Chapitre 52

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Une chouette hulula, brisant le silence de la nuit. Tout était calme dans l’air frais. Aucun nuage ne venait occulter les étoiles présentes dans le ciel, qui associées à la lune émeraude généraient une douce clarté.

Réfugié sur les toits du Temple, Lucas goutait la paix de cet instant. Nul ne viendrait le déranger, ici. Il se sentait seul, désespérément seul, et pourtant ne désirait aucune autre compagnie que la douceur de la nuit. Lika ne serait jamais plus là pour apaiser ses tourments, ou partager ses pensées les plus intimes. Comment retrouver l’envie de vivre alors qu’il ne pourrait jamais partager autant avec quiconque ? Toute relation lui apparaissait désormais superficielle. Plus qu’un vide, c’était un manque. Au plus profond de son âme, quelque chose s’était brisé. Sa vie était réduite à néant.

Alors pourquoi ne trouvait-il pas le courage de mettre fin à ses jours ? Quelle obscure sensation lui enjoignait de s’abstenir chaque fois qu’il posait la main sur son épée ? Une sourde colère l’envahit, qu’il ne chercha pas à dissiper comme il en avait l’habitude. Colère contre lui-même de n’avoir pas su protéger Lika comme il aurait dû ; colère contre son père complice de cette mascarade ; colère contre le Wild qui lui avait enlevé ce qu’il avait de plus cher ; colère contre ses amis dont il refusait la pitié ; et plus simplement, colère contre l’univers entier qui se liguait contre lui.

Une ombre masqua un instant la lune, sans que le Messager, trop concentré sur lui-même, ne s’en aperçoive. Trois passèrent encore avant qu’il ne sorte de sa torpeur contemplative. Des réflexes conditionnés par des années d’entrainement ne s’oubliaient pas en un instant. Un nuage n’était pas si rapide. Il fut aussitôt sur ses gardes. Le silence était devenu pesant, comme si la forêt environnante retenait son souffle.

Lucas ne mit que quelques secondes à trouver leur piste. Les arbres avaient bougé sur sa gauche. Un sourire carnassier s’afficha sur son visage, et il se redressa lentement, avant de glisser sur les vents dans leur direction.

Ses pensées se focalisèrent sur ses ennemis, le chagrin céda à la concentration. Il plongea sous le couvert végétal, droit sur sa victime. Elle n’eut pas le temps de crier : la dague du Messager traça un arc de cercle sur sa gorge, et l’homme s’effondra dans un gargouillis.

Le Massilien avait déjà disparu dans les ombres, à la recherche d’un nouvel adversaire. Il n’avait aucune idée de leurs buts et de la raison de leur présence en ces lieux. Leur uniforme gris étoilé de rouge était une preuve suffisante de leur appartenance aux troupes d’élite de l’Empire. Les Maagoï, sur Mayar…Sûrement une mission capitale pour l’Empire. Sûrement qu’Éric était avec eux.

Lucas ne songea même pas à prévenir Aioros.

Tout problème avait une solution, du moment qu’il tenait une épée entre ses mains.

Il traqua les membres de l’escouade, s’attaquant aux guetteurs, tuant puis s’enfonçant dans les ombres avant que les renforts n’arrivent. L’effet de surprise passé, ils se regroupèrent sous les frondaisons, se montrant plus méfiants. Pourtant, ils tinrent conseil à voix basse, négligeant l’utilisation de signaux d’alerte visibles. Une mission secrète d’infiltration, nota distraitement le Messager. Perché sur une branche, il observait les soldats qui s’agitaient en contrebas. Des ombres qu’il distinguait à peine dans l’obscurité de la forêt. Il en avait déjà éliminé douze. La lame de sa dague était rouge. Des tâches écarlates souillaient ses vêtements en plusieurs endroits, rémanences des coups qui l’avaient atteint. Tous les Maagoïs ne s’étaient pas laissé tuer sans combattre.

L’effet de l’adrénaline s’estompait déjà, et son corps fatigué demandait du repos. Il ne pouvait l’écouter. Seule l’action, et le frisson du combat, lui permettaient d’oublier un moment la douleur sourde qui vrillait son esprit.

Un oubli où il se jetait corps et âme, instants où il ne vivait que pour tuer, sans se soucier de vivre.

