Chapitre 29

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Sagitta, Douzième Royaume, Palais de Valyar.

Les premiers rayons du soleil percèrent autour des lourds rideaux en velours de la chambre de Satia, éclairant le visage tourmenté de la jeune femme.

Damien lui faisait face, un air suffisant plaqué sur son visage. Paré de ses plus beaux atours, il était parvenu à réunir sur lui les douze couleurs des Royaumes de la Fédération. Un exploit. Le choc des couleurs tranchait avec le luxe des matières et la coupe de ses vêtements.

Elle se trouvait à côté de lui, vêtue d’une longue robe échancrée dont la teinte était assortie à la couleur légèrement mauve et nacrée de sa peau. Un voile léger et transparent, autant que la soie la plus fine, lui recouvrait la tête et le buste. Une couronne de Slicicius, variété de fleur aux larges pétales blancs, ceignait son front.

Le jeune homme lui prit la main, et ce simple contact la fit frémir de dégoût tandis qu’une vague de répulsion montait en elle. Comment en était-elle arrivée là ? Elle tenta de se dégager, mais Damien raffermit sa prise, et sans se départir de son sourire, lui jeta un regard chargé d’orage qui la fit frissonner de peur.

Sous son voile, elle implora de ses yeux pleins de larmes les personnes présentes, mais tous détournèrent les yeux ou la regardèrent de haut, ne semblant pas voir l’horreur et la détresse qui grandissaient en elle.

Pourtant, elle avait cru les connaître ! Elle leur avait fait confiance ! Mais ils l’avaient tous trahi. Laria la confidente s’était muée en espionne pour le compte de Damien ; le Souverain en personne l’avait reniée publiquement après lui avoir assuré qu’il s’occuperait du problème…Tous les Djicams l’avaient suivi, même Ivan qui lui semblait pourtant être le plus juste d’entre tous, même la Grande Prêtresse qui s’apprêtait maintenant à la marier à cet être immonde et répugnant qui s’appelait Damien.

Elle commença à lire le livre de cérémonie, et tandis qu’elle invoquait Eraïm, Satia continuait désespérément à chercher de l’aide… Comment se sortir de cette horrible situation ? Elle vit alors Lucas. Il l’avait toujours soutenue envers et contre tous, et muettement, elle sollicita de toutes ses forces l’aide du jeune Messager. Dans son regard d’habitude si inexpressif, elle lut le dégoût, un écœurement de ce qu’elle était devenue ; ses derniers espoirs se brisèrent en même temps que son cœur.

–Eraïm, accorde ta bénédiction à ces deux jeunes gens, qu’ils marchent dans Ta lumière pour le restant de leurs jours. Puissent-ils trouver le bonheur.

Alors Damien la tourna face à lui, et tandis que des larmes d’impuissance ruisselaient sur les joues de Satia, il eut un rictus de satisfaction et se pencha sur elle pour l’embrasser.

Les cloches se mirent à sonner et tirèrent Satia de sa léthargie. Elle ouvrit brusquement les yeux, prenant conscience du jour qui se levait. Un rêve. Ce n’était qu’un rêve. Son cœur battait encore la chamade, le soulagement n’ayant pas encore eu raison des tremblements qui agitaient son corps couvert de sueur.

Un simple rêve, pourtant… elle visualisait la situation délicate dans laquelle elle se trouvait. Si elle ne choisissait pas de réagir, personne ne l’aiderait.

La jeune femme se leva et ouvrit une fenêtre. L’air frais du matin était agréable, et si elle en croyait l’absence de nuages, la journée promettait d’être une fournaise.

Un coup léger fut frappé à la porte, et une voix douce et chantante s’éleva.

–Êtes-vous réveillée, Durckma ?

–Entre, Elysie, répondit aussitôt Satia.

La femme de chambre s’inclina après avoir franchi le seuil et s’occupa d’aérer les lieux.

–Souhaitez-vous une tenue particulière pour rencontrer les Hautes Dames, Durckma ?

Satia nota pour une prochaine fois de ne pas prévoir d’invités après avoir rendu visite à son père. Elle aurait préféré se ressourcer pour réfléchir au problème que devenait Damien.

–Sobre, je ne veux pas donner l’impression de chercher à les intimider.

–La sobriété n’empêche pas l’élégance, releva Elysie.

