II

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Les deux jeunes gens engagent une conversation qui a eut du mal à éclore. Ils se sentent finalement très vite à l’aise et le flot de leurs paroles va en s’accentuant. Gorneval se sent investi d’une plénitude croissante et se demande curieusement, comment peut bien se sentir la jeune femme qui est à coté de lui.

Elle et lui, échangent tout d’abord quelques banalités qui leur permettent de prendre de l’assurance. Ces mondanités épuisées, le silence revient de plus belle autour des deux compagnons. Mais cette fois, le jeune garçon, téméraire et décidé, empêche la gêne de s’emparer de lui, et continue de converser posément, comme il sait le faire en toutes circonstances.

“ Comme cela doit être agréable de pouvoir déambuler à sa guise dans ce jardin ! ”

“ C’est exact ! Mais la contrée dont vous êtes le prince, ne possède t-elle pas de lieu identique à celui-ci ? ”

Gorneval hésite un instant à dire toute la vérité à sa charmante princesse. Il hésite à lui parler de La Vallée des Larmes, de Périnis et d’Eléonore. Mais l’espoir qu’il voit briller au fond de ses yeux, est comme un joyau dont il sait qu’il est l’unique gardien. Il ne saurait décevoir la jeune femme et décide ainsi de mentir. Il se persuade que ce mensonge, insignifiant, ne saurait nuire ni à l’un ni à l’autre et se donne bonne conscience. De plus, dans le contexte dans lequel il se trouve, il ne saurait envisager un quelconque avenir à leur rencontre. Le mensonge n’a donc aucune importance puisqu’il ne pourra nuire. Il vit l’instant présent. D’ailleurs, la notion d’avenir avec Cassandre est tout à fait abstraite en ce qui le concerne ; pour autant qu’il sache, il n’existe ni cœur, ni sentiments amoureux dans la poitrine d’un chevalier comme lui. Comment pourrait-il donc y avoir un avenir entre elle et lui si ce handicap s’avère exact ? L’idée ne se pose pas pour lui. Tout ce dont à quoi il pense, est de poursuivre cette marche lente en compagnie de Cassandre et de continuer de sentir en lui, bouillonner la Vie.

“ Chez nous, les jardins sont pauvres. Il s’agit d’un château destiné à la guerre et non pas à l’apparat ”

“ La forteresse de Lidan à une histoire, elle n’est pas seulement la citadelle d’apparat que vous dépeignez avec tant de mépris. Elle est la forteresse d’un Roi très puissant et adoré par son peuple. ”

Gorneval ne sent plus ses membres. Le monde vacille autour de lui. Un seul mot maladroit a suffit à faire basculer son bonheur en drame sans équivoque. Il tente de se racheter aussi gauchement que précédemment et sombre dans une sorte de léthargie tragique qui l’empêche de raisonner lucidement.

Mais la maladresse d’Ogrin, amuse la belle princesse. Ses tentatives infructueuses pour gagner à nouveau les quelques grâces qu’elle lui a accordées, la touche profondément. Elle sourit par amusement et lui explique que cela n’est rien. Elle poursuit alors son histoire. Le Roi la suit avec encore en bouche, le goût amer de son désespoir qui fut aussi fulgurant que fugitif.

“ Ce Roi portait le nom de Dinas. La Reine de l’époque, était, dit-on, une fort belle femme et tous deux s’aimaient d’un amour sans partage. Son nom était Ygrène et le peuple adorait à les savoir heureux. ”

“ Pourquoi ai-je l’impression que votre histoire se finit mal ? ”

Cassandre adresse à son invité, un sourire tendre qui déchire le ciel de ses plus beaux songes.

