II

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Sur le théâtre de ses souvenirs les plus douloureux, se joue un drame dont il ne perçoit l’envergure qu’au fil de ses pensées confuses. En premier lieu, le plus dur est d’accepter que cette scène irréelle existe bien et qu’elle se déroule en face de lui. La chose n’est pas facile. Elle l’est d’autant plus qu’elle s’inscrit à la suite de l’impossible rencontre avec un dragon imaginaire. Voir son père, décédé une vingtaine d’année plus tôt, se battre farouchement en compagnie de son premier chevalier, paraît relever de la sorcellerie ou de la magie noire comme il en était pour le dragon. Mais force est de constater que l’affrontement est loin d’être le fruit d’un cauchemar. Si le jeune homme accepte le fait que la scène est authentique, il se doit donc d’accepter de penser en conséquence.

Pour se faire, il s’imagine l’instant comme Périnis lui avait décrit dans ses récits. Très vite, il repère le moment où Dinas, à la merci de ses ennemis, perd la maîtrise du combat. Le premier chevalier de la couronne arrive pour l’aider mais un coup d’épée échappant à la vigilance des deux hommes, perfore la cuirasse du Roi. Revivre ce moment précis lui permet de comprendre un peu mieux quel doit être son rôle dans l’histoire, si rôle il y a. Il conçoit pour la première fois que son intervention doit donc se faire lors de cet instant fatidique où la vie de Lidan bascule. Un rapide examen de conscience lui permet de dévoiler ses plus intimes convictions. Ce dernier a surtout pour effet de jeter le trouble sur ses idées et ses croyances. Revivre cet instant précis, c’est s’obliger à se poser des questions qu’il n’a pas vraiment envie de se poser. Cependant, les réponses sont les clés uniques qui lui permettront de résoudre le problème dans lequel il se trouve plongé contre son gré. Les questions se bousculent rapidement dans son esprit et forment l’essentiel d’un dilemme épouvantable. Son cœur se met à battre si fort, que ses coups résonnent jusque dans ses tempes. Paradoxalement, ses idées se mettent en forme, l’obligeant à réfléchir aussi clairement que possible, ne lui laissant pas le choix de se soustraire à la décision la plus importante de sa courte vie. Le dilemme se pose comme un choix fratricide qui l’oblige à choisir entre son père et Cassandre. Très vite les choses s’éclairent et partagent ses pensées en ces deux décisions possibles.


Le plus douloureux pour le jeune homme c’est qu’il réalise, à l’occasion de cet examen de conscience que la raison ne s’accorde pas avec ses désirs. Elle voudrait qu’il vole à la rescousse de son père et qu’il défende chèrement la vie de Lidan et de ses habitants, mais ses envies sont toutes autres. Elles lui font penser à Cassandre, à son amour et au bonheur qu’il a su lui procurer. La passion de son cœur emporte ses frêles convictions et fait exploser sa conscience. Deux idées s’affrontent. Elles l’obligent, d’un coté à prendre en considération l’étendue d’un bonheur qui n’est possible que si Cassandre existe et de l’autre, elles font peser sur lui, tout l’amour et le respect qu’il doit avoir pour son père. Dans le premier cas, Gwendal doit survivre et dans l’autre il ne peut laisser abattre son père dont il est redevable de la vie. Laisser les deux hommes en vie, c’est accepter que leur différent perdure par-delà leur affrontement d’aujourd’hui ; c’est accepter qu’il puisse exister d’autres guerres, d’autres morts et d’autres tourments dans la cité. Le fait que les deux ennemis puissent survivre est la solution que Gorneval préfère. Elle lui permettrait de conserver tout ce qu’il aime et d’améliorer son existence. Mais cette solution laisse planer le spectre de leur haine sur son avenir. Il ne sait aucunement s’il a suffisamment de poids et de force pour contenir les envies des deux partis, de se faire justice. Ses pensées divergent une première fois en imaginant cette solution. Elles divergent une deuxième fois au moment où il envisage d’abattre Gwendal. En effet, abattre ce dernier, c’est refuser l’amour qu’il porte à Cassandre, accepter qu’il ne puisse retrouver la trace de la belle sur aucune route, dans aucun village ni aucune vallée du monde. De cette solution découle la question la plus évidente qui soit, celle de savoir s’il aime Cassandre plus que son père.

Mais si le cœur de Gorneval bat plus fort pour la princesse, c’est sans nul doute parce qu’il ne connaît qu’elle et qu’il ne peut accorder à son père qu’un amour contraint. Pour ne jamais l’avoir connu ni même approché, il sait que les sentiments qu’il lui porte ne sont que le fruit d’une éducation qui lui dictait d’aimer ses parents. Loin de n’être capable que d’un amour exclusif, il ne peut considérer les sentiments qu’il porte à Cassandre comme ceux qu’il porte à quelqu’un qu’il ne connaît pas. Son père n’est peut-être pas un étranger mais il y ressemble pourtant par la force des choses. Choisir une solution dans ces conditions, l’oblige à considérer les penchants de son cœur. Ces derniers le renseignent de manière claire sur la situation. Alors, pour se donner bonne conscience, il tourne le problème dans tous les sens et arrive à la conclusion que laisser les choses se faire, c’est aussi refuser de changer le passé. Dans cette optique, la solution ouvre la porte à de futurs reproches. Une deuxième chance s’offre à lui, grande et lumineuse ; la laisser filer c’est comme nier que sa vie d’antan était imparfaite et considérer qu’il ne regrette rien de ce qu’il a fait. Ceci n’étant pas le cas, la solution est désuète.


