elle se sentait propre quand elle remonta auprès de ses camarades.

Laria s’était occupée du repas. Les réserves du refuge étaient bien garnies ; une soupe mijotait bientôt.

Les jeunes gens s’installèrent autour de la grande table. Aioros leur distribua de larges bols, avant de disparaitre dans la réserve. Il reparut sous peu avec une moitié de tome fromagère. Il en coupa des tranches généreuses pour les compagnons. Laria se chargea d’apporter la lourde marmite et remplit les bols.

Les estomacs affamés grondèrent en réponse au fumet alléchant.

Au chaud, rassasiés et épuisés, les jeunes gens sombrèrent rapidement dans le sommeil.

*****

Noir. Peur.

Lucas s’éveilla en sursaut. Cette voix… Il s’ébroua. Non, Lika était morte, et même s’il aurait mieux fait d’en faire autant, il ne pouvait rien changer à sa situation pour l’instant. Si seulement…

Il réalisa qu’il ne se trouvait plus au Temple de Mayar. Il reconnaissait même les lourds rideaux gris et les montants en bois. Que faisait-il dans un refuge de haute montagne massilien ?

Autour de lui, il percevait les souffles réguliers des dormeurs.

Lucas s’assit, et cette simple action le fit grimacer. Il se sentait encore si faible ! Combien de temps avait-il perdu connaissance ? Son estomac gargouilla. Il était affamé.

Ses pieds touchèrent le sol froid, et il se dirigea vers la réserve. La cheminée ne diffusait plus qu’une simple lueur, suffisante pour lui permettre de se découper un bon morceau de fromage qu’il enveloppa dans une tranche de jambon sec. Par Eraïm, il lui semblait ne rien avoir avalé depuis des lustres ! Il déposa son butin sur une assiette et s’empara d’un bol. Si son odorat ne le trompait pas, une soupe mijotait sur les braises.

Il s’approcha de la cheminée, pour s’apercevoir qu’il n’était pas le seul à être éveillé. Lucas pila net, incertain pour une fois sur la conduite à tenir.

Avait-elle remarqué sa présence ? Il pouvait encore faire demi-tour.

–Bonjour, fit Satia d’une petite voix hésitante.

Trop tard.

–Bonjour, répondit prudemment Lucas.

Il ne savait à quoi s’en tenir. Leur dernier échange avait été plutôt… houleux.

Même si elle était tout aussi embarrassée, Satia réagit avec son habitude à régler les problèmes. Depuis qu’elle était Durckma, elle avait appris à soigner ses relations sociales, aussi complexes soient-elles. Avec Lucas, tout était très simple… et très compliqué. Elle avait cru l’avoir perdu, et comprenait maintenant que cette épreuve l’avait changé, sans savoir à quel point.

–Tu peux venir t’asseoir, tu sais, proposa-t-elle en tapotant le banc sur lequel elle se trouvait. À moins que tu ne souhaites manger debout ?

–Merci, répondit-il en s’exécutant.

Il mangeait lentement, trop conscient de sa présence à ses côtés. Que faisait-elle éveillée à une heure pareille ?

–Comment sommes-nous arrivés ici ? demanda-t-il enfin. La dernière fois, nous étions…

Il s’interrompit brusquement comme ses souvenirs affluaient.

–Les Prêtresses. Les Maagoïs ! J’ai voulu vous prévenir…

Elle le coupa d’un geste las.

–Oui, nous avons été témoins de leur attaque, et de leur… trahison. Nous n’avons pu repartir par la Porte. Altaïr et une licorne nous ont permis de nous enfuir.

Elle lui résuma les évènements succinctement ; sa fuite, ses retrouvailles avec Aioros, Laria et Altaïr, leur arrivée sur Massilia, la tempête de neige qu’ils avaient essuyée, et leur abri dans ce refuge que le Messager Aioros avait déniché pour eux le temps que le blizzard se calme.