“ Parce que ces deux souverains ont vu le drame se pencher sur leur bonheur. Comme vous avez raison de vous méfier de cette histoire ! Dinas, en voulant combattre des assaillants de Lidan, est tombé. Ygrène, par la suite, est morte de chagrin et de fatigue, en donnant naissance à un enfant mort-né. Le château est donc tombé entre les mains des barbares. Mon père, le Roi Gwendal, les a chassés et a repris possession de la forteresse. Il aurait été très proche de Dinas dans sa jeunesse et il serait le seul survivant de cette époque glorieuse de Lidan. ”

“ De quelle contrée Gwendal était-il donc le souverain ? ”

“ Il n’était pas alors le souverain qu’il est aujourd’hui. Il m’a conté l’histoire de Dinas en m’assurant que ce bon Roi pour qui il était le plus dévoué, lui aurait demandé de reprendre la citadelle s’il lui arrivait malheur à lui et à Ygrène. ”

“ Gwendal a donc été sacré Roi à la chute de Dinas ? ”

“ En quelque sorte ! Mais je crois qu’il est temps de rejoindre la salle du dîner. Nos convives doivent nous attendre ” Remarque Cassandre en se retournant vivement et en entraînant Gorneval avec elle.


Lorsque la main de la princesse glisse le long de la sienne, Gorneval découvre la douceur de sa peau. Son contact agréable et caressant lui procure un plaisir dont il ne connaît pas encore les limites. En plus de la sensibilité que ce contact lui inspire, il décèle une tendresse qui ne lui est pas familière. Sous les caresses de ses doigts, des frissons courent et traversent son être tout entier. La main de la douce Cassandre serre le poignet déganté du jeune homme. Elle l’attire avec elle dans les couloirs lumineux de son palais de rêve. Ils se rendent promptement jusqu’à la salle du dîner où plusieurs invités attendent. Parmi eux, se trouve le jeune et beau prince que Ogrin avait remarqué aux cotés de la princesse le jour de la joute.

“ Ogrin ! ” s’écrit l’un d’eux d’une voix tonitruante. Ses armes sont vertes et grises. Gorneval met du temps avant de reconnaître celui qui l’avait vaincu lors de la joute.

Le reste de l’assistance est exclusivement composée de preux en uniforme de parade. Son armure fait alors bien pâle figure devant un tel étalage de luxe et de décorations en tout genre. La honte le gagne et même le contact avec Cassandre a du mal à le calmer. Une sorte de panique s’empare de lui. Il voit le regard de la princesse changer, ses doigts relâchent leur emprise, et lorsqu’elle le peut, sa main quitte son bras. Ogrin est convaincu qu’elle se détache de lui, de peur de montrer à tous ces prétendants, la tendresse dont elle a fait preuve envers un modeste prince en armure rouillée. Le dauphin accepte très mal que le contact qui les liait se soit rompu d’une manière si ambiguë. La vérité est que le jeune Ogrin a tissé en quelques instants, les liens d’une dépendance inquiétante avec la princesse. Il ne ressent cependant pas cette dépendance comme telle. Pour lui, le besoin de la sentir près de lui, se traduit par une furieuse envie d’être seul avec elle le plus longtemps possible. La présence de tous ces preux est comme une barrière entre elle et lui. Ils rompent sa dépendance et créent un vide autour de lui ; un vide qu’il ne connaissait pas encore et dont il vit douloureusement les premières instants.

Sa première réaction est d’être tenté de fuir. Il se retourne vers Cassandre et s’apprête à lui annoncer son départ, avec un regret immense. Mais lorsqu’il plonge ses yeux dans ceux de la princesse, ce dernier perd toute envie de partir. Les mots qu’il ne prononcera jamais encombrent sa gorge nouée mais ne la franchissent pas.

“ Prenez place à ma droite, Prince Ogrin ”

Une clameur sourde s’échappe de l’assistance. Gorneval lit dans les regards des convives, un peu de haine, du mépris et parfois de la moquerie. Il ne comprend cependant pas pourquoi on lui voudrait tant de mal. Tous semblent prétendre aux faveurs de Cassandre. Mais selon son éducation religieuse, la notion de prétendant ne lui évoque, ici, rien d’autre qu’une vile position d’attente laborieuse car elle n’a de grâce à ses yeux, que s’il s’agit de « prétendre » au Royaume des cieux.

“ Qu’en est-il de votre blessure cher prince ? ” Lance l’un des chevaliers attablé.