Satia sourit. Elle appréciait beaucoup sa suivante.

–Je les recevrai dans le petit salon.

Tout un bâtiment du Palais était consacré aux lieux de réception. Salles d’audience, boudoirs intimistes, salons de taille diverses… Les Seyhids adoraient se réunir en ces lieux. Le Souverain y travaillait beaucoup et elle y disposait même d’un bureau lorsqu’elle ne souhaitait pas gravir les treize étages de ses appartements.

–Tout sera préparé, Durckma.

–Bien. Je porterai quelque chose de plus fonctionnel ce matin, je dois voir Dionéris dans les jardins.

–Monie prépare votre bain, Durckma, puis vous pourrez passer en revue mes suggestions.

–Parfait.

Satia se sentit soulagée de pouvoir se reposer sur ses femmes de chambre pour les détails du quotidien. Comment avait-elle pu croire se passer d’aide ?

Peut-être était-ce là une nouvelle piste de réflexion pour gérer Damien.

Songeuse, Satia se dirigea vers sa salle de bain. D’abord, les Hautes Dames. Dionéris lui avait demandé de gérer la réunion ; ce serait la première fois qu’elle la mènerait seule, et elle devait se montrer à la hauteur.

*****

Massilia, Neuvième Royaume, Cité d’Émeraude, Quartier-Général des Mecers…

Itzal et Lucas marchaient dans les couloirs de l'édifice en direction du bureau du Messager Aioros, commandant de la garnison des lieux. Creusé directement dans la roche, le bâtiment s’enfonçait dans la falaise. Seules quelques fenêtres surplombaient un à-pic vertigineux pour tout autre qu’un Massilien.

Itzal, silencieux, observait le Messager. Ce ne devait pas être la première fois qu'il venait ici, car il trouvait parfaitement son chemin à travers ce dédale de couloirs où n'arrivait pas à percer la lumière du jour. Les torches accrochées au mur ne dispensaient qu'un faible éclairage.

Ils arrivèrent devant une porte en bois plus ouvragée que les précédentes ; le faucon en piqué, symbole des Mecers, était rehaussé d’or. Lucas frappa avant d’entrer, l’Envoyé sur les talons.

–Ah, vous voilà.

Aioros se détourna de la fenêtre et déposa les documents qu'il consultait sur son bureau. Le Massilien était grand, ses cheveux noirs. Il portait l’uniforme blanc des Messagers avec une certaine prestance, malgré sa jeunesse. L’épée à sa ceinture était orangée ; preuve qu’il avait combattu récemment.

Il avait été un temps parmi les plus jeunes Messagers, en obtenant le titre à tout juste trente ans.

Deux ans plus tard, le record avait été pulvérisé par Lucas.

Son regard gris perçant se posa alternativement sur Itzal et sur Lucas, s'attardant sur l'aile cassée de ce dernier.

–Le Djicam nous a fait parvenir un message, dit-il enfin. Tu dois retourner immédiatement sur Sagitta.

–Dès ce soir ? demanda Lucas, sans parvenir à masquer totalement sa lassitude.

Il y avait une bonne journée de vol jusqu’à la Porte de Massilia, et il aurait bien aimé se poser après plusieurs jours ininterrompus dans les airs. Sans compter qu’il lui faudrait encore utiliser les filets de transport sur Sagitta s’il ne voulait pas se rajouter trois jours de route.

Le Messager Aioros le jaugea un instant, prenant note de sa perplexité et de sa fatigue.

–Disons demain matin, consentit Aioros.

–Pourquoi tant de précipitation ? Une nouvelle attaque ?

Je t’aurais prévenu, intervint Lika.

Seulement si tu l’avais jugé nécessaire, maugréa Lucas.

Ne doute pas de moi, avertit soudain l’oiseau de feu.

Lucas resta silencieux un moment.

Pardonne-moi, dit-il enfin. Je suis un peu sur les nerfs.

Un tout petit peu, s’amusa-t-elle.

–Lucas ?

Le jeune Messager revint brusquement à la réalité.

–Tu me paraissais ailleurs, reprit Aioros, soucieux.

–Éric était ici.

–J’ai lu le rapport de l’Émissaire Luor, oui. Tu as eu de la chance, apparemment.

–Je parlais de mes quartiers au sein même de ce bâtiment, Aioros.