Le silence les enveloppa. Lucas s’inquiéta de ses traits tirés qu’il devinait à la lueur des flammes mourantes. L’aube ne se lèverait pas avant longtemps. Avec tout ce qu’elle avait vécu récemment, comment ne pouvait-elle pas tomber de fatigue ?

–Ne peux-tu me dire ce qui te tracasse ?

Il avait parlé avec douceur et elle en fut émue. Lucas prenait son serment très à cœur ; cela suffirait-il à lui permettre de vivre alors que son Compagnon était mort ? Ce lien avait été brisé ; Satia se souvenait parfaitement de sa déconvenue quand la douleur d’être encore vivant avait submergé le Messager.

–Trop de choses… soupira-t-elle. Et rien de comparable à ce qu’il t’arrive. Comment vas-tu, aujourd’hui ?

–Je suis vivant… et j’en souffre.

Elle posa une main sur la sienne.

–Je voudrais tellement pouvoir t’aider…

–J’ai besoin de temps. Et nous n’en avons pas.

Il se retranchait derrière son habituelle façade impassible, mais Satia réalisa qu’elle en discernait toutes les failles. Sa maitrise avait volé en éclats avec la mort de son phénix.

–J’aimerai… te montrer quelque chose, murmura-t-elle. Je n’en ai encore parlé à personne. J’ai peur de… je ne sais pas. Tu promets que tu…tu ne t’emporteras pas ?

Les yeux bleu-acier la jaugèrent un instant, puis Lucas acquiesça.

Lentement, elle attrapa la sacoche tout contre elle, qu’il n’avait même pas remarquée, et l’entrouvrit.

–Par Eraïm ! jura le jeune homme.

Il était bouleversé, et Satia se demanda un instant si elle avait fait le bon choix.

–As-tu seulement conscience de ce que tu détiens ?

Elle ravala sa salive sous son regard impérieux. Et acquiesça.

–Ils n’étaient qu’à quelques mètres de toi lorsque tu… lorsque nous t’avons trouvé sur l’île. J’ai cru bon de les emporter. Ai-je mal agi ?

–Non… Non, tu as très bien fait.

Il esquissa un sourire, le premier qu’elle lui vit depuis la mort de son Compagnon. Satia se détendit.

–Avant que… J’ai éliminé des Maagoïs, aux alentours du Temple. Au moins toute une escouade. Je ne pensais pas en voir arriver une autre au Temple. Mais si les servants d’Eraïm nous ont trahis… Peut-être que les Maagoïs étaient là pour éliminer les survivants. Ou toi. Quoi qu’il en soit… dès qu’ils auront éclos, la Fédération récupèrera sa Barrière.

–Si vite ?

–C’est l’étincelle de vie qui brûle en chaque phénix qui leur permet de générer l’énergie nécessaire à la Barrière. Tuer les phénix n’avait qu’un seul objectif : détruire la Barrière qui protège la Fédération. Un plan audacieux. Les phénix ne sont pas immortels, cependant ils restent très difficiles à tuer. Ils sont capables de passer très rapidement sous leur forme ardente. Je ne sais pas quel procédé l’empereur Dvorking a utilisé, mais il a presque réussi à atteindre son but. Je doute fort qu’il reste un phénix en vie à l’heure actuelle.

Satia l’avait rarement vu parler autant et devinait derrière ses mots tout le dévouement qu’il portait à la Fédération des Douze Royaumes. Un pur Massilien pour qui le devoir passait avant toute autre considération personnelle. Avant ses propres sentiments.

Noir. Peur.

Satia eut un mouvement de recul.

–Ça recommence, murmura-t-elle.

–Quoi donc ?

–Ce sentiment d’oppression. De crainte. De noirceur. Je n’ai pas réussi à fermer l’œil de la nuit.

–Puis-je vérifier quelque chose ? demanda-t-il pour dissimuler les inquiétudes qu’elle venait de susciter en lui.

–Bien sûr.

L’œuf était lisse et doux au toucher. Et chaud. Presque brûlant. Ils étaient de taille similaire, gros comme deux fois ses poings. L’un était couleur améthyste mêlée de citrine ; le second était argent et or. Couleurs de la Fédération ; couleurs de la Seycam massilienne. Il n’y avait pas de coïncidence.