Gorneval le regarde et jauge l’étendue de son sérieux. Un petit sourire narquois redresse les commissures de ses lèvres. Le jeune homme comprend combien sa présence n’est pas la bienvenue et comprend un peu mieux le réflexe de la princesse. Le jeune Roi est encore debout et se tient droit à coté de la porte. Cassandre l’invite à nouveau à s’asseoir. Il ne l’entend pas. Il sent la pression des regards accusateurs de tous ses anciens adversaires, venus se venger de leur défaite.

“ …votre blessure ? ” réitère l’un des preux.

Gorneval repense alors à tous les efforts d’Audret pour camoufler la plaie, puis à tous les efforts qu’il avait encore consenti pour le soigner avec les onguents de sa fabrication.

“ Ma blessure se porte bien … ” Il reprend de l’assurance en pensant à sa voisine qu’il n’ose pas regarder en face. Son regard la fuit alors qu’il sent ses yeux le fixer. Elle tente une nouvelle fois de le rasséréner en lui chuchotant quelques mots. Après une hésitation de courte durée, le jeune homme s’assoit, un sourire de circonstance accroché aux lèvres. Ses joues sont rouges de honte et son regard est devenu fuyant. Il est très loin de ce guerrier impitoyable qui avait fait perdre leur sourire à tous ceux qu’il a en face de lui aujourd’hui.


En l’absence de Gwendal, parti en campagne sur le versant nord du conté, le dîner se poursuit dans une ambiance plus conviviale. Les guerriers redoutables que le dauphin a en face de lui, finissent par lui paraître sympathiques. Leur sourire et leur humour pertinent, font d’eux des hommes estimables et des chevaliers intelligents. Le jeune garçon n’a pas de mal à s’adapter à leurs manières et à leurs coutumes. D’ailleurs, ce dernier se détend lentement, aidé par l’alcool qui coule à flot tout autour de lui. Cassandre donne l’impression de s’amuser et pour celui qui l’aime sans le savoir encore, ceci est de loin la chose la plus importante. Grisé par le vin, le jeune homme finit par oublier ses craintes et se surprend à regarder fixement la belle princesse aux cheveux d’or, celle dont il rêve continuellement sans savoir pourquoi et dont il sait qu’un lien intense le lie à elle pour l’éternité. Son rire éclatant, résonne encore au milieu de ses pensées brumeuses quand elle demande à tout le monde de bien vouloir l’excuser et qu’elle décide de quitter la petite assemblée réunie pour le dîner. Le soleil est alors déclinant et l’humeur d’Ogrin va de paire. La jeune femme est partie sans un regard, sans un mot. Elle s’est levée, et dans un geste ample, elle a quitté les lieux. Les yeux de son plus fervent admirateur l’ont poursuivie jusqu’au moment où elle a disparue derrière la porte. Son âme s’est alors remplie d’une profonde et terrible déprime. Ne pas savoir quand il la verra à nouveau, le plonge dans l’incertitude ; un sentiment qu’il répugne. Effondré sur son banc, il regarde sans comprendre les prétendants, quitter la salle. Dans son atroce affliction, il n’entend pas les moqueries qu’on profère à son encontre et dont il n’a pas besoin pour se sentir mal à l’aise. Il plonge son visage entre ses mains et se penche jusqu’à rencontrer la table. Une fois que tout le monde est parti et qu’il se retrouve seul, assis au bout de la table, il lève la tête et regarde par la fenêtre. Le ciel est sombre. La nuit est tombée et il doit penser à rentrer dans son pauvre château de La Vallée des Larmes. Ses traits sont tirés. La fatigue est grande et les chatouillements ont laissé la place à un douloureux engourdissement. Un silence inquiétant s’infiltre dans la pièce, comme le ferait un brouillard épais et suffocant pour lequel chaque interstice, chaque latte déplacée, seraient une porte d’entrée. Le jeune homme se sent comme assommé ; dans sa bouche, sa langue semble avoir doublé de volume et une douleur inconnue, faible mais continue, semble venir de la racine de ses cheveux. Sa vision approximative lui révèle des détails de la pièce dont il n’avait pas souvenance ; il se redresse et comprend que le fait de retrouver les écuries et Orphée, ne sera pas une mince affaire. Un léger mal au cœur l’accompagne dans ses pensées nébuleuses, dérangeantes et baignées pour moitié d’inconscience. Cependant, lorsque la porte d’entrée s’ouvre, le jeune Roi sait qu’il s’agit bien de la réalité des choses.

