I

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Le soleil se couche sur les vestiges d’un royaume idéal. Lidan glisse inexorablement le long des pentes abruptes d’une nuit tragique et mélancolique. Au milieu de ses terres ensanglantées, le souverain redevenu par la force des choses, un chevalier aussi triste et noir que son armure, décide de quitter à jamais cet endroit. Ses courbatures, ses blessures le font souffrir, mais elles ne peuvent l’empêcher de grimper sur Orphée. Il harnache sa monture des vivres et de l’eau dont il a besoin et pose sur le corps de son armée, le regard triste d’un homme qui a tout perdu. Silencieux et digne, il accepte le regard accusateur de tous les hommes qui croyaient en lui. Mais, seul, son dernier espoir est de trouver refuge loin, très loin d’ici, là où le nom de Lidan n’est rien et où celui de Gorneval est celui d’un étranger. Il met son destrier en route alors que Cassandre réapparaît subitement dans ses pensées. Son sourire illumine ses souffrances et sa voix le rassérène un instant. Il se souvient avec une précision exemplaire, des traits de son visage et des détails qui ont fait que son cœur s’est mis à battre pour elle. Tandis que la forteresse de Lidan disparaît peu à peu dans son dos, le Roi se remémore avec exactitude, une conversation qu’il avait eut avec elle. Ils avaient échangés des propos concernant un pays lointain que la Belle évoquait avec émerveillement. En recoupant ces souvenirs avec ceux du récit de Périnis à propos de l’Orée des ténèbres, il réalise tout à coup la valeur d’une telle réminiscence. Une partie du poids de ses remords s’évapore à la lueur de ces souvenirs encore un peu nébuleux. Il poursuit le fil de ses pensées et se remémore le nom de cette vallée magique que la Reine de ses nuits décrivait avec tant de bonheur. La Vallée des Cœurs Perdus est un nom que l’on oublie difficilement tant il évoque de choses différentes et contradictoires. De prime abord, le Roi aurait envie de sourire en s’imaginant cette contrée idyllique où paissent joyeusement moutons et chèvres aux couleurs éclatantes. Mais la vallée d’émeraude est peut-être le lieu où se trouve Cassandre. Gorneval voit tout à coup dans la conversation anodine qu’ils avaient eu, une tentative de la princesse de lui communiquer un message qu’il comprend aujourd’hui seulement. Son espoir est si grand et sa volonté d’y croire si importante, que tous les détails dont il se souvient, deviennent des preuves supplémentaires pour corroborer son hypothèse.

Toutefois, s’imaginer Cassandre dans la Vallée des Cœurs Perdus, implique qu’elle ait traversé le domaine du dragon de l’Orée des Ténèbres. Sa beauté radieuse n’aurait sans doute pas opposé grande résistance à la fureur de la bête immonde. Mais il s’agit du dernier espoir du souverain déchu et c’est ceci qui le décide sans doute à partir. Son regard est fixé sur l’horizon taché du sang de ses hommes qui jaillissent d’entre les ombres pour peindre le ciel de la couleur de leurs vies perdues. Ils l’accompagnent par l’esprit, une présence que le jeune homme ne refuse pas, loin s’en faut. Il voudrait s’enrouler dans ce manteau rougeoyant pour se mettre à l’abri de la colère des ténèbres et repousser les assauts de la déprime. Il aimerait pouvoir s’emparer de leur force évaporée, de leur conviction et de leur volonté pour affronter le malin qui est tapi quelque part non loin de lui et qui l’épie. Investi de cette force incommensurable, il ne sera pourtant pas débarrassé de cette conscience lourde, pesante et accablante qui le suivra sa vie durant. Cette difficile prise de conscience ne l’empêche pourtant pas de forcer l’allure. Orphée, docile répond avec une infinie justesse, comme s’il comprenait ses désirs.

Ainsi, malgré la peur, somme toute peu présente dans l’esprit du Roi, l’impatience se fait sentir. Le destrier accélère le pas jusqu’à ce que la forêt soit en vue. Ce monument miraculeux et maléfique à la fois, dresse sa silhouette massive sur fond de ciel mordoré. De grandes taches mauves et rouges, traversent encore les cieux, comme pour fêter l’arrivée du souverain en des terres nouvelles. Mais l’impatience qui le poussait jusqu’ici, faiblit et disparaît. Voir le superbe édifice de verdure, lui glace les os. Il décide de mettre pied à terre pour installer un campement sommaire qui lui permettra de manger tout en poursuivant son cheminement de pensée. Ses idées se bousculent. Cassandre transpire de chacune d’entre elles, comme une lectrice attentive de ces pensées fugaces. Gorneval veut croire qu’elle guide ses envies de telle sorte qu’il la rejoigne au plus tôt. Sa présence lui manque aussi vivement que le premier jour, aussi pesamment que si elle venait de le quitter. Son désespoir s’est certes transformé en une étouffante résignation, il ne s’est pas pour autant effacé totalement encore aujourd’hui.

