Chapitre 12

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Sagitta, Douzième Royaume, Capitale Valyar.

L’Émissaire Lucas arpentait les couloirs du bâtiment principal de la caserne réservée aux Mecers, en bordure de la ville.

Nerveux ?

Un peu, admit le jeune homme.

Il sortait tout juste de l’infirmerie quand un Envoyé lui avait apporté la convocation et espérait ne pas être en retard. Inutile d’ajouter un prétexte à une réprimande.

Lucas s’arrêta, vérifia sa tenue, prit une profonde inspiration, et frappa à la porte.

–Entrez.

Le jeune homme pénétra dans le bureau et salua, poing sur le cœur.

–Vous m’avez demandé, Messager ?

À moitié masqué par un monceau de documents, le Messager Zilar ne releva pas les yeux et termina la lecture de sa feuille avant d’y apposer sa signature. Il s’assura que l’encre soit sèche avant de la déposer sur une pile plus petite, puis s’empara d’un nouveau document en attente.

–Il parait que tu as marché jusqu’à la caserne ? demanda Zilar.

–Oui, Messager.

–Pourquoi ?

–Vous me l’aviez recommandé, répondit Lucas, perplexe.

–Bien, tu es donc capable de suivre une consigne, quand tu le veux.

Lucas étouffa son indignation. Et quel était ce sous-entendu ? Il avait peut-être pris de mauvaises décisions…

Tu peux supprimer le « peut-être »

Tu ne vas pas t’y mettre ?

… mais jamais il n’avait sciemment désobéi. Récemment, tout du moins.

–Quand présenteras-tu ton Compagnon ?

Lucas se raidit et considéra le Messager, faussement détendu, qui jouait avec la plume de son écritoire.

–Quand elle le désirera, répondit-il prudemment, conscient de s’engager sur un terrain dangereux.

–Pourquoi ne pas l’afficher comme n’importe quel nouvel Émissaire ?

Il faillit répliquer qu’il n’était pas n’importe quel Émissaire, puis se ravisa. Cette sortie serait interprétée comme de l’arrogance, et à juste titre. La plupart d’entre eux passaient leurs premiers mois à parader avec leurs Compagnons.

–J’ai mieux à faire, biaisa-t-il.

–Tu ne me révèleras donc pas son identité ?

–Non.

–Même si je te l’ordonne ?

–Je n’ai pas à vous obéir sur ce point, Messager, déclara Lucas le plus poliment possible.

Pourquoi Zilar se montrait-il si inquisiteur ? Cherchait-il à le piéger ?

Tu te débrouilles bien.

Je n’ai pas cette impression.

–Et la fille ? dit le Messager en joignant les mains.

–Laquelle ? tenta Lucas.

Le regard de Zilar se durcit.

–Ne joue pas au plus malin avec moi. Ton amie.

–Mon Estérel, corrigea le jeune homme.

–Peu m’importe. Elle dissimule la couleur de sa peau, n’est-ce pas ?

Le silence s’étira jusqu’à devenir inconfortable.

–Je ne comprends pas où vous voulez en venir, Messager, dit enfin Lucas.

–J’ai vu ses mains. Mauves. Qu’est-ce que tout ceci signifie, par Eraïm ?

–Ce n’est pas à moi de vous le révéler, Messager.

Zilar se plongea dans ses pensées et Lucas resta planté là, comme oublié. L’angoisse se faufila au plus profond de lui. Avait-il répondu de son mieux, ou s’était-il trahi d’une quelconque manière ?

–Tu la défends avec ardeur, constata le Messager.

–C’est mon devoir.

–Tu ne te laisses pas intimider. C’est une bonne chose, ajouta-t-il face à sa surprise. Je vois trop de jeunes Émissaires prêts à tout pour plaire, qui confondent obéissance et obséquiosité. Nous autres Messagers ne sommes pas des tortionnaires. Et les Émissaires doivent comprendre qu’ils ne sont plus des Envoyés, mais des Mecers de plein droit.