Lucas ravala sa salive. Bien trop d’implications se bousculaient dans son esprit encore fragile. L’espoir, l’indignation, la souffrance d’une réalité qui se révélait cruelle.

– J’ai tenté de les maintenir au chaud le plus possible… crois-tu… qu’ils soient proches de l’éclosion ?

La question de Satia le ramena au présent et Lucas réfléchit. La durée d’incubation ? Lika ne l’avait jamais entretenu de tels sujets, bien loin de leurs préoccupations.

–Je n’en sais rien, avoua-t-il.

Le silence retomba entre eux, troublé par le faible crépitement des braises rougeoyantes. Satia se sentait rassérénée par la présence du jeune homme à ses côtés. Malgré les paroles du Messager Aioros, elle ne parvenait pas à le trouver menaçant. Était-ce une erreur ? Il paraissait si vulnérable. La mort de son Compagnon l’avait profondément changé. Elle en avait eu un aperçu lorsqu’il avait craché sa rage d’être toujours en vie. Satia frémit au simple souvenir.

–As-tu toujours peur de moi ?

Surprise, elle releva la tête pour croiser son regard franc et direct.

–Je… non… je ne crois pas. Enfin, je veux dire que…

Elle s’enlisait dans des explications alors que tout était pourtant si clair dans son esprit ! Il l’arrêta d’un geste.

–Ne te justifie pas. Ma question était déplacée.

–Le Messager Aioros m’a dit… que le Sa’nath était possiblement la raison de ta survie…

Les yeux bleu-acier l’empêchèrent de terminer sa phrase. Elle déglutit, impressionnée par la détresse qu’elle entrapercevait.

–N’aie nulle crainte, dit-il d’une voix apaisante. Ma survie n’est pas de ton fait. Je viens de le comprendre. Mais… sache que jamais je n’aurais pu te faire de mal. Je m’excuse si tu as pu croire le contraire.

–Même si…

–Il n’y a pas de « même si », coupa-t-il. C’est ainsi.

–Je ne comprends pas, avoua-telle.

Le Messager resta silencieux.

Il était retombé dans son mutisme, comme chaque fois qu’il ne désirait pas s’épancher sur un sujet ou que les implications lui paraissaient évidentes. Pas si facile de lui extorquer des réponses quand son sang Massilien l’obligeait à la vérité ou le contraignait au silence.

–Ne puis-je avoir aucune explication ? osa-t-elle finalement questionner.

Lucas soupira. Il se serait bien passé de l’entêtement de la jeune femme. Il aurait préféré réfléchir seul aux nouvelles perspectives que cette simple discussion lui offrait.

Mais elle méritait effectivement d’en savoir davantage. Il était toujours préférable de connaitre la vérité, il en avait fait l’amère expérience.

–Le Sa’nath est un lien protecteur puissant. Totalement indépendant du Wild.

–Alors, comment…

–Lika…

Le Messager s’interrompit comme la douleur de prononcer son nom le saisissait. Tandis que Satia retenait son souffle, il se reprit avec effort :

–Certaines pratiques sont interdites depuis des générations, abandonnées peu après la découverte du Wild par nos ancêtres. Elle a fait en sorte qu’à sa mort notre lien ne se dissolve pas mais se transmette à un autre.

–Par Eraïm, murmura Satia, ébahie par la révélation.

Elle ne connaissait pas les détails des accords qui liaient Compagnons et Mecers, mais assurément, cette « faille » engendrait des abus à l’avantage de l’une ou l’autre partie.

–C’est l’un des plus grands Interdits du Wild, continua Lucas. Depuis le début je me demande pourquoi j’ai survécu. Soyons clairs, ce n’est pas normal. Et ce n’est pas ce que je souhaitais. Seul un Compagnon peut agir sur le lien, une fois celui-ci créé. J’ai ensuite pensé au Sa’nath, possiblement amplifié avec ton Don.

–Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis ?

Il esquissa un sourire.

–Toi.

