IV

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Au petit matin, alors que le soleil illumine à peine l’horizon, Périnis se dresse à l’entrée de la tente de son ancien élève. Déjà harnaché de son armure de combat, le guerrier demande au jeune homme de se hâter. Sa voix a perdu de sa douceur et résonne désormais comme le son du glas dans l’épais brouillard du sommeil à peine dissipé de Gorneval. Ce dernier en ouvrant les yeux, remarque la silhouette droite et impérieuse de son maître d’armes dans l’embrasure faiblement éclairée de la tente. Il se détache avec prestance, du tableau gris et terne que joue la nature dans son dos.

Une curieuse impression parcourt l’esprit du jeune Roi. La grisaille ambiante, la fatigue et la peur se mêlent entre elles pour lui donner des sensations qu’il n’apprécie guère. Lorsque ses deux écuyers entrent pour lui faire sa toilette et l’aider à enfiler son armure, une panique très nette s’empare de lui. Les sentiments qu’il porte aux siens s’amplifient et la présence de Périnis devient rapidement d’un réconfort jamais égalé. Mais le temps presse et les humeurs étranges du Roi passent au second plan. La route jusqu’à Lidan avec ses six cent hommes, risque d’être longue et pénible. Le silence aide le jeune garçon à faire le tri dans ses émotions et à calmer ses craintes les plus vives.

En passant sa cuirasse, le Roi remarque à la lueur du jour naissant, la couleur étrange dont s’est imprégnée son armure. Fasciné par un tel mystère, il ne peut détourner le regard du miroir qui lui renvoie son image. L’allure que lui donne une armure si précieusement découpée se rapproche de façon étonnante de l’idée qu’il se faisait de celle du chevalier noir. Lorsqu’il range Titane à sa ceinture, l’impression de donner un sens à sa vie remporte le combat de ses appréhensions. Il jette un dernier coup d’œil dans le miroir puis sort avec empressement de la tente royale. Une armée entière l’attend. Six cent hommes de traits rangés dans cinq colonnes distinctes aux pieds du château en ruine. Face à chaque colonne se trouve le commandant de section que Gorneval a nommé la veille. Un silence pesant s’imprègne de la vallée à l’arrivée du Roi et de son escorte personnelle. Le ciel est bas et fait peser la menace d’un orage dans les heures prochaines. Orphée est amené sellé à son maître qui remarque immédiatement son chanfrein, rappelant étrangement la couleur de son armure. Un valet tend le heaume noir au Roi et s’éclipse promptement. Ce dernier ne se sent pas capable de rompre le silence pour annoncer quelques banalités à son armée. Il se tait et demande au commandement de faire avancer les colonnes en direction du plateau de Lidan. Dans un bruit sourd de métal qui s’entrechoque et de terre piétinée, l’armée de la Vallée de Larmes se met en route vers son destin. Le Roi grimpe sur Orphée, attache une longue cape noire à ses ailettes et enfile son heaume. Le chevalier noir, en tête de son armée des ténèbres, marche sur Lidan avec cette imperceptible sensation d’appartenir à un groupe, une unité, un tout que la guerre ne pourra jamais leur retirer, quoi qu’il arrive.

“ Connaissez-vous les effectifs de Lidan ? ” Demande Gorneval à son maître d’armes devenu par la force des choses, son plus proche conseiller.

“ Il doit exister pas moins de cinq mille hommes sur tout le territoire de feu votre père. Cependant, en ce qui concerne la citadelle, l’armée se réduit certainement à quelques huit cent peut-être neuf cent hommes aptes à se battre. ”

Le visage de Gorneval ne trahit aucune émotion derrière la visière de son casque. Il détourne le regard et plonge ses yeux dans l’absolu néant de ses pensées. Cassandre y fait une apparition durant laquelle son cœur bondit d’un amour tonitruant. La flamme de sa passion ne s’étiole pas au fil du temps qui passe. Plus les jours les séparent, plus Gorneval sent en lui, la douleur de son absence grandir entre les parois rétrécies de son cœur aimant. La surface de ses yeux se recouvre d’une pellicule de larmes, que seule la princesse est capable de faire apparaître. Son départ résonne encore dans son cœur comme le retentissement fracassant d’une lourde défaite de laquelle il ne se relèvera peut-être jamais. Mais la guerre et les soucis qu’elle lui procure, ont tôt fait de le rappeler à son souvenir. Les larmes se sèchent et ses pensées se concentrent à nouveau sur sa route, son devoir et ses engagements.