Le souverain mange sans y prêter attention. Sa nourriture est sans saveur, à l’image de sa vie depuis que son adorée est partie. Le jeune garçon ne peut véritablement attacher une quelconque responsabilité à la princesse quant au déclenchement de la guerre. Cependant, il ne fait aucun doute pour le chevalier, que sa présence aurait servi les intérêts communs de Lidan et de la Vallée des Larmes. Mais comment exprimer un aussi vague reproche à celle qu’il chérit et vénère le nom au travers de ses rêves ? La grandeur de ses sentiments lui fait oublier que la jeune femme est partie de la manière la plus détestable qui soit. Le mal qu’elle a répandu autour d’elle, ne fut pas aussi glorieux que les sentiments intacts qu’il porte en lui, envers et contre tout. Malgré la guerre et, qu’il le veuille ou non, un ressentiment certain, il ne peut se défaire de cette image merveilleuse qu’elle lui impose jours et nuits. Mortifié par des émotions aussi contradictoires, ses yeux brillent de chagrin. Ses poings se serrent comme pour broyer son imaginaire qui, il le sait, lui fait miroiter un avenir qui n’est pas possible. En s’allongeant sur sa couche improvisée faite de mousse et d’herbes couchée, son regard quitte le dessin fantomatique de la forêt maudite pour rejoindre celui des étoiles. Le sommeil tarde à l’emporter en des lieux plus gracieux et plus frais. Ses songes lui font oublier trop fugacement que la guerre a fait rage et qu’au sortir de cette barbarie, il est le seul rescapé de son royaume.

Cet instant de répit, trop court ou trop assujetti au drame qui enfle dans son cœur, a tôt fait de s’évaporer dans les limbes de la nuit. Il se réveille douloureusement et reprend la route. Son esprit traumatisé éclabousse son corps tout entier de la fatigue accumulée pendant la guerre. Ses membres courbaturés le font souffrir de manière continue et son dos lui interdit le galop. Sous son heaume éclatant d’une noirceur inquiétante, son visage traduit des sentiments moins violents qu’ils ne le sont en vérité. Le chevalier noir, agit comme si le regard de Cassandre pesait sur lui à chaque instant. Il tente de faire bonne figure, aussi ridicule que cela puisse paraître, même seul au milieu d’une vallée dénuée de la moindre existence. Cette apparence étant la dernière chose qu’il puisse sauver, il s’y accroche comme à un ultime espoir désespéré, comme à celui de revoir sa princesse. L’apparence est le lien qui le rattache à son passé où le chevalier noir le faisait rêver. Son allure, sa prestance, étaient des images qui tapissaient ses songes. Aujourd’hui encore, il aime cultiver ce passé dans sa mémoire ; aujourd’hui plus qu’hier et peut-être moins que demain, il veut absolument, non pas retrouver la pureté de son enfance envolée, mais plutôt, retrouver le Gorneval gai et insouciant d’avant le drame de la guerre.

C’est en tentant de retrouver des sensations corrompues par l’absurdité d’une violence acharnée, qu’il approche de l’Orée des Ténèbres. Mais sa marche est lente, aussi lente qu’il le peut. Et plus il approche la lisière de la forêt, plus les pas d’Orphée se raccourcissent. Il voit se dessiner avec une précision grandissante, les différents étages de feuillages qui forment la cathédrale de verdure. Les souvenirs qu’il a de cet endroit sont à mille lieues de ressembler à cet édifice merveilleux. Les plus beaux contes n’auraient jamais pu décrire l’infini mystère que dégage un tel monument naturel. Ses couleurs, sa fraîcheur ainsi que sa noirceur et son atmosphère, lui confère une image teintée d’une profondeur insondable. C’est peut-être cette richesse qui force le Roi à mettre pied à terre alors qu’il se trouve à une vingtaine de pieds de l’entrée de la forêt. Il désarme Orphée et s’assoie sur un tapis d’herbes épaisses et fraîches. Son regard ne quitte pas les entrailles des ténèbres, comme s’il tentait déjà d’y déceler la présence du dragon. Son destrier s’ébroue et sonne la fin de son éveil. Le Roi s’allonge et s’assoupit rapidement. La nuit tombe dans un silence qui n’existe qu’ici et accompagne le sommeil de son enfant des ténèbres, revenu d’entre les enfers pour visiter son cœur de verdure.

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