Les hommes se remettaient en route. Trois éclaireurs se détachèrent avant de se fondre dans la végétation. Le Messager jura en silence. Trois, c’était suffisant pour se couvrir mutuellement. Ils l’avaient pris au sérieux. Il allait devoir jouer serrer.

Il fit doucement jouer ses ailes tandis qu’une stratégie s’échafaudait dans son esprit. Non, leur nombre ne leur permettrait pas d’échapper à la mort qui planait déjà sur eux.

*****

Rayok s’arrêta brusquement, obligeant ses deux compagnons à en faire autant.

–Un bruit, sur notre gauche, souffla-t-il.

Les trois Maagoï scrutèrent l’obscurité environnante avec attention. Leur chef était très mécontent. Avoir perdu le tiers de leur effectif sans avoir identifié leur agresseur les avait mis sur des charbons ardents. Seuls des Mecers avaient pu accomplir tel exploit. La question de leur présence ici restait plus délicate. Avaient-ils été trahis ? On leur avait pourtant assuré qu’ils ne rencontreraient aucune résistance.

Quelques feuilles bruissèrent.

–Ils approchent, murmura Kiur.

Les deux soldats se fièrent à son oreille exercée. Leurs lames étaient déjà dégainées. Taillées dans les noirs cristaux Kloris, elles ne renverraient aucun éclat lunaire susceptible de les trahir. Un souffle de vent, et un Mecer apparut devant eux.

Seul, à découvert.

Méfiants, les trois soldats resserrèrent les rangs, préférant ne pas sous-estimer un tel adversaire. Immobile, il paraissait attendre quelque chose. Leur attaque. Un signal.

Rayok finit par se lasser.

–Lâche tes armes ; tu ne peux gagner contre nous.

L’individu ne réagit pas. Rayok sentit que l’impatience de ses compagnons d’arme montait. Il ne pourrait les retenir bien longtemps. Kiur et Vror acquiescèrent silencieusement aux ordres convenus. Ils se tendirent, prêts à donner l’assaut. Le Mecer n’avait toujours pas bougé.

Rayok recommanda son âme à Orssanc avant de donner le signal de l’attaque. Ils avaient à peine fait un pas que leur adversaire se décida enfin à bouger. Un simple geste, et les trois hommes se couvrirent les yeux en réflexe.

Le salopard ! Il les avait éblouis en réfléchissant la lumière de la lune sur sa lame ! L’éclat était faible, mais pour des yeux habitués à l’obscurité, c’était l’équivalent d’un flash aveuglant. Ils étaient désorientés, pour quelques secondes, et leur acuité dans la pénombre serait amoindrie. Ils étaient vulnérables.

L’individu en profita. Une dague siffla, avant de se ficher dans la gorge de l’un des hommes en gris. Rayok bondit sur le côté pour se dégager et charger l’ennemi. Les deux hommes roulèrent au sol, emportés par l’élan du soldat impérial. Le Massilien serait en difficulté sans l’aide de ses ailes, si Rayok arrivait à le maintenir sur le dos.

L’impérial était en position de force. Son adversaire était immobilisé. La lutte avait été brève, le Massilien n’ayant pu résister à sa puissance. Un sentiment de triomphe l’envahit, qui s’effaça en même temps qu’un violent coup de tête de son ennemi. Le nez en sang, il relâcha son étreinte pour porter les mains à son visage. L’homme ailé en profita aussitôt pour renverser la situation. Avisant son épée tombée à proximité, il s’en empara, et l’enfonça profondément dans le corps du soldat impérial. Rayok cracha un jet de sang, puis un sourire apparut sur son visage tuméfié.

–C’est déjà… trop… murmura-t-il avant d’expirer.

Tremblant d’épuisement, Lucas resta au sol, appuyé contre le tronc d’un arbre proche. Il avait présumé de ses forces. Sa tactique avait fonctionné, mais il avait eu de la chance. Et la chance était une variable trop imprévisible pour entrer en compte dans l’issue d’un combat.

Il était temps de rentrer au Temple.

Un déclic se fit dans son esprit. Trois ennemis. Deux cadavres. Il jura avant de bondir sur ses pieds.

Trop tard.

Un filet plombé s’abattit sur lui, réduisant à néant ses options de fuite ou de combat. Un coup de dague lui apprit que les mailles ne cèderaient pas ; il était coincé.

–Belle prise !