–Pour qu’ils acquièrent l’assurance dont ils auront besoin lors de leurs missions ?

–Oui. Un Émissaire doit défendre son opinion. Nous ne prônons pas une pensée unique. Savoir reconnaitre ses torts, respecter ses confrères et rechercher un accord qui convienne à tous, tel est le mode de fonctionnement des Mecers.

–Je comprends, Messager.

–Non, Émissaire Lucas. Tu penses comprendre, et c’est déjà un premier pas.

Ce Zilar se montre plus malin que tu ne le pensais.

Crois-tu vraiment qu’il a cherché à me pousser dans mes retranchements par pur altruisme ?

Non, fit Lika, amusée. Il n’aime pas les mystères, et je crois que tu l’agaces. Il cherche à te pousser à la faute. Il ne va pas te lâcher si facilement.

*****

Satia ouvrit le robinet et l’eau se déversa dans la baignoire. Elle ajouta quelques sels, et l’air s’embauma de senteurs florales. Satia ferma les yeux et inspira profondément, savourant l’instant.

Tandis que la baignoire se remplissait, la jeune femme s’approcha de la fenêtre. La nuit était tombée depuis longtemps sur la capitale, et en l’absence de la lune, les étoiles étaient plus visibles que jamais. Elle avait toujours aimé contempler ces lumières nocturnes ; savoir que certaines d’entre elles étaient habitées était fascinant. Elle aurait aimé que les connaissances des Anciens ne se soient pas perdues. Voyager vers de nouveaux mondes devait être séduisant.

Pourtant, ce soir, son esprit refusait de s’égarer. Son père l’avait longuement sermonnée. Il s’était senti trahi, et lui avait clairement fait comprendre que sa confiance en elle était ébranlée. Jamais encore elle n’avait vu son père dans une telle colère. Il avait craint que les soldats de Dvorking l’aient capturée.

En apprenant qu’il n’était pas passé loin de la vérité, il avait vu rouge.

Satia se souvint comment elle s’était emballée à son tour.

Elle n’était plus une enfant. Elle était capable de prendre ses propres décisions – et tant pis si ça ne lui convenait pas.

Lisko souhaitait partir ; elle avait donc décidé de rester.

Le ton était monté, et elle avait quitté la pièce en claquant la porte pour trouver refuge dans la salle de bain. Une conduite puérile mais tellement jouissive.

Ici, il n’oserait pas la déranger.

Les vapeurs entêtantes la détendirent peu à peu. Elle en avait assez qu’on lui dicte sa conduite. À dix-huit ans, elle estimait être apte à décider par elle-même.

Son père soufflait le chaud et le froid ; sous couvert d’affronter son destin, il préférait pourtant la fuite à la confrontation.

Lucas…

Son ami était un Massilien, élevé dans l’honneur et l’impétuosité qui caractérisaient son peuple.

Il essayait de son mieux, mais il ne pouvait comprendre ce qu’était de vivre avec un secret au quotidien. Il ne connaissait rien d’autre que le combat, et son seul d’objectif était le respect de son serment. Des idéaux nobles, et incompatibles avec la vie réelle telle qu’elle la percevait.

Satia ne pouvait compter sur personne d’autre qu’elle-même. Elle l’avait toujours su.

Elle se souvenait très bien du mépris avec lequel le Messager Zilar l’avait dévisagée. Elle visualisait parfaitement l’air supérieur des Maagoïs qui l’avaient capturée. Ils n’avaient vu en elle qu’une pauvre petite chose insignifiante.

Elle détestait tellement se sentir impuissante.

Ses poings se serrèrent sous la frustration.

Avec un soupir, elle coupa l’eau et se déshabilla avant de se glisser dans l’eau claire. Se débarrasser de la crasse du voyage et des mauvais souvenirs associés était une bénédiction.