“ Essayez-vous de me dire que nous serons en très large infériorité numérique ? ”

“ En effet, mais ceci ne m’inquiète pas outre mesure Sire. La défense d’une citadelle comme celle-ci implique tant de sacrifice que nous n’aurons pas à forcer le destin pour qu’elle nous cède, elle et ses combattants. ”

“ Qu’entendez-vous par-là ? ”

“ Usons de la tactique de Gwendal lorsqu’il a ravit la forteresse au Roi Dinas. Il avait attaqué très largement la première nuit mais les forces s’étant épuisées, il avait attendu que le ravitaillement devienne problématique avant de lancer de nouvelles offensives, plus lourdes celles là, afin de faire céder la lourde porte et nous forcer à combattre au coude à coude. ”

“ N’est-ce pas une tactique trop difficile à mettre en place avec notre modeste armée ? ”

“ Souvenez-vous toujours que nos adversaires ne sont pas sensés connaître les effectifs de notre armée. Or, en temps de guerre, la confiance qu’ont les hommes en leur chef est un facteur primordial dans la réussite ”

Le Roi cesse de poser des questions et accélère le pas pour rejoindre Audret, en tête d’une colonne d’une centaine d’hommes de traits. Les catapultes, le bélier et les tours de beffroi sont tractés par de puissants bœufs. Cependant, la mise en route de cette logistique implique un ralentissement certain de la manœuvre. Gorneval s’en inquiète au plus haut point. Etre obligé de poser le campement avant d’arriver à Lidan serait comme faillir à sa parole. Nous dormirons à Lidan, avait-il dit, sans imaginer que la progression serait si lente. De plus, à l’arrivée de la pluie et des éclairs, il s’impatiente.

“ Crois-tu que nous arriverons à Lidan avant le coucher du soleil ? ”

“ Certainement pas mon ami ! Le plateau est encore à une journée de marche et l’allure est loin de celle d’une marche ! ”

Une sorte de panique s’empare alors du souverain. Le voilà désormais à la place de ceux pour qui la parole et les promesses ne sont rien. Effondré d’apprendre la nouvelle, il demande aussitôt d’augmenter la cadence. Le regard accusateur et interloqué de Périnis n’y change rien. Le Roi est décidé à répondre à sa parole et à donner satisfaction à son armée. Derrière elle, c’est un peuple tout entier qui est désireux de croire en la parole de son maître. C’est du moins ce dont ce dernier tente de se persuader pour se donner bonne conscience. Les tentatives de rappel à la raison d’Audret n’y feront rien. En tête du cortège, il active la cadence et tente d’approcher le rythme d’une marche en oubliant un peu vite que les tours de beffroi sont des engins au poids important. Son maître d’armes tente de se persuader du bien fondé de son idée pourtant si mal venue. Les principes du jeune homme sont bien trop ancrés en lui pour essayer de lui faire entendre raison. Sa promesse est une chose sur laquelle il ne reviendra pas. L’avenir lui apprendra patience et diplomatie, se dit secrètement Périnis en regardant son fils spirituel dans son armure de combat. Son allure ressemble étonnement à celle de Dinas et pendant un instant le preux se laisse aller à rêver que ses succès de guerre auront un écho positif sur le combat à venir.

La marche de l’armée de la Vallée des Larmes s’avère encore plus difficile que prévue. Au cœur des ténèbres, fouettés par des rafales de vent emportant avec elles de véritables trombes d’eau, les hommes persistent à avancer. Piégé par le temps, Gorneval voit à l’horizon le salut de son armée en la présence d’une parcelle de ciel bleu. Cependant, les vents repoussent sans cesse cette trêve qu’il espère plus qu’elle n’existe. Son obstination force ses hommes de traits à forcer l’allure dans la boue et la morsure redoutable du froid qui s’infiltre entre eux aussi pernicieusement qu’un serpent dans les herbes. Les premiers cris de douleur ne tardent pas à se faire entendre mais les oreilles du souverain ne veulent rien écouter. Périnis tente lui aussi de faire saisir à son maître l’importance d’une halte, proposant un retrait stratégique, sans que ce dernier n’y prête la moindre attention. Après une journée presque entière de marche, les hommes et les bêtes, à bout de force, n’osent même plus stopper leur avancée tellement l’assurance de Gorneval les impressionne. Mais, arrivés au bout d’eux-mêmes, certains d’entre eux tombent et ne se relèveront pas, piétinés par ceux qui les suivent.