–Moi ? Mais…

–Tu viens de m’en révéler l’existence. Tu gardes avec toi une partie de mon âme.

Satia s’empourpra.

–Je n’y avais même pas songé, murmura-t-elle. Aurais-je dû t’en parler plus tôt ?

–Si tu souhaitais être rassurée sur les sensations que tu éprouves, oui.

–Je crains de ne pas comprendre… hésita-elle.

–Les phénix ont toujours été proches de la descendance de Félénor. Ne le savais-tu pas ?

–Impossible ! souffla-t-elle, effarée. Tu es en train de me dire que… que…

–Ces sensations que tu dis ressentir, qui troublent ton sommeil… c’est l’esprit enfermé dans cet œuf qui te les transmet.

–Mais… comment ? Je n’ai rien fait ! Je ne voulais pas…

–Doucement, coupa-t-il. Le lien est réciproque. Tu le nourris de tes propres peurs et de tes angoisses.

Satia s’obligea à calmer sa respiration. La situation lui paraissait tellement irréelle ! Quelques heures plus tôt, elle était terrifiée à l’idée de bientôt passer les Epreuves, et maintenant, apprendre qu’elle était Liée à un… œuf !

–Et s’il tombe, et se brise, je vais mourir ?

–Oui. Et si tu glisses et que tu te brises le cou, il n’éclora jamais non plus.

–Je t’ai connu plus rassurant, marmonna Satia en étouffant un bâillement.

–Repose-toi. L’aube ne va pas se lever avant plusieurs heures.

–Je n’ai pas envie de retourner là-bas, dit Satia en se rapprochant des flammes.

Elle déposa la sacoche à proximité de la cheminée avant de se rasseoir, pensive.

–Laria ne se formalisera pas si tu la réveilles, tu sais.

–Je préfèrerai… rester ici, avoua-t-elle.

Son regard était une demande muette. Le Messager ouvrit doucement les bras, sans un mot, en une invitation silencieuse.

Satia s’approcha avec précaution, consciente de mettre en péril l’équilibre fragile de leur relation, et posa sa tête sur l’épaule offerte.

–Merci, murmura-t-elle avant de fermer les yeux.

La chaleur qui émanait du jeune homme était réconfortante ; rassurée par leur discussion, elle se sentait bien, en sécurité, et décida que la Fédération pouvait bien se passer d’elle pour quelques heures.

*****

Lucas contemplait distraitement les braises rougeoyantes, plongé dans ses pensées. Parfois, les cendres laissaient échapper un sifflement, masquant quelques instants la respiration lente et régulière de Satia à ses côtés.

Des pas légers lui firent lever la tête.

–Je ne pensais pas te trouver ici, fit Aioros en s’approchant. Ni avec elle.

–Elle était seulement fatiguée, se défendit Lucas.

–Je ne te reproche rien, dit doucement son ainé. Comment te sens-tu ?

–C’est… compliqué. Comme tu t’en doutes.

Aioros acquiesça.

–J’aurais dû comprendre que tu étais là pour la défendre. Des Maagoïs, sur Mayar… et alliés aux Prêtresses… c’était inimaginable. Eric… il n’était pas là, n’est-ce pas ?

–Son second commandait la mission, confirma Lucas. Père est au courant ?

Aioros s’assombrit.

–Le moment n’était pas idéal pour t’en parler, mais… il a été mis aux arrêts.

–Quoi ?

Le jeune Messager s’était retenu de hurler avec peine.

–L’Assemblée n’a pas apprécié qu’il taise le lieu où la Durckma était mise en sécurité. Mon absence n’a pas joué en sa faveur… et avec le Souverain inconscient, avec de rares moments de lucidité… la situation se dégrade, au Palais. Père m’a mis en garde contre des fuites d’informations, et avec le Wild espionné… je m’en tiens au strict minimum. Je n’ai même pas osé l’informer de ta survie inespérée. Tu es un atout de poids, maintenant.

–Je comprends, murmura Lucas.

Un goût d’amertume teintait ses mots. Il avait payé trop cher cet « avantage ».