Satia ferma les paupières et laissa la quiétude l’envahir un instant.

Elle se récura vigoureusement et méthodiquement. Sa peau reprit sa couleur habituelle, entre le parme et le lilas. Elle appliqua une pâte sur ses cheveux et les rinça plusieurs fois. L’intense violet électrique remplaça l’ébène.

Satia entortilla une mèche autour de son doigt. Cette couleur était merveilleuse. Vive, vibrante, riche. Elle ne supportait plus la noirceur à laquelle son père la contraignait. Elle se leva, décidée. Cette mascarade allait prendre fin immédiatement.

*****

Satia descendit pour le petit-déjeuner. Après une nuit paisible, elle se sentait prête à s’excuser auprès de son père. Sa colère de la veille s’était évaporée.

Lisko n’était pas là. Deux bols étaient pourtant posés sur la table, et de la théière s’échappait une odeur de thé à la menthe. Dans une petite panière, une brioche encore tiède patientait auprès d’un pot de confiture d’abricot. Sa préférée.

Un petit vase trônait au centre de la table, composant un décor champêtre. Son père avait toujours eu le gout de la mise en scène. Il savait recevoir ses clients et préparer le terrain lors des négociations avec ses fournisseurs.

Satia s’assombrit. Souhaitait-il négocier avec elle ? Sa propre fille ?

Elle décida d’ajouter sa touche personnelle et ramena la corbeille de fruits de la cuisine.

–Ah, tu es descendue, commenta son père.

–Bonjour papa, dit-elle en l’embrassant. Désolée de m’être emportée hier soir.

Lisko haussa les sourcils.

–Bonjour jeune demoiselle, qu’avez-vous fait de ma fille ?

Satia éclata de rire et son père se détendit à son tour. Il la préférait ainsi, souriante et joyeuse. Il servit le thé et trancha la brioche.

La jeune fille but une gorgée et grimaça.

–Je le préfère sucré.

–Il développe bien mieux ses arômes si tu ne le noies pas dans le miel.

La clochette de l’entrée résonna, et Lisko soupira. Un client, si tôt le matin ?

–Laisse, j’y vais, fit Satia en se levant.

Elle quitta le salon et ouvrit. Interdite, elle dévisagea un instant le page en livrée qui s’inclinait devant elle.

–Comment puis-je vous aider ?

–Si vous souhaitez passer aujourd’hui, présentez ceci. Un accueil vous sera réservé.

Le page déposa un disque en métal dans sa paume. Il était lourd, frappé d’un phénix, et d’un bon diamètre.

Elle releva les yeux pour demander une explication ; ne rencontra que le vide. Il était déjà parti.

Incertaine, elle referma la porte et considéra l’objet. Qu’est-ce que c’était que ça ?

–Un problème ? s’enquit Lisko.

Puis il aperçut ce qu’elle tenait en main.

–Ah. Un serviteur du Palais est passé hier également, après que tu sois partie.

–Qu’est-ce que je dois en faire ? questionna-t-elle, perplexe.

–Tu n’avais pas une réponse à apporter au Palais ?

–Oh.

Satia ne pouvait dire qu’elle avait totalement occulté cette histoire, néanmoins elle aurait bien aimé que la journée d’hier ne soit qu’un cauchemar. Apparemment, le Souverain et les Djicams ne l’avaient pas oubliée.

–Tu as déjà décidé ?

–Non.

Toute sa sérénité venait de s’évaporer. Son père ne pouvait-il pas comprendre qu’elle n’avait pas envie d’en parler, encore moins avec lui ?

–Tu comptes sortir ainsi ? demanda-t-il.

Satia réalisa qu’elle n’avait pas bougé, le disque serré dans sa main tandis que son thé refroidissait.

–Tu comptes m’en empêcher ? rétorqua-t-elle.

Lisko s’assombrit aussitôt.