“ J’avais peur que vous soyez parti ! Comme je suis contente de vous voir ici ! ” Lance Cassandre, un sourire radieux sur le visage. Sa fraîcheur est surprenante.

Gorneval ne répond rien. Il voudrait tant pouvoir partir sans rien dire, mais la tendresse que dégage le visage de sa princesse de rêve, le retient accroché à la réalité comme à la paroi d’une falaise.

“ Puis-je me permettre de vous demander en quoi ma présence a t-elle tant de valeur à vos yeux ? ”

Le visage de la jeune fille se ferme subitement. Elle semble mal accepter la réplique de son compagnon. Ses yeux cessent de briller et son rictus naturel se transforme en moue de tristesse.

“ En rien Monsieur…Vous devriez partir avant qu’un garde ne vous trouve ici et vous jette en prison. Les prisons ici ont très mauvaises réputations. ”

Tout à coup, comme si le ciel venait de lui tomber dessus, Gorneval réalise que la princesse est contrariée. Une profonde et déchirante blessure s’ouvre au creux de son ventre. Il maudit l’alcool et se profère des insultes à lui-même en observant le regard vide d’expression, de la princesse. Il pense sérieusement avoir perdu en une seconde tout ce dont il s’était efforcé de construire tout au long des deux derniers jours.

“ Que la princesse me pardonne, l’alcool me monte à la tête et me fait dire des choses affreuses que je ne pense pas. ”

“ Ne vous excusez pas Prince Ogrin ! Un preux ne s’excuse pas, même à une princesse. ”

“ Alors je vais m’en aller ” rétorque le prince en tentant de franchir la porte où Cassandre se trouve. Elle le retient par le bras et plonge immédiatement ses grands yeux noisette dans les siens. Le misérable garçon flanche et son regard fuit.

“ Tenez-moi compagnie prince ! Restez encore un instant, nous irons prendre le frais dans le jardin d’hiver. Vous pourrez reprendre vos esprits et recouvrer toute votre lucidité ”

Au creux de l’estomac du jeune homme, les fourmillements reprennent de plus belle, avec une intensité jamais atteinte. Il sent sous ses tempes, le sang affluer à toute allure. Ses mains tremblent. C’est comme si tout à coup, tout devenait trouble, mais terriblement beau à la fois. C’est comme si une gerbe de flamme venait de jaillir du fin fond de son être endormi. Le jeune homme remarque que pour la première fois, Cassandre vient de marquer une véritable preuve d’intérêt envers lui. Mais il se fait également la remarque qu’il pense trop. Et, – trop de réflexions, nuit à l’action – ajoute t-il pour lui-même. Débarrassé subitement des incertitudes de son état léthargique, il tend le bras à la princesse en lui adressant un sourire complice.

Cassandre ne comprend pas encore la signification de ce sourire. La complicité des deux êtres n’est pas encore établie mais progressivement, des liens d’une bien plus grande ampleur se tisse entre eux. C’est du moins ce que l’adolescent ressent, sans pour autant connaître les sentiments de la Belle.


Les deux compagnons du soir, se tenant par le bras, avancent vers le patio. Le ciel est noir et le l’air est frais. On entend au loin, un petit ru couler plaisamment au creux du vallon. Des oiseaux nocturnes chantent leur détresse ou leur joie ; un très léger vent anime le feuillage des arbres alentours. Gorneval, qui sent tout contre lui la présence réconfortante et bien venue de Cassandre, apprécie toutes ces choses banales avec une sensibilité exacerbée. Il se sent bien, l’esprit enfin libre et les yeux ouverts, qui laissent le monde extérieur l’investir pleinement. Ses inspirations sont longues et silencieuses. La jeune femme, amusée, ne dit rien. Elle regarde dans la même direction que son voisin. Tous les deux observent avec attention, la Lune se balancer mollement au-dessus du royaume des ténèbres, suspendue au fil invisible de l’univers qui les regarde.