Sept hommes sortirent des fourrés, et l’encerclèrent de leurs armes. Un soldat se précipita vers les deux corps au sol. Il se releva en jurant.

–Ils sont morts. Si j’étais arrivé plus tôt…

–Tu n’as rien à te reprocher, Vror, répliqua leur chef. Tu as obéis aux ordres, et ainsi permis la capture de ce gêneur. Bien joué. Toi par contre, continua-t-il en se tournant vers le Massilien, tu vas payer pour les morts que tu as causées.

–Regardez ! Ses ailes sont blanches !

–Oh, mais c’est que nous sommes tombés sur un butin plus important que prévu… murmura le chef avec un sourire.

Empêtré dans les mailles du filet qu’on avait jeté sur lui, Lucas n’en menait pas large. Comme si sa situation n’était pas suffisamment précaire, il venait d’être identifié comme membre de la Seycam massilienne.

Et les cinq étoiles rouges en arc de cercle sur la poitrine du chef lui étaient familières ; Ralf, le second du Commandeur Eric aux Ailes Rouges.

Avait-il gagné un sursis ? Pouvait-il espérer tout donner dans un dernier combat contre son frère ?

Puis Lucas réalisa soudain que Ralf n’avait aucune intention de le livrer à son supérieur.

Les armes pointées sur lui s’étaient rapprochées sur un signe du sous-commandeur. Le croyaient-ils vraiment capable de s’en sortir ? songea amèrement le Messager.

La fatigue l’envahissait, et même la pensée d’un affrontement à venir ne parvenait à lui insuffler quelque énergie. Tout s’arrêterait ici, puisqu’il n’avait plus les moyens de lutter. N’était-ce pas ce qu’il avait désiré de toutes ses forces ? Rejoindre Lika, et que cette douleur insupportable cesse ?

Pourtant, étrangement, il ne voulait plus renoncer si vite. En cet instant où il était sur le point de mourir, il se découvrait un ardent désir de vivre. Une détermination nouvelle, trop tardive. Qu’il le souhaite ou non, il mourrait. Même s’il parvenait à glisser sa lame dans une maille…

Un affrontement à un contre dix, alors qu’il était blessé et épuisé, ne pouvait avoir qu’une issue fatale. Avait-il le choix ? Un Mecer combattait jusqu’à la mort, question d’honneur. Il lutterait jusqu’au bout.

Cette pensée fut comme une douche glacée. Lika n’aurait jamais souhaité qu’il se laisse ainsi dépérir.

Mais comment trouver le goût de vivre alors qu’il avait failli à sa mission ? Il n’avait su la protéger de ses ennemis et le sentiment de perte qui l’étreignait restait insupportable.

Toutefois… il y avait cette petite étincelle au fond de son être, qui lui enjoignait de vivre, jour après jour. Pouvait-on désirer vivre et mourir à la fois ? Vivre était une souffrance de chaque instant. Pour quelle raison endurer ce supplice ? Tout était si clair avant. Protéger Lika et la Fédération, accomplir son devoir de Messager. La mort de Lika avait remis en question ses convictions les plus profondes. Tout lui paraissait si futile désormais.

Encore que. Il n’avait pas totalement échoué. Il lui restait encore une personne à protéger : Satia, la future Souveraine, à qui il avait prêté serment des années auparavant, avant même qu’elle ne devienne Durckma.

–Le Commandeur ne sera pas content, risqua Revor.

–Il comprendra la nécessité de protéger l’Empire avant tout, rétorqua Ralf.

Bien évidemment, il ne pouvait étaler devant ses hommes la satisfaction qu’il ressentait à priver son supérieur de sa vengeance. Cette petite victoire serait un délice.

La lame en cristal Kloris ne reflétait aucune lumière susceptible de les trahir. L’homme ailé était totalement à sa merci : il savourait sa détresse à se savoir impuissant derrière le filet aux mailles renforcées. Une sensation qu’il chérissait par-dessus tout : il était doux d’avoir pouvoir de vie et de mort sur un individu. Il aurait préféré le torturer un moment pour lui extorquer des informations, mais la mission était plus importante et il n’avait pas de temps à perdre.

Il abattit son épée sur le Massilien et jura comme une flèche lui transperçait la main. Le temps que ses hommes réagissent, trois tombèrent sous les projectiles mortels.

–A couvert ! hurla Revor.

