II

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Pour laver l’honneur de leurs compagnons, plusieurs cavaliers se présentent en bout de piste. Ils se bousculent, se disputent et y perdent sang-froid et concentration. A l’autre bout, Gorneval se prépare toujours de la même manière. Il assiste étonné au spectacle ahurissant de la querelle de ses adversaires. Chacun d’entre eux veut être celui qui mettra le jeune prince et son insolence à terre.

Ce dernier reste insensible aux agressions verbales dont il fait l’objet dans le public. Cependant, il fouille toujours du regard pour tenter d’y voir Emilie et Wilfried. Et c’est le vague à l’âme, qu’il entame sa troisième joute. Dans sa concentration absolue, il a l’impression de ne rien voir d’autre que sa cible. C’est comme s’il fermait les yeux et qu’un troisième œil s’ouvrait sur son front pour le guider et l’aider dans sa course folle. Pendant le galop, il abrite ses épaulières derrière son nouveau bouclier. Il fait à nouveau les mêmes gestes que ceux qu’il a effectués par deux fois auparavant et la réussite est une nouvelle fois totale.

Après le troisième chevalier à terre, il parvient à faire taire quelques-uns de ses détracteurs. Dans l’assistance, les cris se font moins virulents, parfois même il croit entendre poindre des applaudissements – à défaut, il s’en persuade. Cependant, dans le groupe de preux, la haine s’accroît. Ogrin, est la cible des plus grandes colères qui soient. Mais il reste calme et serein. Il défiera ainsi encore une dizaine de cavaliers, tout aussi orgueilleux et pédants que leurs prédécesseurs. Tous se précipitent sur lui avec la même rage, la même envie de tuer. Le jeune dauphin, grâce à son calme, parvient à maîtriser sa violence, aussi puissante et meurtrière soit-elle pour vaincre encore à de multiples reprises.

Arrive alors un cavalier en armure argentée et aux armoiries jaunes. Quand la joute débute, Gorneval commence à accuser le coup des combats précédents. Les affrontements ont commencé tôt le matin, et voilà que le soleil de midi réchauffe déjà les armures. Sous les plaques de métal, la sueur se fait plus abondante. Les gouttes dégoulinent sur le front d’Ogrin et lui tombent dans les yeux, l’aveuglant quelques brefs instants ; brefs mais suffisants pour qu’il reçoive un coup de lance dans l’épaulière assez violent pour croire un moment qu’il vient d’en perdre le bras entier. Une douleur intense lui parcourt le bras et meurt au creux de son cou. Malgré cette douleur, la chaleur ambiante et sa fatigue, il réussit à vaincre. Aussitôt, dans une demie inconscience, il place Orphée dans la trajectoire de son nouveau combat. Il discerne que le preux qui lui fait face est vêtu de vert et de gris. Il s’agit de l’homme qui lui a adressé la parole avant le combat. Malgré le chaos qui règne en lui, il possède encore assez de lucidité pour tenter de retrouver ses amis dans les tribunes, sans succès.

Le jeune homme vacille sur son destrier. Son épaule saigne abondamment. Des vertiges troublent sa perception des choses. Et, quand Orphée se lance à nouveau dans la course, le jeune homme, manque de tomber. Il rejoint le sol au moment où la lance de son adversaire percute son bouclier. Il perd connaissance, à bout de force. Audret se jette sur lui. Il retire son heaume et lui tape les joues. Ses yeux s’ouvrent à nouveau. Le garçon est pâle et ses yeux, rougis par la douleur et la fatigue, supplient son écuyer de l’aider. Il lui soutient la tête. Le regard de Gorneval fuit.

“ Où sont Emilie et Wilfried ? ”

“ Je crains qu’ils ne soient pas là ” répond l’écuyer en jetant un coup d’œil furtif dans la tribune derrière lui. Gwendal les regarde avec l’intérêt d’un admirateur.

Il se lève et s’adresse à Audret.

“ Quel est le nom de ce si vaillant chevalier ? ”

“ Il s’agit du prince Ogrin, Votre Majesté ”

“ D’où venez-vous ? ”

“ Avec votre accord, nous garderons nos origines secrètes ! ”

“ Qu’il se redresse, je voudrais qu’il soit présenté à notre assemblée ”

Gorneval se lève avec difficulté, aidé par Audret qui le soutient. Le visage du jeune Roi, est encore plaqué au sol quand Gwendal lui demande de le regarder.