“ Allons sur l’herbe ” Demande la princesse en tirant sur le bras du chevalier, pour l’obliger à la suivre jusque sur la petite pièce d’herbe fraîche qui se situe entre deux gros arbres. Une fontaine alimentée certainement par le ru de la vallée, se trouve près d’eux. Cassandre s’assoit par terre et invite son compagnon à s’y installer de même. Ce dernier n’a pas de peine à céder aux envies de la belle princesse et se place en face d’elle. Aucun mot alors ne pourrait décrire avec précision le sentiment d’extrême plénitude que ressent le jeune homme. Une vague immense déferle sur les terres brûlées de ses sentiments inconnus et le remplit d’une sensation de satiété parfaite et vivifiante. Cette impression va jusqu’à lui faire monter un sourire irrépressible sur les lèvres. Mais le visage à moitié baigné d’obscurité, Cassandre ne le verra pas.

Gorneval hésite un instant et se décide enfin à tourner la tête et à la regarder. Un choc retentissant ébranle alors tout son être d’un mouvement de stupéfaction. Les fourmillements s’étendent au reste de son corps ; sa respiration se raccourcit et il sent son âme vibrer à l’unisson d’un bonheur démesuré. Le visage de sa belle princesse est parsemé d’ombres et de lumières, qui flottent sur ses joues, ses pommettes et son front, au rythme des reflets de la Lune sur l’eau de la fontaine. La couleur de ses yeux sur fond de ténèbres, fait jaillir son regard de l’écrin de la nuit, comme le feraient deux joyaux lumineux au milieu du noir absolu. Elle sourit sans parler ; Le dauphin comprend alors que ses chatouillements ne disparaîtront pas tant qu’il sera près d’elle. Il aimerait pourtant les faire taire, pour donner à son corps le répit dont il a besoin pour se reposer et à son esprit, celui de réfléchir. Mais plus il la regarde, plus il l’entend, plus il se sent investi par sa présence. Les chatouillements deviennent si présents, si involontairement oppressants que l’engourdissement qu’ils engendrent devient douleur.

“ Dites mois à quoi ressemble votre château, prince Ogrin ”

“ Il n’est pas mon château. Au risque de vous décevoir, je ne suis que le modeste vassal d’un village sans gloire. ”

“ Cela ne me déçoit pas ! Au contraire, ceci fait de vous un prince ambitieux qui a tous les atouts de son coté pour devenir un seigneur puissant et respecté. Ceci fait de vous un vassal bien plus estimable que tous ces preux imbus d’eux-mêmes que vous avez vu aujourd’hui ”

Gorneval sent dans la réponse de la princesse, la force d’une conviction de fer. Rien ne semble pouvoir lui faire changer d’avis. Quand il tente de minimiser le mensonge qui a été fait, elle trouve le moyen de faire apparaître ses concessions comme des atouts. Le jeune homme ressent un véritable malaise lui parcourir les veines.

“ Pourquoi faites-vous tout cela pour un si modeste prince, qui n’a pas même d’autre armure que celle qu’il utilise pour ses entraînements ? ”

“ Qu’entendez vous pas “ tout cela ”? ”

“ Vous bravez les interdits et vous vous placez dans une situation qui pourrait entacher votre statut ”

Cassandre ne répond rien. Elle se contente de sourire. Elle profite du silence qu’elle a initié, pour reprendre la parole.