Enfin arrivés au pied de la colline de Lidan, les troupes s’effondrent littéralement de fatigue, ce qui les oblige parfois à dormir à même le sol, dans la boue ou des ornières de terre détrempée. L’absurde obstination de Gorneval a fait un mal redoutable à ses hommes sans qu’il s’en aperçoive, trop soucieux de parvenir à bon port dans les délais qu’il s’était fixé. De plus, plongeant très vite dans les méandres du sommeil, le garçon ne verra pas les douleurs atroces dont se plaignent ses sujets ; les crampes, brûlures et autres courbatures qui jettent un doute extrême sur l’accomplissement de leur tâche du lendemain. De son coté Périnis, aveuglé par la magistrale réussite de son élève, ne veut croire à la réalité des faits. – Ce garçon à la chance avec lui, le destin a choisit son camp – ajoute t-il à voix haute alors qu’il tente de percevoir le soleil se coucher au travers des épais nuages noirs qui bouchent l’horizon du versant Ouest de la citadelle.

La position choisie abrite les troupes des regards des vigies ennemis. Un peu en retrait de la vallée, les hommes de son souverain légitime dorment d’un sommeil réparateur lorsque les commandants de sections décident de lever le camp. L’aube pointe à peine et les organismes sont encore vivement marqués par les épreuves de la veille. Certains demandent grâce, mais n’obtiennent que quelques instants de repos supplémentaires, accordées par Périnis, revenu à la réalité qui constate l’étendue des dégâts. L’orgueil du Roi a réduit considérablement les chances de réussite. Mais comment lui annoncer cela quand il refuse jusqu’à croire au déclin des forces de ses hommes ?

“ Sire, il serait de bon ton d’observer une demi-journée de repos pour mettre toutes les chances de notre coté ! ”

“ Jamais de la vie ! Quand le soleil se lèvera, nous serons à découvert et anéantiront toutes chances de vaincre. Il faut user de l’effet de surprise et tenter de multiplier les effets tactiques pour que notre armée ne paraisse pas aussi réduite qu’elle ne l’est en vérité. ”

“ Mais les hommes sont fatigués ! ”

“ Ils auront bien assez l’après-midi que je leur accorde pour se préparer afin de se remettre de leurs émotions. ”

La dureté des propos du Roi ressemble fort à une sorte de folie camouflée sous des devants autoritaires. Périnis ne l’accepte pas et demande conseil à Audret.

“ Il n’est pas homme à renoncer ! Son obstination est la même qu’il s’agisse d’amour ou de guerre ! Vous ne parviendrez pas à lui faire entendre raison... ”

Comme s’il connaissait déjà cette phrase par cœur, le preux retourne dans les rangs et attend les instructions du Roi. Ce dernier enfile son armure, grimpe sur son destrier.

“ Que les cavaliers gardent la position, nous partons nous masser sur le parvis de la citadelle ! ” Profère t-il en brandissant Titane au-dessus de sa tête, puis en indiquant la direction du château.

Dans un silence quasi religieux, les hommes suivent leur Roi. Ils se postent avec discipline en colonne, face à la citadelle. Les catapultes et les tours de beffroi sont encore camouflés. Seul le bélier apparaît sur le champ de bataille. Gorneval, impatient et nerveux, tente de contenir l’excitation de sa monture. Il brandit une nouvelle fois son épée afin de marquer sa présence sur les lieux et alerter les vigies de la forteresse. Derrière les rampants, une certaine agitation se fait sentir. Des centaines d’arbalétriers se regroupent derrière les crénelages. Des cavaliers sont armés et des chaudrons d’huile, mis sur le feu. Une cinquantaine de foyers sont allumés pour alimenter les guerriers et les issues sont renforcées. Gwendal monte sur son cheval et sort promptement, accompagné d’une escorte importante.

“ Quel est cet attroupement ? Je n’ose comprendre ! ”

“ Monsieur, nous répondons à votre attaque ! A moins que vous décidiez de quitter les lieux sur-le-champ, je me verrai dans l’obligation de vous déclarer la guerre à vous et à vos mercenaires. ”

Le père de Cassandre part d’un rire sardonique que Gorneval prend comme de la moquerie. Le ridicule de la situation apparaît là où il n’aurait pas lieu d’être et le Roi en est la victime innocente, trop faiblement assuré de ses convictions.

“ La guerre dites-vous ? Mais qui êtes vous pour revendiquer des terres qui m’appartiennent de droit ? ”

Périnis ne laisse pas le temps à son élève de répondre, trop content de sortir de l’ombre pour évoquer à son ennemi leur passé commun.

“ Il s’agit de Gorneval III, fils de Dinas Ier, Roi de Lidan et de la Vallée de Larmes, légitime souverain des terres que tu foules ! ”

“ Périnis ! Quelle heureuse surprise ! Cet enfant est donc le fils de ton maître ? ” L’homme part encore de son rire le plus froid mais n’ajoute rien avant de repartir chercher refuge au sein de sa forteresse. Seuls quelques mots sourdent de sa fuite, hachés par le galop sonore de sa monture.

“ Que la guerre commence ! ”

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