En levant la tête, les yeux du jeune homme sont infailliblement attirés par la jeune fille qui est à coté du Roi. Ce dernier, qui ne discerne que très grossièrement les traits de son interlocuteur, parle sans que Gorneval – Ogrin – ne l’écoute véritablement. Malgré la distance, des traits de sa physionomie, lui sont familiers. Il fait abstraction de ce sentiment étrange pour lui adresser la parole.

“ Votre courage et votre adresse, font de vous un chevalier hors paire. Je me suis laissé dire qu’il s’agissait de votre première joute. Permettez-moi alors de vous exprimer au nom du pays de Lidan, toute mon admiration. ”

“ Venant d’un Roi comme vous, je suis très flatté Votre Majesté ” dit-il sans quitter des yeux, le visage de la jeune fille à la peau diaphane. Sans qu’il ne sache pourquoi, ses yeux courent le long des lignes de son visage. Son teint clair et frais, la couleur noisette de ses yeux, son attitude, son port, sont autant de choses que Gorneval ne saurait se lasser d’admirer. Mais ce dont le jeune Roi ne s’aperçoit pas, c’est qu’il admire la jeune femme comme il admirerait un travail d’architecture ou le spectacle de la nature. Mais comme il n’a jamais apprit à faire la différence, la beauté de cette femme est égale aux autres plaisirs visuels qu’il a eu la chance de rencontrer dans sa vie. Il existe cependant une différence entre la beauté de la nature et celle de la femme qu’il a en face de lui. La vague de sentiments qui le submerge et dont il ne connaît ni l’origine ni la raison, le fait vibrer à l’unisson d’un bonheur particulier et encore inconnu. Regarder intensément la jeune fille lui procure un plaisir étrange et dérangeant de prime abord. Cependant, il s’aperçoit au fil du temps que ce sentiment n’a pas d’égal. Il ne ressemble ni à de la honte, ni à de la peur. Il en conclut donc que de la regarder lui procure un sentiment positif, à défaut du contraire. Ce regard lui apporte même quelque chose. Mais il ne saurait l’exprimer différemment qu’en tentant d’expliquer cet ineffable chatouillement qui lui parcourt l’abdomen. Il sent en effet, comme un divin engourdissement s’emparer de son corps. Une sorte de léthargie bienheureuse qui envahie son corps en commençant par le plus profond de lui et qui gagne lentement son épiderme pour le recouvrir de frissons. L’instant se prolonge dans un silence intérieur total et implacable. La grandeur de son sentiment ne laisse de place à aucune autre chose. Il se laisse alors bercer par les doux flots insouciants de cet état nouveau et singulier qu’il prend pour celui d’une plénitude totale et parfaite. Il ne donne cependant aucune explication quant à sa si subite apparition.

“ Vous sentez-vous bien prince Ogrin ? ”

“ Le mieux du monde ! ” – Le mieux du monde – répète Gorneval pour lui-même en pensant que la jeune fille ressemble à un rayon de soleil qui traverse la nuit ; un enchantement dans une vie sans miracle ; un espoir dans une vallée sans horizon – Le mieux du monde –

La jeune femme qui ne fait pas attention à lui et à son regard audacieux, badine avec son voisin, un prince riche et beau, dont la présence s’impose dans l’assistance de par une aura spectaculaire. Gorneval, sans comprendre pourquoi, perçoit un véritable sentiment de haine, monter en lui. Ses blessures et le sang qui coule de son épaule ne sont plus rien, comparés à la douleur de voir ce prince aux cotés de celle qui fait vibrer son corps. Pourtant, il se demande ce que lui apporterait d’être à sa place, sans pouvoir répondre à sa propre question. La jalousie est un sentiment qu’il connaît très mal et qu’il possédait pourtant en lui, caché, reclus et inné, qui resurgit de ses entrailles pour l’envahir. Il tente de se convaincre de l’absurdité de ses envies et quitte la piste sous le regard étonné de Gwendal. Audret le suit de près. Les deux hommes rejoignent les écuries où Orphée a été emmené après sa chute. Il caresse le museau de l’animal qui semble compatir à son malheur relatif.