“ Votre armure est celle d’un chevalier. Elle a traversé le temps et porte les traces des combats. C’est l’armure d’un guerrier et non celle d’un seigneur, qui ne sait pas même ce que signifie le mot courage ”

“ Ne dites pas cela ”

“ Pourquoi ? Parce qu’ils sont plus puissants que vous ? Parce qu’ils possèdent les terres et les châteaux que vous ne possédez pas ? Rien ne vous empêche de devenir comme eux, il n’y a rien de plus facile ”

“ Dites-moi comment ? ”

“ Choisissez des couleurs et des armoiries, elles seront les gages de votre réussite. Elles seront surtout les colifichets qui vous feront briller à la cour. Personne n’osera plus se moquer de vous et surtout, aucun d’entre eux n’osera plus vous demander l’origine de vos armes. Elles seront votre sésame dans le monde de la seigneurie. Mais est-ce bien ce que vous voulez ? ”

“ Je veux devenir preux ”

“ Votre ambition vous honore ! ” fait elle avec une moue de déception.

La princesse prend la main du chevalier et fait glisser ses doigts sur sa peau. Ses yeux le fixe avec une intensité extraordinaire. Pour la première fois, le jeune homme parvient à soutenir le poids de ce regard fabuleux. Tous les deux, sous les rayons argentés d’une Lune pâle, se regardent sans rien dire. Quelque chose de sublime traverse leur regard ; quelque chose d’unique et d’extraordinaire. Gorneval, les yeux embués des larmes d’un bonheur stupéfiant, lève la tête et se surprend à remercier le ciel de l’avoir fait rencontrer Cassandre.

“ J’ai toujours préféré le charme mystérieux de la nuit aux plaisirs naïfs et fades de la journée ” lance la jeune femme à un prince, transcendé par tant de joie. Les caresses de la jeune femme lui parviennent encore lointain, presque imperceptibles dans l’épaisse nuit qui les englue irrémédiablement ; qui se referme sur eux et les inscrit pour l’éternité dans son cœur de ténèbres.

A la surface des yeux de Cassandre, se reflètent les millions d’étoiles qui parsèment le ciel. Comme autant de poussières d’or, ces minuscules particules de lumière, envahissent l’esprit du prince. Il se sent si bien qu’il voudrait arrêter le temps, stopper cette course effrénée qui le fait vieillir et se poser des questions, pour qu’il puisse vivre éternellement jeune, indéfiniment heureux.

“ Le mystère de la nuit est une chose bien étrange…elle rapproche les être en les éloignant, elle leur donne sa force pour pouvoir mieux leur retirer quand le jour arrive…J’aimerais que cet instant dure toujours ”

Cassandre ne réagit pas, comme si elle savait ce qu’il allait dire. Elle s’allonge et regarde le ciel. Le prince Ogrin l’imite et s’étend tout près d’elle. Sa tête repose contre l’épaule de la princesse. Il est si près d’elle qu’il peut sentir son odeur, imaginer des pays lointains et fabuleux portant son nom et cultivant cette odeur légère, enchanteresse ; un pays dont elle serait la Reine et lui le Roi.

“ Le mystère de la nuit, c’est de savoir cacher l’évidence aux yeux les plus perçants ; c’est de savoir allier la beauté des étoiles à celle du silence. La nuit sait faire jaillir l’amour de tous ces secrets. ”

“ L’amour est-il le secret des ténèbres ? ”

Elle réfléchit un instant.

“ Je ne saurais définir ce qu’il est. Mais il paraît qu’il existe un pays très lointain et secret, qui se trouve par delà la forêt de l’Orée des ténèbres, loin, si loin que personne n’en est jamais revenu, où l’amour s’apprend… ”

“ Quel est ce pays dont j’aimerais être le souverain ? ”

“ Il n’existe point de trône dans la Vallée des Cœurs Perdus ! Ce sont des terres sans maîtres ni lois, dont les chevaliers comme vous se mettent en quête de conquérir ”

“ Pourquoi une contrée si belle porte un nom si obscur ? ”

La main de Cassandre serre celle de Gorneval. Ses doigts glissent entre ceux du chevalier. Ce dernier croit devenir fou tant les vibrations de son corps deviennent entêtantes, omniprésentes. Les paroles de Cassandre prennent une ampleur gigantesque. Elles se fracassent contre les parois lisses de son être, prisonnier des liens d’un sentiment dont il n’est pas maître. La tendresse de la princesse fait bondir son âme dans les sphères d’un univers inaccessible en temps ordinaire. Elle lui fait oublier ses craintes naturelles et le fait plonger dans l’aveuglement le plus total. Son mensonge s’efface au profit d’une réalité usurpée. Il devient le prince Ogrin et elle, son idéal. L’avenir qu’il n’osait imaginer devient concret.