–La Djicam Mickaëla doit pourtant être mise au courant, pour la trahison des Prêtresses.

–Oui. Enfin, s’il s’agit vraiment d’une trahison… Nous n’avons pas de preuve, mais la question va se poser… Au moins pour la Prêtresse Séliné, qui dirigeait clairement la patrouille des Maagoïs, de ce que j’ai vu. Depuis quand jouent-elles le jeu de l’Empire ? Les conséquences pourraient être effroyables.

–Elles étaient censées protéger les phénix, marmonna Lucas. Crois-tu qu’elles aient pu fournir des informations cruciales à l’Empire ?

Ses poings se serrèrent alors qu’une rage sourde s’emparait de lui. Si elles étaient responsables de la mort des phénix… de la mort de son Compagnon… de sa souffrance… Lucas eut soudain envie de retourner sur Mayar pour obtenir des réponses. Leur faire payer cette douleur insupportable.

–Si cela s’avère vrai, ce sera une terrible trahison, dit Aioros, soucieux. Je n’ose imaginer le tollé à l’Assemblée.

–Mais la Barrière n’est plus, releva Lucas. Comment peuvent-ils se passer de l’expertise massilienne alors que l’Empire peut débarquer à tout moment ?

–Je ne comprends pas leur logique, reconnut Aioros. Mais la Durckma saura leur faire entendre raison. Enfin. Je suis heureux de te revoir parmi nous, petit frère.

*****

Au matin, les compagnons prirent un solide petit-déjeuner avant d’entamer de plus sérieuses discussions. Ils furent ravis de trouver Lucas éveillé, et s’il n’entra pas dans des détails qu’il ne désirait évoquer, il se montra rassurant. Altaïr se présenta à ceux qui ne le connaissaient pas.

–Comment les Djicams ont-ils réagi ? demanda Satia.

La Durckma était avide de nouvelles récentes concernant Sagitta et l’Assemblée.

–Tous m’ont présenté leurs condoléances, répondit Altaïr. Mais ils ont surtout vu en moi un jeune homme inexpérimenté dans leurs manœuvres politiques, je le crains… seul le Djicam Ivan m’a accordé un entretien particulier, ce qui m’a permis de vous retrouver.

–Tout de même… qui peut avoir organisé un assassinat de cette ampleur ? fit remarquer Aioros.

Assis à l’extrémité du banc de table, le Messager avait enfin consenti à ce que Sanae examine son épaule.

–Je me le suis aussi demandé, fit sombrement le jeune Seyhid orphelin. Nous avions nos divergences, comme toute Seycam, mais notre famille était trop peu nombreuse pour se permettre d’utiliser les armes pour de simples querelles intestines.

–Si une Seycam disparait, une autre famille dirigeante est alors désignée par le Souverain, réfléchit Satia, décision qui nécessite l’accord d’au moins dix Djicams selon la Constitution de la Fédération. Qui aurait eu un avantage à exterminer ainsi la Seycam de Vénéré ou celle de Massilia ?

–Difficile à dire, intervint le Messager Aioros. Notre famille est suffisamment étendue. Un parent éloigné sera souvent retrouvé avant qu’une autre famille puisse être choisie. Je ne peux parler pour Vénéré, par contre.

–La question ne se pose pas tant que je suis en vie, conclut Altaïr. L’Assemblée a bien voulu me reconnaitre comme membre de la Seycam Vénérianne.

–Dont tu es d’ailleurs le Djicam de fait, renchérit Laria.

–Oui, commenta sombrement Altaïr. Mes conseillers semblaient plus préoccupés par le fait que je doive rapidement prendre une épouse, plutôt que par le décès de mes parents.

Laria ne put réprimer un sourire, et Satia eut un regard plein de compassion. Certaines préoccupations des Seyhids étaient bien loin de la réalité.

Le Messager Aioros serra les dents pour contrer la vague de douleur qui le submergea quand la petite Soctorisienne termina d’ôter le bandage de son épaule gauche.