Dans les deux solutions qui lui restent, celle qui consiste à abattre Gwendal, oriente sa décision dans le sens de ce qu’aurait voulu Périnis. Toute sa vie durant, ce dernier l’a élevé dans la haine contre le chevalier à l’armure d’or. La solution paraît donc comme quelque chose d’acquis pour lui. Mais regarder le problème comme cela, c’est occulter toute l’énergie qu’il a dépensée pour combattre les idées belliqueuses de son maître d’armes. La conviction et la détermination dont il usa pour imprimer à la Vallée des Larmes, une trajectoire dénuée des salissures de la guerre, étaient nées en lui. Et s’il exista quelque chose dont il fut fier, ce fut bien de cette volonté accrue au fil du temps et qui s’opposa à la volonté omniprésente de Périnis de tout détruire sur son passage. Lidan devint une sorte d’obsession à laquelle il ne comprendra jamais rien. La solution s’étiole ainsi dans son esprit, malgré les divergences qu’elle y fit naître.

C’est donc à la suite de cette conclusion pas tout à fait accomplie, que le jeune garçon ne vit plus qu’une seule solution s’offrir à lui. Intervenir pour empêcher le sang de couler à nouveau, devint celle pour laquelle il n’existera pas de forte opposition. Pour avoir contenu la volonté de Périnis, il sait qu’en lui, existe une force nécessaire pour contrer celle de son père. Quand bien même, cette force n’existerait pas, il désire tant en produire les effets, qu’il est certain de pouvoir la développer. Contrecarrer les desseins de Dinas et de Gwendal, lui apparaît tout à coup bien plus supportable que de les savoir morts. Sa décision se profile alors comme une évidence à laquelle il ne peut trouver de défaut. Le simple fait de s’imaginer Cassandre près de lui, alors que son père règne sur Lidan est un rêve qui lui paraissait inaccessible et qui devient subitement à la portée de son épée de légende. La Belle deviendrait, à défaut d’être la princesse de Lidan, sa Reine incontestée, une souveraine radieuse et adorée qui marquerait le pays de son empreinte sublime.


L’assurance du jeune homme grandie au fil du temps. Il compte sur une parfaite sûreté de ses sentiments et de ses désirs pour envisager de se mêler au groupe qui se bat. Tout ce qu’il désire, en voyant cette deuxième chance s’offrir à lui, c’est de ne pas souffrir de regrets ou de doutes. L’assurance qu’il fasse le bon choix, est nécessaire – primordiale – pour que l’avenir ne soit jamais entaché d’un quelconque sentiment d’amertume. Ses yeux balayent l’horizon flou qui ondule derrière les rideaux ternes d’un brouillard surnaturel. Il continue d’observer les belligérants tout en attendant le moment fatidique. Son regard suit chaque geste, chaque mouvement de Gwendal. Dans la masse, son attaque sur Dinas risque d’être noyée et presque imprévisible. C’est pour cela qu’il se tient prêt. Son bras doit stopper l’épée du père de Cassandre avant qu’il ne s’abatte sur la poitrine du Roi de Lidan. Périnis lui avait décrit la scène avec une si grande précision, que ses souvenirs se superposent à la réalité des faits. Les mots de son maître d’arme, résonnent au cœur de cette improbable tourmente qui investie les lieux. Son visage marqué par la vingtaine d’années qui le séparent de l’instant présent, se dessine sur le heaume sombre du premier chevalier de la couronne. Son sourire, son regard froid et sa peau mate, tracent sur la toile poudreuse, le reflet de sa vie d’antan. Cassandre l’appelle du fin fond de ses souvenirs déchirés ; elle lui demande de venir la rejoindre, de venir en aide à son père et au sien pour qu’ensemble, ils finissent ce qu’ils avaient commencé à construire. L’assurance du jeune garçon s’amplifie pour devenir franche et massive. Elle l’investit et le marque telle la foie du pénitent, grossit pour devenir aussi parfaite que l’un de ces sentiments dont on ne doute jamais. Orphée trépigne, s’ébroue et tente de faire réagir son maître qui se perd en de profondes et inextricables pensées.

Aussitôt, le chevalier noir abaisse son ventail et en un geste sublime, dégaine son arme en brandissant sa lame rutilante au travers des voiles laiteuses de la brume. Son regard se focalise sur Gwendal et son armure aux couleurs du Lidan qu’il connaît. Ses talons fouettent les flans d’Orphée qui bondit en avant. Sa cape se soulève dans l’air gris et terne de la vallée. Toute la lumière qui glisse sur son armure, semble jaillir du plus profond de son être, transformée en une lueur éblouissante qui s’échappe de sa silhouette comme autant de flèches d’argent. Sa course est silencieuse et précise. Il s’enfonce bientôt dans le périmètre proche du groupe. C’est le moment qu’il choisit pour raffermir son sa sur le manche de son arme.

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