Autant pour la discrétion. Ralf brisa l’empennage de la flèche, serrant les dents, avant de l’extraire d’un coup sec.

–Dispersion ! Priorité à la réussite de la mission ! ordonna-t-il aux survivants.

Tant pis pour le Massilien ; l’occasion était pourtant belle. Les Maagoïs abandonnèrent les morts et disparurent sous les frondaisons.

Tout redevint silencieux. Ses ennemis disparus, Lucas essaya de s’extraire du filet, en vain. Une main se posa sur son épaule ; le Messager se pétrifia.

–Ne bouge pas. Je t’enlève ça, chuchota une voix dans l’ombre.

Le Messager laissa l’inconnu le libérer. Il n’avait pas d’autre choix. C’est avec délicatesse qu’on dégagea ses ailes, en prenant garde à ne pas coincer les plumes au travers des mailles.

Le filet fut enfin rejeté sur le côté. L’inconnu s’accroupit devant lui.

–Tu vas bien ?

–Je crois… merci.

Parler exigeait plus d’effort qu’il ne l’aurait cru. Des dizaines de coupures et entailles diverses le piquaient, vestiges de ses affrontements avec les Maagoïs.

–Nous ne devons pas rester ici. Ils pourraient revenir. Peux-tu marcher ?

–D’ici quelques minutes, répondit le Mecer, surpris de son propre aveu de faiblesse. Qui es-tu ?

–Altaïr sey Alcantris, fils d’Alcor de Vénéré. Et voici Sanae, une apprentie Guérisseuse qui m’accompagne.

Une jeune fille que Lucas n’avait pas remarquée esquissa un timide salut. Qu’est-ce qui avait pu pousser une Soctorisienne et le fils unique du Djicam de Vénéré à se rendre sur Mayar ? L’avaient-ils suivi lorsqu’il avait quitté le Temple pour la forêt ? Si oui, pour quelle raison ? Comment n’avait-il pu s’en apercevoir ? Surveiller ses arrières était pourtant la base de sa formation. Une erreur de débutant qui aurait pu lui coûter très cher. Poursuivre aveuglément un ennemi était une stratégie stupide.

–Nous devons partir, reprit Altaïr en sondant l’obscurité.

Il aida le Massilien à se mettre sur pieds, se demanda s’il serait capable de tenir debout seul.

–Je savais que les Mecers étaient fous, mais s’attaquer seul à trois escouades de Maagoïs, c’est courir au suicide ! commenta le jeune Vénérian avec un sourire.

–Peut-être était-ce ce que je cherchais, répondit Lucas à mi-voix.

Traversant son épuisement et sa souffrance, un mot s’imposa à son esprit.

Peur.

Un fol espoir s’empara de lui : Lika était-elle en vie ? Non, ce n’était pas elle. Cette présence lui était inconnue. Il écarta immédiatement tout animal du Wild ; contrairement à Itzal, il ne possédait pas le Don. Lucas devait se rendre à l’évidence, il ne pouvait s’agir que de Satia. La disparition de Lika avait approfondi leur lien ténu forgé par le serment du Sa’nath.

Il se dégagea de l’appui du Vénérian et fit quelques pas tremblants.

–La Durckma est en danger. Je dois aller à son aide.

–Dans ton état ? fit Altaïr, sceptique. Tu tiens à peine debout.

–Il te faut du repos, intervint Sanae avec une autorité surprenante pour son jeune âge.

–Je me reposerai une fois mort, rétorqua le Mecer.

–Assieds-toi, ordonna Sanae en désignant un tronc d’arbre.

Obéit-il par habitude ou pour le soulagement apporté à ses membres harassés ? Il s’exécuta.

L’apprentie guérisseuse s’approcha pour l’examiner. Sa pâleur trahissait une grande fatigue, nota-t-elle, et ses vêtements déchirés laissaient apparaître de multiples blessures, plus ou moins cicatrisées, entailles d’armes tranchantes et griffures de la végétation.

Sanae pinça les lèvres. Son maître Guimar avait raison : les armes causaient de grands ravages sur les corps des hommes. Guérir était un art bien plus noble que combattre. Elle se promit de persévérer dans la voie qu’elle s’était choisie, délivrer Altaïr des tourments intérieurs qui le rongeaient. Qu’il le veuille ou non. Quoi qu’en juge son maitre, elle n’avait pas abandonné sa voie. Juste pris un chemin qui lui convenait davantage.