Les yeux gris du Messager se posèrent sur Lucas, reflétant son sérieux, comprenant les non-dits implicites.

–Il t’a parlé.

Une affirmation, un ton qui confirma tous les soupçons de Lucas.

–Oui.

Les deux Messagers restèrent silencieux, et Itzal s’inquiéta. Il émanait des deux hommes une telle tension… Allaient-ils se battre ?

Finalement, le Messager Aioros soupira.

–Que veux-tu que je te dise ? Père ne voulait pas que tu apprennes tout ça, pas de cette façon en tout cas. Ni maintenant, ajouta-t-il après un silence.

Itzal enregistra les paroles du Messager avec un temps de retard, dévisageant alternativement les deux Mecers.

–Alors vous étiez tous au courant ?

Aioros acquiesça.

–Je suis sincèrement désolé, Lucas. Ça n’aurait pas dû se passer comme ça. Père nous avait interdit d’en parler.

–Je comprends, répondit Lucas, masquant sa déception derrière une façade impassible. J’irai lui dire deux mots en rentrant.

–Tu ne gagneras rien à provoquer un conflit.

–J’ai besoin de réponses, fit sourdement Lucas.

Itzal frissonna. Il y avait du règlement de compte dans l'air. Encore un duel ?

–Je me doute, répondit Aioros avec compassion. Puis-je faire quelque chose pour toi ?

–Il a une mission bien précise sur Massilia. Ma blessure m’a empêché de le suivre, mais il traine encore dans les parages.

–Je vais réunir plusieurs escouades. Nous délogerons les Maagoïs de Massilia, n’aie crainte. Prends soin de toi, Lucas.

*****

Sans un mot, Itzal suivait Lucas, attendant que ce dernier lui explique ce qui venait de se passer. L’Envoyé n’avait compris que des bribes ; Lucas semblait détenir les clés qui lui permettraient de comprendre pourquoi il était si troublé.

Sauf que le Messager n’engageait pas la conversation, plongé dans ses pensées, et Itzal n’osait pas le déranger, pas alors qu’il n’était pas dans son état normal.

L’Impatience, le premier défaut à perdre, lui avait dit le Messager Lucas peu après leur rencontre. Eh bien, Itzal trouvait plutôt qu’il s’agissait d’une perte de temps. Avoir cette conversation en chemin leur ferait gagner du temps de sommeil. Et le jeune Envoyé pressentait un réveil aux aurores. Chaque minute comptait.

Tu as vu dans quel état tu le mets? intervint Lika.

C'est pour son bien. Il n'a pas à avoir tout, tout de suite. Qu'il attende.

Tu te montres bien dur avec lui…

Qu'il ne dise rien montre déjà qu'il progresse, Lika.

Tu es préoccupé.

Le mot est faible, oui.

Même Itzal l’a perçu. Que t’arrive-t-il ?

J’ai seulement besoin de digérer la nouvelle, répondit Lucas.

Que vas-tu lui dire ?

Ce qu’il a besoin de savoir.

Oh…

Tu désapprouves ? s’étonna le Messager.

La décision t’appartient, Lucas. À toi aussi on t’a seulement dit ce que tu avais besoin de savoir. Vois où cela te mène aujourd’hui. Réfléchis bien.

Tu as peut-être raison, admit Lucas après un silence.

Les deux Mecers étaient arrivés devant la chambre du Messager. Lucas tira les rideaux devant l’unique fenêtre des lieux pour préserver un peu de chaleur. Le soleil couché, la nuit serait claire et promettait d’être fraiche. Le Messager s’assit sur le lit ; la simple vue des deux fauteuils lui rappelait trop sa dernière conversation avec le Commandeur des Maagoïs.

–Approche, Itzal.

Enfin, le moment tant attendu arrivait ! Le jeune Envoyé jubilait presque. Lucas retint un sourire et croisa les bras. Quelque part, cet enthousiasme était rafraichissant. Avait-il été aussi jeune ?

Non, à quinze ans il était déjà Émissaire, et avait laissé derrière lui depuis longtemps l’innocence de l’enfance.

–Que veux-tu savoir ? capitula le Messager.

Surpris, Itzal ne sut trop comment réagir.

–Je ne sais pas si j’ai tout bien suivi, débuta-t-il. Vous êtes… frères ? Le Messager Aioros et toi ?

–Oui.

–Je n’aurais jamais fait le rapprochement… il y a un sacré écart entre vous.