“ Tu n’as rien à te reprocher ! Tu as fait de ton mieux ”

“ C’est parce que je me sens comme chez moi ici ! C’est comme si j’avais combattu dans le château de La Vallée des Larmes. ”

Le jeune Roi laisse une seconde passer et continue d’un ton plus enjoué.

“ Sais-tu qui était la jeune fille aux cotés du Roi ? ”

“ Il s’agit de la princesse Cassandre de Lidan, la fille du Roi Gwendal ”

La réponse étonne tant Gorneval qu’il a du mal à poursuivre. Sa jalousie perdure jusque dans les écuries alors que le visage de la jeune fille n’a pas encore quitté sa mémoire. Son image continue de planer sous ses yeux et le meurtrit sans qu’il ne comprenne pourquoi. Une idée qu’il trouverait saugrenue en temps ordinaires lui vient à l’esprit. Immédiatement, il se sent obligé d’en discuter avec son ami le plus proche.

“ Qu’est-ce que l’amour Audret ? ”

“ Un sentiment pur et profond qui existe entre deux être, c’est tout ce que je peux t’en dire pour ne jamais l’avoir connu ”

“ Peut-il être néfaste ? ”

“ Dieu seul le sait ! ”

Le dauphin reste sur sa faim. Il se doute du sentiment qui l’anime. Mais le fait est, qu’il ne croit pas avoir de cœur. Or, aimer étant impossible dans ces conditions, il ne peut qu’abandonner cette solution. Il s’enfonce un peu plus dans ses réflexions et maugrée quelques mots qu’Audret ne comprend pas. C’est alors qu’ils quittent les écuries puis Lidan avec pour chacun, des souvenirs impérissables, qu’ils soient bons ou mauvais. Gorneval y a gagné de l’expérience et la certitude qu’il peut devenir preux un jour si son destin le lui permet. Audret, pour sa part, quitte Lidan avec des images de combats comme il n’en a encore jamais vu. Le chevalier qu’il est, en sort ragaillardi.

Mais sur le chemin du retour, gronde dans l’esprit du fils de Dinas, la colère de n’avoir pas vu ses amis parmi l’assistance. Plus il y pense, plus il trouve des raisons de leur en vouloir, plus sa colère s’accroît. Sans échanger un seul mot avec son ami, il laisse pourtant paraître ses sentiments. Une ombre s’est figée sur le visage d’ordinaire radieux du futur Roi. Mais l’écuyer d’un jour, met cette impression sur le compte de sa blessure et ne cherche pas plus avant. Ce qui le préoccupe encore, c’est de savoir comment le soigner à l’abri des regards indiscrets. Emilie et Wilfried sont très loin de ses pensées à cet instant. Si loin qu’il ne lui viendrai pas à l’esprit de leur en vouloir. Mais il est vrai que la promesse qu’ils avaient faite, s’adressait à son ami.

Jusqu’à ce qu’ils soient arrivés au château de Périnis, les deux amis n’échangent pas un mot. Aux abords de la petite forteresse, Gorneval enroule sa cape de fortune autour de son cou et dissimule sa blessure à l’épaule. Les crocs de la douleur le font encore souffrir alors que la seule image de Cassandre, réveille en lui, une foule de sentiments bénéfiques. Ils n’empêchent cependant pas le sang de traverser la cape de tissu noir. Pour ne pas attirer l’attention, les deux cavaliers se dépêchent de rentrer dans le château. Ils rejoignent aussitôt les écuries puis la chambre du dauphin. Toute l’après-midi, Audret va s’occuper de la blessure. La plaie est nette, ouverte de la base de l’épaule, jusqu’à la base du cou. Heureusement, la coupure n’est pas très profonde et un onguent spécial, suffira pour qu’à terme, une belle cicatrice remplace la plaie.

A la lueur du jour déclinant, Gorneval regarde Périnis sur sa colline. Confortablement assis sur son cheval, il admire la beauté du soleil qui se couche. Il ne saurait deviner ses pensées, mais sait pour sa part, que cette magnificence le renvoie inéluctablement au souvenir de la jolie princesse.

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