Certaines blessures auraient mérité d’être recousues ; Sanae se contenta de nouer serré quelques bandages. La forêt ne se prêtait pas à des soins approfondis, et elle aurait préféré une source d’eau pour nettoyer les plaies.

–Je ne peux faire plus pour le moment, déclara-t-elle un peu plus tard.

Le Messager la remercia. Ces premiers soins avaient apaisé le feu de ses blessures, lui apportant un soulagement non négligeable.

La jeune fille hésita un instant, puis sortit une petite fiole de sa besace.

–Tiens, dit-elle. Si tu le désires.

–Qu’est-ce que c’est ?

–Un élixir fortifiant, précisa-t-elle. Ta fatigue va s’envoler quelques temps, peut-être une heure. Par contre, le contrecoup risque de te plonger dans l’inconscience. La décision te revient.

–C’est un cadeau inestimable. J’ai une dette envers toi, Guérisseuse, dit Lucas en s’inclinant.

Sanae rougit et la fierté l’envahit. Elle avait fait le bon choix, elle avait aidé à apaiser sa souffrance.

Le Messager avala d’un trait la potion et sentit instantanément une énergie nouvelle courir dans ses veines, comme une renaissance. Il vérifia la présence de sa dague et de son épée à sa ceinture, avant de s’envoler vers le Temple. Satia avait besoin de son aide.

Altaïr et Sanae regardèrent le Messager se fondre dans la nuit.

–Était-ce vraiment une bonne idée, Sanae ?

–N’as-tu pas vu la peine qu’il garde en lui ? rétorqua la jeune fille. Le désespoir l’habite.

Altaïr ne put qu’acquiescer. Le Massilien lui avait paru possédé par des tourments bien plus importants que les siens.

Le Vénérian ne rêvait que de vengeance ; pourtant, la culpabilité se rajoutait à son fardeau. C’était de sa faute, après tout, si Sanae se retrouvait loin de chez elle. Il avait hésité à s’approcher du combat, par peur de la mettre en danger, mais comment aurait-il pu rester immobile alors que l’un de ses compatriotes était en danger de mort ?

–Tu n’es pas responsable de moi, Altaïr, dit Sanae en croisant les bras. Je suis capable de me débrouiller seule.

–J’en doute, sourit le jeune homme. Tu n’as que douze ans.

–Crois-tu que l’âge seul signifie quoi que ce soit ? rétorqua Sanae, décidée à ne pas se laisser impressionner. J’ai vu bien plus de morts que tu ne le supposes. Penses-tu Soctoris plus épargnée que les autres Royaumes ? Je suis apprentie Guérisseuse, j’ai déjà suivi les autres sur les champs de bataille.

Altaïr la regardait avec ébahissement, et la jeune soctorisienne sourit. Il croyait tout savoir ; mais elle l’avait bien observé lors de leur court séjour à Valyar, sur Sagitta. Il se retrouvait Djicam à tout juste dix-sept ans ; s’il n’était pas le plus jeune Djicam jamais nommé, il n’en était pas loin.

Leur arrivée avait provoqué de vives réactions. Les premières nouvelles de Vénéré, depuis trois longues semaines ! L’Assemblée avait appris avec tristesse et désarroi la mort du Djicam Alcor sey Alcantriz. La Seycam Massilienne avait aussi été la proie de terribles assassins, les Strators, avaient-ils appris. Peut-être les mêmes qui avaient tué la famille d’Altaïr.

Sanae avait senti toute sa tristesse et sa haine quand il avait rassemblé les bribes de ses souvenirs. Elle aurait tellement souhaité soulager sa peine… Elle avait refusé de le quitter ; il aurait été bien capable de se débarrasser d’elle, et cela n’entrait pas dans ses plans.

Le Djicam Ivan avait discuté avec eux ; aucune certitude n’en était ressortie. Altaïr avait été confronté brutalement aux problèmes de la Fédération : le Souverain malade, que les murmures donnaient même mourant, la Barrière à un souffle d’être détruite… Le Palais abritait des traîtres, la future Souveraine avait été mise en sécurité. Le Djicam Ivan craignait que d’autres assassins chercher à terminer le travail d’éradication de la Seycam de Vénéré ; aussi avait-il proposé à Altaïr de rejoindre la Durckma sur Mayar. Le Messager Aioros, bien que blessé, s’était proposé pour les escorter.