–Douze ans, oui. Nous sommes neuf frères et sœurs au total.

–Grande famille, marmonna Itzal. Nous n’étions que quatre. Tous Mecers ?

–Oui. Je suis le plus jeune.

L’Envoyé resta silencieux un long moment.

–J’ai l’impression qu’un point important m’échappe, dit-il enfin. Vous avez bien parlé d’Éric non ? Que vient faire le Commandeur des Maagoïs là-dedans ? Il nous a suivis jusqu’ici ? Il t’en veut particulièrement ?

–Qu’est-ce qui te faire croire ça ? s’étonna Lucas.

–Les autres en parlent, dit Itzal en haussant les épaules.

Il est plus perspicace que tu ne le pensais, hein ?

Pourquoi dois-tu toujours avoir raison ?

Je suis un phénix, voyons, fut la réponse pleine de malice qui lui parvint.

–Il est mon frère.

–Le Messager Aioros ? Oui, tu me l’as déjà dit.

–Je ne parlais pas d’Aioros. J’ai toujours cru que l’ainé de la famille était mort au combat.

Bouche bée, Itzal ouvrit de grands yeux.

–Attends, attends. Tu es en train de me dire que… que le Commandeur… qu’il est…

Le Messager acquiesça, et Itzal frissonna.

–Par Eraïm ! murmura le jeune Envoyé, secoué. Et du coup…

–Le Commandeur se leurre s’il espère une certaine clémence de ma part, le coupa Lucas. Il reste un ennemi.

–Je veux bien, mais quand même… il est de la famille, non ?

–Je ne l’ai jamais connu. Sa… trahison s’est faite avant ma naissance. Comme tu t’en doutes, le sujet reste sensible, avertit Lucas. Et certainement pour de bonnes raisons. J’en saurais davantage bientôt, j’espère. N’en parle pas sans mon accord.

–Tu as été le seul à croire en moi… je serai digne de ta confiance.

*****

Sagitta, Douzième Royaume, Palais de Valyar.

–Voilà, Durckma, c'est terminé, dit Monie en donnant un dernier coup de brosse.

Satia se leva, et fit quelques pas pour observer son reflet dans la grande glace en face de sa coiffeuse.

Elle portait une robe longue, composée d'un bustier aux broderies délicates et d'une soie fine et fluide pour le reste de la robe. Taillée dans un tissu aux tons violets mordorés, la robe mettait en valeur la coloration nacrée de sa peau.

Ses cheveux avaient été bouclés, et de fines perles en provenance d'Atlantis étaient disséminées dans ses mèches. Une grosse pivoine, était fixée sur le simple cerceau d'or qui maintenait en place sa coiffure. Un collier d'améthystes, offert par son père, complétait l'ensemble.

–Vous êtes splendide, ajouta Elysie en admirant la jeune femme.

–Durckma? fit Samia qui arrivait. Les Hautes Dames vous attendent.

Satia descendit les escaliers avec l’aisance de l’habitude, les deux soldats de la Garde du Phénix sur ses talons. Laria ne la rejoindrait que ce soir. La Durckma redoutait la reprise de l’entrainement après l’incident de la dernière fois.

Elle arriva bientôt dans le petit salon aménagé pour la réception. Les douze Hautes Dames se levèrent à son entrée et plongèrent en révérence.

–Je vous en prie, asseyez-vous.

Elles prirent place autour d’une petite table basse, composée d'un plateau de verre ouvragé reposant sur une structure en fer forgé.

Les douze Hautes Dames étaient toutes issues des Seycam des douze Royaumes. Chacune représentait son Royaume et jouait un rôle presque aussi important que celui des Djicams. Si ces derniers s’occupaient de prendre les décisions pour le bien de leur royaume et de la Fédération, elles prenaient en charge l’intendance et la logistique nécessaire.

Plus disponibles, elles n’hésitaient pas non plus à recueillir les doléances de leurs sujets, pour ensuite discuter des options possibles avec le Djicam. Pour les recevoir convenablement, Satia disposait de toute une collection de sièges adaptés à la morphologie caractéristique de chaque habitant des douze Royaumes. Ainsi, la Massilienne Terra sey Garden était assise sur des coussins, tandis que la centauresse Tio sey Celatris avait pris place sur un épais tapis afin de se mettre à la même hauteur que ses consœurs.