Sanae pinça les lèvres en constatant l’étendue des dégâts. La blessure n’était pas infectée, Eraïm soit loué, mais si elle paraissait refermée sur l’extérieur, elle devinait sans peine que les points intérieurs avaient sauté.

–Je vais vérifier l’état de l’os, ça va être douloureux, annonça-t-elle en posant ses doigts sur l’épaule tuméfiée.

Elle ferma les yeux pour mieux visualiser les lignes d’énergie qui couraient sous ses doigts. Il y avait une fracture, qui avait recédé alors qu’elle était en voie de cicatrisation. En sondant davantage en profondeur, elle vit que le poumon avait également été touché. Les guérisseurs avaient bien fait leur travail, seule demeurait une légère inflammation là où l’acier avait pénétré les chairs. Sa capacité pulmonaire était presque intacte.

Elle continua minutieusement son inspection, pour revenir toujours au même point : elle devrait remettre l’os correctement en place.

Sa formation était incomplète, elle en avait douloureusement conscience. En tant que simples Apprentis, on leur permettait uniquement de visualiser les énergies des patients, jamais d’y agir directement. Ce privilège n’était accordé qu’après de longues années d’études, une fois qu’ils devenaient Guérisseurs Novices.

D’un autre côté, elle était exclue de l’École, et ne pouvait espérer dans l’immédiat aucune suite dans son apprentissage, sinon l’expérience.

Tu peux y arriver, Petite Guérisseuse.

Sanae rouvrit subitement les yeux pour apercevoir le faucon nain qui la fixait. Avait-elle rêvé ? Il s’ébroua.

–Je dois remettre l’os en place, expliqua la jeune guérisseuse. Il a légèrement dévié. Ce sera douloureux, prévint-elle.

–Saeros me soutiendra, n’aie crainte, la rassura Aioros.

La jeune fille se concentra sur les lignes énergétiques. Sous ses doigts, elle percevait les tensions engendrées par ce déséquilibre. Elle visualisa mentalement les gestes qu’elle aurait à accomplir, tenta d’identifier toutes les répercussions du moindre déplacement. Une erreur de sa part pourrait être catastrophique, retarder de plusieurs mois la guérison complète du Messager. Elle préférait minimiser les risques.

Quand elle fut certaine qu’elle ne pourrait faire mieux, la jeune Guérisseuse inspira profondément et se lança. Le front plissé par la concentration, elle plongea dans un monde qu’elle était seule à voir. Sa volonté serait la clé de son succès. Elle focalisa son esprit sur la réduction de la fracture. Ainsi guidés, ses doigts s’enfoncèrent dans l’épaule du Mecer, et sous la pression, l’os revint en place dans un craquement.

Elle perçut aussitôt le rétablissement des liaisons énergétiques et décida de poursuivre son effort. En déviant une partie de l’énergie, elle pourrait peut-être consolider l’os, afin d’éviter une rechute. L’omoplate n’était pas l’os le plus facile à immobiliser, après tout.

Dans son esprit, elle vit le trait de fracture diminuer jusqu’à disparaitre. Satisfaite, elle massa les muscles endoloris pour diminuer l’inflammation des tissus. Avec un peu de repos, le Messager se remettrait vite.

Elle reprit soudainement conscience de son corps et s’assit, prise de vertiges. Tous les regards étaient fixés sur elle et Aioros, blanc comme un linge.

–Tout va bien, Sanae ? s’enquit Altaïr.

L’inquiétude qui se lisait sur son visage la fit rougir.

–Je me sens un peu faible, mais j’imagine que c’est normal. Je n’ai pas l’habitude de ce genre de soin. Je vais manger un peu pour reprendre des forces.

–Ne bouge pas, je m’en occupe, dit Altaïr, plein de sollicitude, qui s’élança aussitôt vers la réserve.

–Je pense que tu t’en es très bien tirée, observa pensivement Lucas.

Sanae dévisagea le jeune Messager. Il cachait bien son jeu, au milieu de leurs camarades. Elle devinait pourtant sa faiblesse, sous son assurance. Il était si différent de son frère…

–Je te remercie, Sanae, s’exprima enfin Aioros. Ton Maitre a eu tort de se séparer de toi… tu es vraiment douée.