La veille, Altaïr et Sanae n’avaient que fugitivement aperçu la Durckma et ses compagnons au milieu des Disciples et des Prêtresses. Le jeune Pisteur était curieux de faire sa connaissance ; il avait entendu beaucoup d’éloges à son sujet, au Palais de Valyar.

Mais la présence des soldats impériaux sur le sol du dixième Royaume était inquiétante. Et le Messager avait dit que la Durckma était en danger.

–Nous ferions mieux d’aller voir ce qu’il se passe au Temple, décida Altaïr.

*****

Satia lisait dans le dortoir. Cette nuit, les Prêtresses et Disciples célèbreraient des rites en l’honneur d’Eraïm. Elle aurait donc la pièce pour elle seule, et s’en réjouissait. Ses relations avec les Disciples n’avaient pas évolué comme elle l’espérait. Ces femmes ne semblaient pas comprendre que le temps lui était compté. Les phénix morts, Dionéris agonisant, la Fédération avait besoin de sa présence. Certes la Grande Prêtresse Mickaëla sey Laeriam, Djicam de Mayar, avait promis de veiller sur l’Assemblée en son absence, mais Satia savait que de nombreux Seyhids prendraient son absence comme une faiblesse. Plus elle serait longue, plus elle aurait à faire pour redorer son blason.

La Prêtresse Séliné lui avait accordé un accès total à la bibliothèque. Après les nombreux sermons sur les dangers du pouvoir qui coulait dans ses veines, le silence lui était apparu comme une bénédiction.

Certains tomes poussiéreux n’avaient pas été ouverts depuis des générations. Avide de connaissances, elle avait dévoré les vieux ouvrages. L’histoire de la Fédération était remplie de mystères, songea-t-elle. Dans certains livres, des pages avaient été arrachées. Quels secrets avaient été jugés trop dangereux ?

Avant sa conversation avec les Djicams Ivan et Mickaëla, elle n’imaginait pas être au cœur de tant de tourments. Peut-être que Lisko avait su, lui… Était-ce la raison pour laquelle son père avait été assassiné ? Pourquoi ne lui avait-il jamais précisément parlé de tous ces mystères ? Les deux Djicams lui avaient certes donné de nombreuses explications, mais ne s’étaient pas étendus sur les raisons pour lesquelles l’Empereur des Neuf Mondes désirait si ardemment sa mort. La lignée de Félénor était-elle à ce point une menace ? La Durckma balaya cette idée ridicule. Même en mobilisant les ressources entières de la Fédération, elle ne pouvait espérer vaincre l’Empire, beaucoup trop puissant. Seule la Barrière générée par les phénix permettait à la Fédération des Douze Royaumes de survivre.

La lumière de sa chandelle vacilla, et elle tressaillit. Il se faisait tard, mais elle n’arrivait pas à se résoudre à cesser sa lecture. Elle marqua la page et se leva pour allumer une autre lampe, avant d’en profiter pour se servir une tasse de thé, maintenu chaud sur le petit poêle portatif qui ne la quittait plus. Elle fit quelques pas dans la pièce tout en buvant. Le silence contrastait avec l’activité habituelle du Temple. La quatrième lune de la planète était pleine, et les Disciples passeraient la nuit en prières. Dès qu’elle eut remarqué cette absence de bruit, elle fut incapable de songer à autre chose. Elle sursautait à chaque grincement du parquet ou des poutres du toit qui résonnait dans ce calme presque surnaturel.

Maudissant sa stupidité, elle prit sa chandelle pour allumer tous les flambeaux accrochés aux murs. Un terrible gaspillage qui la rassurait en dissipant les ténèbres. Le dortoir qui pouvait accueillir trente Disciples resterait vide jusqu’à l’aube. Qu’avait-elle à redouter au sein même du Temple, à part l’invasion des moustiques et autres insectes de la forêt toute proche, attirés par les lumières ?

Elle se replongea dans le livre sans se laisser distraire par les « tacs » répétés contre les carreaux.

Deux coups rapides furent frappés à la porte, qui s’ouvrit dans la foulée. Satia referma brusquement son livre, et se leva, partagée entre la surprise et l’anxiété.

–Lucas ?

Il avait vraiment piètre allure avec ses plumes froissées, ses habits salis et déchirés par endroits, ses traits cernés.