Monie s'occupa de servir le thé brûlant, dans des tasses en porcelaine peintes sur Niléa, les plus raffinées de la Fédération, tandis qu'elles échangeaient les civilités d'usage, avant d’aborder les sujets plus délicats tels que la guerre, le manque de ressources que cette situation engendrait, et des moyens mis en place pour résoudre ce problème.

Quand Satia trempa ses lèvres dans le liquide ambré, il était déjà froid. Elle serra la tasse entre ses mains dans un effort futile pour la réchauffer.

–J'ai fait réquisitionner des aquilaires réservés désormais au transport des denrées alimentaires, disait Ann la Vénérianne. L'approvisionnement en bois en souffrira, mais le Djicam Alcor a bien compris que c'était un cas de force majeure.

–Excusez-moi de vous interrompre, Mesdames, dit Samia en pénétrant dans la pièce. Le Seigneur Damien désire s’entretenir avec vous, Durckma. Immédiatement, a-t-il précisé.

Satia pinça les lèvres tandis que ses sourcils se fronçaient. N’avait-elle pas été assez claire ?

–Je suis occupée, déclara-t-elle, surprise de trouver sa voix aussi calme.

La Dame Tina sey Telman gloussa. Elle était issue du Sixième Royaume, Kleïto. La planète possédait deux grands déserts, l’un de glace, l’autre de sable, et ne disposait que d’une fine bande de climat tempéré. La vie y était dure – raison pour laquelle on y envoyait les criminels – et la politique très différente : les hommes tenaient les rênes du froid, et un régime matriarcal dominait côté fournaise. Elle était vêtue d’une ample robe noire, et malgré la chaleur, un châle était drapé sur ses épaules. Le plus fort des étés sagittéens n’était rien en comparaison de l’ardente chaleur du désert.

–J'admire votre sang-froid, Durckma. Vous avez raison de lui tenir la bride serrée et de lui montrer qui commande.

–Ah, comme je regrette le temps de ma jeunesse ! déclama théâtralement Myrys, la Niléenne.

Un cercle bleu foncé était tatoué sur son front, marquant son appartenance à la caste des peintres. Les Seyhids les plus fortunés s’arrachaient ses œuvres.

Comme souvent, elle portait un chemisier d’un bleu pâle sur un simple pantalon noir. À l’instar de nombreux Niléens, elle favorisait les vêtements fonctionnels.

–Vous formez vraiment un beau couple, tous les deux, ajouta-t-elle.

Les autres dames acquiescèrent silencieusement, et Satia se renfrogna.

–écoutez, je ne…

–Satia ! Pourquoi me faire attendre ?

La jeune fille tourna vivement la tête vers l'origine de cette voix au ton de réprimande.

Damien venait d'entrer. Sa colère s'enflamma immédiatement, et elle eut du mal à trouver la volonté de rester calme.

–Que signifie cette intrusion ? dit-elle sèchement.

Il était clairement en train de prendre de très mauvaises habitudes. Comment ses gardes avaient-ils pu le laisser passer ? Cette fois, elle remonterait directement l’information au Commandant Farid et au Souverain.

Surpris par cet accueil hostile, le jeune homme s'immobilisa au beau milieu d’un salut extravagant.

–Auriez-vous oublié les règles élémentaires de la politesse ? continua implacablement la jeune femme.

La présence des Hautes Dames la rassurait ; il n’oserait pas user de son physique devant elles.

Pour autant, elle devait surveiller ses paroles. Elle serait impitoyablement sanctionnée si elle commettait une erreur.

Le jeune Seyhid se fit ombrageux.

–Qu’est-ce qu’il te prend ? Ne suis-je plus une priorité dans tes préoccupations ?

–Pardon ? dit Satia, estomaquée.

Elle avala une gorgée de thé pour se calmer et réfléchir. Le liquide brûlant embrasa son palais, et elle se retint de pousser un cri. Mais le thé était froid il y avait moins de cinq minutes ! Elle n'eut pas le temps de pousser ses réflexions plus avant : Damien passait à l'attaque. Son attitude se modifia, ses yeux se durcirent, sa bouche se plissa de colère.

–Nous ne sommes plus si proches, que je sache, déclara-t-elle d’un ton posé en le devançant.