“ Parce que l’amour est obscur ! ”

Il n’entend plus rien. L’obsession que provoquent ses chatouillements devient sans commune mesure. Une sorte de besoin irrépressible l’envahit comme si un démon perfide et cynique venait de s’infiltrer dans son corps ; un démon devenu maître de son être, lui infligeant les affres d’une souffrance somme toute merveilleuse, mais parfaitement impure. Fou de douleur, il ne sait plus comment contenir les assauts de ce désir inconnu et dont il ne sait pas comment faire pour qu’il cesse. Il s’agrippe à la douce main qu’il tient et attend que le creux de son estomac cesse de consumer en de vaines souffrances, un désir dont l’aboutissement ne saurait exister.

Soudain, la jeune femme relâche son emprise sur la main du chevalier. Ce dernier sent courir les doigts de la princesse le long de son bras. Son contact, agréable et apaisant, fait monter en lui un sentiment d’une pureté extraordinaire. Sa fièvre est alors si importante et son désir tellement vain, qu’il se sent capable d’avaler la fille de Gwendal toute entière pourvu que ceci lui permette d’assouvir la soif du démon qui gronde en lui. Mais la main de la princesse ne s’arrête pas. Elle rencontre sa coudière gauche, son épaulière et continue jusqu’à la base de son cou. Gorneval, pétrifié de bonheur, tremble comme une feuille au vent. Cassandre semble investie d’un fluide magique qui rend fou, tant l’esprit du chevalier devient confus. Il tourne le visage vers elle et constate qu’elle est si près de lui, qu’il peut savourer les caresses de la douce chaleur de sa peau, sur ses joues. Avec cette même délicate attention teintée d’une ineffable tendresse dont elle fait preuve depuis le début de la soirée, elle dépose son front sur la tempe de Gorneval. Ce dernier agité par les soubresauts d’un désir incontrôlable, enserre la jeune femme de ses bras puissants. Une vague de bien-être l’envahit. Le silence est total, pesant mais agréable, offrant la possibilité au prince Ogrin d’entendre le souffle de Cassandre et de sentir battre son cœur. Alors, comme par enchantement, sous sa propre poitrine, Gorneval sent les trépidations inconscientes de son cœur qui s’emballe. Malgré les parois de sa prison de chair, les battements de son cœur parviennent enfin à se faire entendre. Leur écho est celui de la Vie, celui du bonheur mais aussi celui de l’amour. Il le réalise enfin.

Le dauphin, la princesse entre ses bras, absorbe silencieusement une grande quantité d’air frais. La jeune fille redresse légèrement le visage ; juste assez pour pouvoir regarder le prince Ogrin du plus près qu’elle peut. Il croit mourir de bonheur quand elle s’approche encore et dépose sur ses lèvres, la marque de son affection. Un océan de chaleur déferle sur lui. Ses yeux se ferment ; de mémoire, sans doute n’a t-il jamais été si heureux, si définitivement empli de cette merveilleuse sensation de satiété, de plénitude extrême et parfaite. Comme une étoile magnifique, son âme fulmine, son cœur s’enflamme, consumant fort agréablement le bonheur d’une proximité pleinement partagée. Le retentissement de ce baiser sur son être, ressemble au choc d’une masse contre la paroi de son bouclier.

Etourdi, le prince parvient à prendre conscience de ce sentiment qu’il s’est caché trop longtemps. La nuit lui révèle subitement ses désirs refoulés avant qu’il s’abandonne tout à fait, à une sorte de béatitude où la raison n’est plus. Il promet de revenir dans la nuit de la prochaine Lune et la quitte à contrecœur.

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