–Tu sais pourquoi je suis là, commença le Messager.

La panique envahit la jeune femme, qui s’obligea à rester calme. Malgré sa conversation avec le Messager Aioros, jamais elle n’aurait cru en arriver là. Satia releva le menton et croisa les bras, décidée à lui tenir tête. Elle n’allait pas lui montrer qu’elle était terrorisée.

–Que veux-tu ?

Sans répondre, il s’avança de quelques pas dans sa direction et elle leva la main pour l’empêcher de s’approcher davantage.

–Réponds-moi.

–Viens. Je n’ai pas beaucoup de temps.

Où étaient donc Laria et Aioros quand elle avait besoin d’eux ? Ils étaient censés la surveiller. Ils auraient déjà dû être ici.

–Hors de question, répliqua-t-elle. Tu ne devrais pas être là, reprit-elle plus gentiment. Repose-toi, nous aurons amplement le temps de discuter demain.

–Je ne suis pas là pour discuter. Viens.

–Ne m’oblige pas à te blesser, menaça-t-elle tandis que des flammèches s’animaient le long de ses doigts.

Satia se demanda si essayer de l’impressionner était une bonne idée. Elle le savait imperméable à ce genre d’arguments : Lucas était toujours resté impassible face aux menaces de ses adversaires – pour ce qu’elle avait pu en juger.

–Belle démonstration, dit-il en réponse. Mais tu ne me blesseras pas avec un feu si faible.

La jeune femme fut prise au dépourvu. Cette confrontation ne correspondait absolument pas à ce qu’elle s’était imaginé. Elle était en train de perdre le contrôle.

–Quitte cette pièce, ordonna-t-elle avec toute l’autorité qu’elle parvint à rassembler. Les Prêtresses disent que tu as besoin de repos.

–Je suis seul juge de mes actions. Tu dois…

Lucas s’interrompit comme la porte s’ouvrait. Aioros et Laria. Il aurait dû s’en douter.

–Que fais-tu donc ici ? questionna le Messager.

Si la voix était cordiale, sa main était déjà posée sur la garde de son épée. Laria paraissait plus inoffensive au premier abord, mais comme toute Guerrière de Perle elle possédait un grand nombre d’armes dissimulées sur sa personne, toutes prêtes à servir dans la seconde si le besoin s’en faisait sentir.

–Je pourrais te retourner la question, rétorqua Lucas.

Savaient-ils que la Durckma était en danger ? Ou étaient-ils accourus à un signal convenu d’avance ? Avait-il raté un détail ?

–Je sais que tu souffres, cependant ce n’est pas une raison pour reporter ta peine sur les autres, continua Aioros.

–Tu ne peux comprendre ce que je ressens, répliqua amèrement le jeune Messager.

Son frère avança de quelques pas coulés. Si son bras en écharpe le gênait encore, il n’en montrait aucun signe. Cherchait-il à s’interposer entre lui et la Durckma ? Croyait-il le duper ? Rien ne le détournerait de son but.

–Allons Lucas, sois raisonnable. Quitte cette pièce.

–Hors de question.

Surpris par le ton catégorique de son cadet, Aioros n’hésita qu’une demi-seconde avant de tirer son épée. Lucas l’imita sans attendre.

–Ne sommes-nous pas dans le même camp ? intervint Laria. Vous n’allez quand même pas vous battre dans un lieu sacré !

Les deux hommes ne lui prêtèrent aucune attention. Satia s’apprêta à intervenir. Elle n’était pas sûre qu’ils en viennent vraiment à s’affronter, pourtant elle ne comptait pas se fier à une vague impression.

La porte s’ouvrit alors sur la Prêtresse Séliné, accompagnée par deux Disciples. La Prêtresse d’Eraïm se remit vite de sa surprise.

–Jeune homme, nous vous cherchions partout. Retournez dans votre chambre, vous avez besoin de repos.

–Je commence à en avoir plus qu’assez qu’on croit savoir ce qui est le mieux pour moi, s’énerva Lucas, sans pour autant détourner son attention de son frère.

–Très bien, faites donc, lorsque vous serez inconscient il vous sera plus difficile de résister. Je désire m’entretenir avec la Durckma, de toute manière. Si vous voulez bien me suivre…

–Satia ne va nulle part, gronda Lucas.