–Certes, convint-il de mauvaise grâce, mais justement, si…

–Seigneur Damien, je crains qu'il y ait un malentendu, l’interrompit-elle. Je n’ai pas le temps pour cette discussion maintenant.

Elle croisa les bras, et darda sur lui un regard courroucé, s'efforçant de ne pas laisser paraître l'angoisse qu'elle ressentait. S'il arrivait à se justifier… Non, il ne fallait pas y penser.

Un instant, l'aura de confiance de Damien parut vaciller. Puis il se ressaisit.

–Très bien. Veuillez m'excuser de vous avoir dérangé, Durckma, susurra-t-il. Je repasserais plus tard.

Il exécuta un salut impeccable et quitta la pièce. Satia se sentit soulagée d'être enfin débarrassée de sa présence.

Pourtant, elle l’avait lu dans son regard : il n’en resterait pas là. La jeune Durckma but une nouvelle gorgée de thé pour se donner une contenance. Cette réunion avec les Hautes Dames était importante, et Dionéris comptait sur elle. Satia ne devait pas se laisser distraire.

*****

Satia soupira avant de se laisser aller dans le fauteuil. Enfin un peu de détente. Cette réunion lui avait paru interminable.

Intéressante et enrichissante, oui, mais terriblement stressante. Elle se sentait si lasse.

–Toujours fatiguée ?

La jeune femme sursauta, et comprit au sourire de Laria qu’elle s’était endormie. Satia porta une main à son front.

–Décidément… maugréa-t-elle. Est-il tard ?

–Presque l’heure de diner.

–Eraïm ! murmura Satia. J’ai dormi plus d’une heure !

–Tu as vraiment besoin de repos, dit la Guerrière de Perles, soucieuse.

Satia se leva, et lissa sa robe pour la défroisser avant d’étouffer un bâillement.

–Quelques bonnes nuits de sommeil et tout ira mieux, assura-t-elle.

–J’attendrai que tu te sentes mieux pour te faire reprendre l’entrainement, décida Laria.

–Pourquoi donc ?

–Je ne veux pas risquer que tu te blesses… ou que tu mettes le feu aux jardins.

–Évite de parler de ça n’importe où… personne n’est au courant, ici, dit Satia.

–Justement, rétorqua Laria. Pourquoi s’en cacher ? Les Prêtres et Prêtresses de Mayar usent librement de leur pouvoir. Certes, seuls leurs yeux sont violets, mais quand même… personne ne s’étonnerait que tu démontres les mêmes capacités, non ?

Satia resta silencieuse.

–Ce n’est pas si simple, dit-elle enfin. Et engendrerait trop de questions de la part des Seycams ou des Seyhids.

–Je ne comprends pas toutes tes motivations mais je respecterai ton choix.

–Merci. J’apprécie d’en discuter avec toi. Peut-être arriverai-je un jour à reconsidérer cette décision, mais ce n’est pas une option pour le moment. Veux-tu te joindre à moi pour le diner ?

–Avec plaisir, répondit la Guerrière de Perles avec un sourire.

La jeune femme commençait-elle enfin à s’ouvrir un peu à elle ? Elle se montrerait digne de sa confiance.

*****

Sagitta, Douzième Royaume, Palais de Valyar, bureau du Djicam de Massilia.

–Un Régiment de Déorisiens est disponible si Niléa a besoin de renforts, déclara Séonid sey Celatris.

Cousin de la Djicam de Déoris, il appartenait à la Seycam du Quatrième Royaume et commandait les armées Déorisiennes. Ses cheveux blonds étaient coupés courts, et une longue et fine tresse parsemée de perles lui descendait jusqu'au garrot.

–Excellente nouvelle, dit Ivan. Des troupes fraîches pourraient faire tourner la bataille en notre faveur. Lisa, approche.

Une jeune Envoyé, portant déjà deux Barrettes argentées sur son uniforme noir, quitta sa position contre le mur et salua, poing droit sur le cœur.

–Le Messager Zaltar commande la défense sur Niléa. Dis-lui qu'un Régiment Déorisien sera là bientôt

–Ce sera fait, Djicam.

Saluant une nouvelle fois, Lisa quitta la pièce.

–Les troupes impériales se retirent de Massilia, et la situation sur Vénéré et Niléa s'améliore, résuma Dionéris. Bien. Une fois de plus, la Fédération repousse l'Empire…

Le Souverain se leva.