Le Messager fit doucement jouer son épaule, sans ressentir aucune douleur.

–Tu es vraiment stupéfiante, Sanae, ajouta Altaïr en déposant une assiette bien garnie devant la jeune fille. Je n’avais jamais vu ça.

Sanae rougit en balbutiant des remerciements.

La porte du refuge s’ouvrit brusquement, et les jeunes gens furent aussitôt sur le qui-vive. Le rugissement de la tempête s’engouffra au travers des peaux isolantes de l’entrée, suivi d’un tylingre qui bondit se blottir contre la cheminée.

–Ziandron ! murmura Aioros, toujours secoué à la vue du Compagnon de son frère décédé.

Lucas s’était déjà élancé dans l’entrée. Il reparut avec Itzal, blanc de neige et de givre. Si ses deux autres Compagnons avaient rejoint le tylingre pour lui communiquer leur chaleur, l’Envoyé ignora l’appel des flammes et se dirigea droit sur Sanae.

–Dis-moi que tu peux faire quelque chose, l’implora-t-il.

Il écarta les pans de sa tunique pour révéler une boule de fourrure blanche parsemée de tâches noires et écarlates. Un miaulement plaintif s’en échappa comme il la déposait sur la table.

La petite Soctorisienne obtempéra malgré sa fatigue et plaça ses mains en coupe autour du petit félin.

–Aucune blessure sérieuse, finit-elle par déclarer. Il ne lui faut que de la chaleur, de la nourriture et du repos.

Comme soulagé d’un grand poids, le jeune homme tremblant s’affaissa sur le banc. Lucas le recouvrit d’une couverture et Laria lui plaça un bol fumant de soupe entre les mains.

Le jeune Messager profita de cette nouvelle attraction pour s’éclipser vers les dortoirs. Un mouvement discret, qui n’échappa pas à son frère Aioros, soucieux. Son jeune frère était loin d’avoir récupéré ses forces, mises à mal lors de l’agonie de son phénix. Il avait besoin de temps et de repos, alors que l’effondrement de la Barrière leur imposait l’urgence. Rentrer sur Sagitta devenait une priorité.

Une fois réchauffé et rassasié, Itzal leur résuma son aventure, non sans se faire copieusement sermonner par le Messager Aioros qui lui reprocha d’avoir mis en danger la survie du groupe en désobéissant.

Itzal baissa la tête devant le courroux du Messager, avant de se justifier. N’avait-il pas le Don, après tout ? Le Wild lui avait transmis un appel de détresse, il avait été incapable de l’ignorer, attiré presque malgré lui. Il avait progressé à travers le blizzard, insensible au froid, guidé par cet appel impérieux, jusqu’à buter sur un obstacle. Il avait manqué s’étaler au sol, s’enfonçant dans la poudreuse à quatre pattes, sous le dédain à peine déguisé de Ziandron.

L’obstacle s’était révélé être deux corps entremêlés, maculés de sang ; celui d’un grizzli et d’une panthère des neiges. L’appel ne pouvait pourtant provenir des deux cadavres. Persévérant, il avait découvert une jeune survivante. Ziandron lui avait ordonné de s’ouvrir à elle pour la sauver, afin de lui transmettre sa chaleur et sa force.

–Un félin de plus, constata Aioros.

–Tu commences à posséder une belle ménagerie, sourit Laria.

–Je ne les possède pas ! se défendit Itzal.

Le Messager et le Pisteur approuvèrent.

–Sans eux, je n’aurais jamais réussi à survivre dans ce blizzard ! Et je ne comprends toujours pas comment j’ai pu passer la nuit, avoua le jeune Envoyé.

–Le Lien augmente tes capacités, expliqua Aioros. Et tes Compagnons ont pu te fournir énergie et chaleur. N’oublie pas cette expérience ; tu pourras ainsi les soutenir lorsque leur tour viendra.

–Je m’en souviendrai.

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