–Vous outrepassez votre autorité, jeune homme, rétorqua la Prêtresse. Vous êtes au sein du Temple d’Eraïm, et devez vous plier à ses règles, par là-même, à mes ordres.

–Et que voulez-vous à la Durckma, que vous ne puissiez dire ici ?

–Lucas, sois raisonnable, obéis à la Prêtresse, intervint Aioros, de plus en plus soucieux.

Son frère s’apercevait-il que son épée se dirigeait lentement vers le sol ?

–Vous ne comprenez rien, s’entêta le jeune Messager.

Toute cette histoire prenait bien trop de temps. Il sentait les effets du fortifiant de la petite Soctorisienne s’estomper. Réfléchir devenait compliqué. Il resserra sa prise sur son épée pour dissimuler les tremblements de sa main. Sa lame devenait si lourde ! Il allait leur donner plus d’explication lorsqu’une partie du toit s’écroula dans un vacarme assourdissant, révélant une douzaine de Maagoïs au milieu des poutrelles et de la poussière. Lucas jura entre ses dents.

Une escouade entière ! Il était certain d’en avoir éliminé une. Combien le sous-Commandeur en avait-il amené sur le sol sacré de Mayar ? Éric était-il ici ?

Le Messager Aioros avait réagi à la vitesse de l’éclair pour faire face à cette nouvelle menace, bien plus importante et immédiate que le cas de son frère.

Lorsque la poussière se dissipa, Satia réalisa que tout le Temple avait dû être alerté par le vacarme. Laria avait bondi près d’elle, une dague dans chaque main, prête à la défendre par tous les moyens. Aioros s’était détourné de son frère pour s’opposer aux Maagoï. Pensait-il vraiment vaincre ces combattants d’élite en étant lui-même blessé ? Il en donnait bien l’apparence. La jeune femme se demanda distraitement combien elle pourrait en enflammer avant de rester horrifiée à la simple pensée de transformer des gens – mêmes ennemis – en torches vivantes.

Les trois servantes d’Eraïm cherchaient toujours à entrer.

–Durckma, partez avec la Prêtresse, nous les retiendrons le temps que vous soyez en lieu sûr, déclara Aioros.

–Venez, vous serez plus en sécurité avec nous, appuya Séliné.

Couverte par Aioros et Laria qui contenaient les Maagoïs, Satia tenta de profiter de la confusion ambiante pour rejoindre les Disciples. Elle avait presque attrapé la main tendue de la Prêtresse lorsque Lucas s'interposa.

–Non !

Cette fois, Satia eut réellement peur. Le Messager et la Guerrière de Perle seraient débordés d'un instant à l'autre ; dès que les Maagoïs la discerneraient au travers de la poussière, elle deviendrait la cible à abattre. Contourner Lucas lui ferait perdre de précieuses secondes.

–Occupez-vous de lui, ordonna sèchement la Prêtresse.

Plusieurs Disciples étaient venues en renfort et s'élancèrent sur le Messager. Si en temps normal il les aurait repoussées sans effort, sa condition actuelle ne le lui permettait pas. Il chancela rapidement sous le nombre avant de s’effondrer et les Disciples l'évacuèrent loin de la bataille. Tout s'était déroulé en quelques secondes.

–Venez avec nous, maintenant, fit Séliné en agrippant le poignet de la Durckma.

La fermeté de la Prêtresse obligea Satia à suivre. Elles redescendirent au rez-de-chaussée, toujours suivies par quelques Disciples, et quittèrent le bâtiment central pour rejoindre un petit pavillon.

La Prêtresse d'Eraïm fit rentrer cinq Disciples, puis ordonna aux autres d'aller voir comment se déroulait la bataille avant de fermer la porte à clé.

–Ici, nous sommes en sécurité, déclara-t-elle enfin.

La Durckma massa son poignet endolori avant de s'asseoir sur l'unique lit. Elle espérait que Laria et le Messager Aioros bénéficient des renforts du Temple pour s'en sortir. Où étaient le jeune Envoyé, le Vénérian qu'elle avait fugitivement aperçu ? Les membres du Temple étaient-ils tous sains et saufs ? Elle était inquiète. Combien de personnes devraient encore payer le prix de sa liberté ?

Son angoisse dut transparaitre, car la Prêtresse Séliné lui sourit.

–N'ayez crainte, Durckma. Nous avions prévu cette attaque.

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