–Cette réunion matinale fut fructueuse, mais il me reste du travail. Je vous laisse régler les détails de cette opération.

–Qu'Eraïm vous protège, Altesse, dit Séonid en s'inclinant tandis que Dionéris quittait la pièce.

–Reste-t-il encore des troupes sur Déoris?

Le commandant acquiesça.

–Nos bataillons de réserve, et les troupes épuisées qui reviennent de Massilia. Je ne peux malheureusement pas me permettre de dégarnir plus la garnison du Quatrième Royaume.

–Je comprends tout à fait, n’aie crainte, assura le Djicam de Massilia.

Son regard devint pensif.

–Nos forces s'éparpillent… L'Empereur est malin. En attaquant les Royaumes qui ne disposent pas de fortes ressources militaires, il nous conduit à disperser nos troupes. Tout cela cache un projet de plus grande envergure…

–Je reste aussi perplexe que vous, Djicam. Ces escarmouches ont un sens, mais lequel ? Il nous faut redoubler de prudence. Je vais demander à la Djicam Damia de maintenir l'état d'alerte sur Déoris, tant que nous n'aurons pas percé à jour les intentions de Dvorking.

–Sage initiative. J'ai déjà demandé à…

Il s'interrompit comme un Envoyé entrait sans frapper dans la pièce. Il possédait deux des trois Barrettes, et aurait dû savoir se comporter plus convenablement.

–Qu'y a-t-il, Envoyé Mirn?

–Pardonnez mon intrusion, Djicam, Commandant, dit-il en saluant d’une voix fébrile. Le Messager Lucas désire vous voir, Djicam.

Ivan fronça les sourcils. Qu'avait bien pu lui dire Lucas pour que Mirn perde ainsi son sang-froid ?

–Fais-le entrer.

L'Envoyé s'exécuta, et Lucas pénétra dans la pièce. Son visage était aussi impassible que d'ordinaire, mais son regard plus glacial que jamais. Pas étonnant qu'il ait effrayé le jeune Mirn.

Le Messager ne faillit toutefois pas à la coutume, et salua tour à tour le Djicam et le Déorisien.

–Est-ce si important que tu me déranges en pleine réunion, Messager ?

La remontrance glissa sur Lucas comme la pluie sur un rocher, sans l'atteindre le moins du monde.

–J'ai besoin d'une explication sur une question d'ordre privé, déclara Lucas.

Son ton était plus tranchant qu'une lame d'Ilik, et fit sursauter le Commandant Séonid, qui coula un regard inquiet vers le Djicam dont le visage s'était brusquement fermé.

Lucas, calme-toi.

N'interviens pas, Lika. J'ai besoin de régler cette affaire seul.

–Séonid, mon ami… laisse-nous, je te prie. Nous reparlerons de tout ça ce soir.

–Comme il te convient. Eraïm te garde, Ivan.

Les sabots du centaure cliquetèrent sur le parquet comme il quittait la pièce.

Sitôt qu'il fut parti, le Djicam se leva et croisa les bras.

–Que signifie cette conduite, mon garçon ? Tu te comportes comme un Envoyé qui n'a pas encore acquis sa première Barrette ! Devons-nous regretter de t'avoir permis d'accéder si jeune au grade de Messager ? Je m'attendais à plus de maturité de ta part !

Comme il le prévoyait, Lucas laissa passer l'orage sans broncher.

–Éric était sur Massilia, dit-il froidement.

–Il t'a parlé ? questionna le Djicam après un silence.

–Oui.

Ivan fit quelques pas, puis indiqua au jeune homme de le suivre dans une pièce adjacente. Petite et carrée, ses murs étaient peints en blanc et étaient ornés de délicates figures aux entrelacs argentés – un motif discret, présentant la particularité intéressante d’isoler acoustiquement la salle.

Au-dessus d’une petite cheminée était accrochée une toile représentant l'emblème de la Seycam Massilienne : la main tenant l'épée, symbolisant la puissance maîtrisée, et le ruban rouge de la loyauté, qui s'enroulait du poignet à la pointe de l'épée.

Quelques chaises capitonnées étaient repoussées contre les murs, et une rangée de poufs disposés en demi-cercle se trouvait devant la cheminée. Les ailes dorsales des Massiliens étaient bien pratiques pour parcourir de longues distances, beaucoup moins lorsqu’il s’agissait de s’asseoir dans un siège à haut dossier.