–Satia…

–C’est toi qui m’as dit qu’il ne servait plus à rien de me cacher !

–J’ai peut-être parlé trop vite. Pourquoi te dévoiler si tu refuses leur offre ?

–Qui te dit que je vais refuser ?

–Donc tu comptes accepter ?

–Je n’ai pas dit ça ! s’agaça Satia.

Son père croisa les bras.

–Nous devons en discuter.

–Nous ? La décision me revient, non ?

–Satia… comprends-tu vraiment tout ce que cela implique ?

–Tu crois que je n’en ai pas conscience ? Tu crois que c’est facile pour moi d’abandonner mes repères ?

Lisko se garda bien de répondre. La conversation lui échappait. Depuis quand sa fille tenait-elle de tels discours ? Lui avait-elle réellement tout dit des derniers évènements ?

Elle avait changé, réalisa-t-il douloureusement. Il avait suffi de quelques heures pour que sa confiance en elle s’effrite au profit de ses doutes.

Il voulait qu’elle ait encore besoin de lui. Il voulait la protéger des dangers qui ne manqueraient pas de se dresser sur sa route.

Mais elle n’était plus une enfant. Elle avait ses propres choix à faire, ses défis à surmonter, sa force à découvrir.

Pour qu’un oiseau prenne son envol, il devait plonger seul dans le vide.

Avec un soupir, Lisko capitula. Satia était tout ce qui lui restait. Il l’aimait trop pour la retenir ou pour lui imposer un autre choix douloureux.

–Je respecterai ta décision, quelle qu’elle soit.

Quand la porte se referma derrière Satia, Lisko se laissa tomber sur sa chaise, dérouté. Son regard s’égara sur le repas à peine entamé.

Il aurait aimé avoir sa détermination.

Il avait peur de ce qui pourrait lui arriver.

Il espérait qu’elle ne se trompe pas.

*****

Satia n’eut aucun mal à se diriger vers le Palais. La haute tour dominait Valyar, et était visible de n’importe quel endroit de la capitale.

Cette fois, elle n’était pas accompagnée par son ami. Elle était seule, et le disque de métal lui brûlait les doigts.

Elle savait qu’elle n’aurait pas dû agir sous l’impulsion de la colère, pourtant tout l’agaçait ces derniers temps. Les examens, cette demande inattendue, sans compter les derniers évènements dont elle avait été témoin… par Eraïm, elle aspirait à un peu de tranquillité !

Le soleil brillait ce matin, et elle put constater que les dernières neiges avaient disparu. Les signes du printemps étaient partout visibles, dans les bourgeons sur les arbres qui bordaient les avenues, dans les premières fleurs qui s’épanouissaient en bordure des fenêtres, dans le chant des oiseaux qui déclamaient leur cour.

Les commerces étaient déjà ouverts, et tandis que certains balayaient en fredonnant sur le pas de leur porte, d’autres terminaient les arrangements de leurs étals, où s’empilaient fruits et légumes, brassées de fleurs coupées, flots de tissus colorés.

Satia avançait d’un pas rapide, et lorsqu’elle arriva enfin devant les hautes grilles, elle était légèrement essoufflée, toute colère évanouie.

Deux gardes étaient en faction ; des Niléens à la peau bleutée, portant le tabard de la Garde du Phénix. Elle était donc à la Huitième Porte, Niléa. La sécurité du Palais était leur travail, et leur regard froid se posa sur elle. Soudainement intimidée, elle dévoila le large disque dans sa main.

Sans un mot, l’un d’eux lui ouvrit la grille, et elle s’engagea dans l’allée sablonneuse.

Toutes les entrées menaient au Palais, mais elle ne croisa personne à l’extérieur. Hésitante, elle leva la main pour frapper à la porte qui apparut devant elle ; elle s’ouvrit avant même que ses doigts touchent le bois sombre.

–Vous voilà enfin. Je vous attendais.

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