–Assieds-toi.

Ce n'était pas une invitation, mais un ordre. À peine assis, le jeune homme se rendit compte qu’il avait été manipulé. L’habitude de tout Mecer à obéir était profondément ancrée en lui. Que le Djicam en use ainsi était inacceptable. Le Messager se rembrunit.

Ivan prit place à son tour, et dit simplement :

–Tu es en colère contre moi, et tu as raison. Je t'écoute.

Comme toujours, il avait une longueur d'avance. Incapable de rester immobile, Lucas se leva pour arpenter la pièce.

–Je me sens trahi, dit-il enfin. Exactement comme ce jour, il y a huit ans. Vous êtes une des rares personnes dans la Fédération en qui je crois. Pourquoi n'avez-vous pas confiance en moi ?

Que le jeune homme laisse ainsi apparaître sa colère était en soi un authentique exploit, et témoignait de la détresse qu'il devait ressentir.

–Tu te trompes, Lucas. Je connais l’étendue de tes capacités. Tu devrais savoir que tu as toute ma confiance.

–Alors expliquez-vous, dit-il d'une voix agressive.

Surpris, le Djicam haussa les sourcils. Le jeune Messager se contenta de croiser les bras, refusant la moindre concession.

–Seules quelques personnes connaissent l’identité réelle de l’actuel Commandeur des Maagoïs, répondit Ivan après un silence. Je n’ai pas voulu ajouter à ton fardeau.

–Je ne suis plus un enfant, répliqua Lucas.

–Je ne le sais que trop, soupira le Djicam. J’ai pris la décision qui me paraissait la meilleure à l’époque. J’ai eu peur que tu te précipites sans préparation au-delà du danger. Peux-tu le comprendre ?

–Oui, marmonna le Messager.

Sa fureur initiale s’estompait, remplacée par la résignation. Il se laissa tomber sur un pouf en grimaçant lorsqu'un éclair de douleur traversa son aile meurtrie.

–Comment est-ce arrivé ? demanda le Djicam.

–Éric nous a piégés. J’ai hésité... son drai’kanter a pulvérisé la crête. Par miracle, je n'ai récolté qu'une simple fracture. Je suis cloué au sol, ajouta-t-il d’une voix où perçait la frustration.

–Je comprends mieux. Veille cependant à ne plus laisser ceci se reproduire. Je n'apprécie pas d'être interrompu quand je reçois.

Examinant ses ailes, il ajouta :

–Tu manques de plumes. Je t’en ferai porter.

–Quand aurais-je été mis au courant ? Pourquoi les autres savaient-ils ? reprit Lucas.

–Retrouve-moi dans la cour d'entraînement, en fin d'après-midi. Si tu me bats, je répondrai à l'une de tes questions.

–Déjà qu'en pleine forme je ne vous ai jamais battu, je n'ai aucune chance avec une blessure, rétorqua amèrement le Messager.

Le coup partit si vite qu'il ne le vit pas venir. Et fut assez puissant pour le renverser sur le sol. Se relevant, Lucas massa sa joue endolorie, la stupéfaction encore peinte sur son visage. Une sourde colère se reflétait dans les yeux bleu-acier du Djicam.

–Un Mecer ne parle pas de la sorte ! Un Messager encore moins. Est-ce clair ?

–Oui, Djicam, s'entendit-il répondre automatiquement.

–Bien. Alors file. Ton jeune Envoyé s'impatiente.

–Itzal est ici ?

Pas d'étonnement dans la voix du jeune homme, preuve qu'il s'était calmé. Le Djicam n’aimait pas recourir à la violence sans raison, mais elle avait parfois son utilité. Lucas avait eu besoin d’un choc pour sortir de son auto-apitoiement.

–Il patiente dans l'antichambre. Fang est avec lui.

–Très bien. Qu'Eraïm vous protège, Djicam.

Saluant, Lucas sortit. Ivan se retrouva seul.

Sa colère s'est apaisée, dit Fang.

Il le fallait bien. Elle est mauvaise conseillère.

Tellement de potentiel… il l’a mieux pris que ce que tu pensais.

Oui. Passé le choc initial, il se montrera pragmatique, répondit Ivan.

Crois-tu qu’il le vaincra ?

Il a les capacités pour. Tout dépend de lui.

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