II

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Le jour se lève sur les vestiges d’une époque. Hier encore, à la même heure, Dinas régnait sur ses terres. Mais aujourd’hui tout est différent, différent et semblable à la fois. En tendant l’oreille, on pourrait encore entendre la voix du Monarque éternel de cette contrée en deuil, crier et puis rire, ordonner et pardonner. Au creux des volutes de brume grouillent encore les souvenirs impénétrables de ce souverain inoubliable qu’il était devenu. Se mêlent à ces souvenirs émus, ceux de ses compagnons d’infortune (ou de gloire), qui valsent tout autour du château en rappelant à ses habitants la valeur de vies comme les leurs.

A l’horizon, le ciel flamboie au travers d’un brouillard déclinant. C’est aujourd’hui que le Roi va être, comme le veut la coutume, brûlé puis abandonné à la nature. Ses cendres seront dispersées au gré des vents depuis la plus haute tour du château. Tout le peuple de la forteresse se prépare à cet événement extraordinaire. Les visages sont fermés. Les tenues sont sombres et se mêlent entre elles pour former une masse compacte tout autour de la dépouille mortelle. Il trône sur un enchevêtrement ordonné de branches et de feuilles. Il porte sa tunique de grande cérémonie rouge, brodée de fils d’or et tient à ses cotés, l’épée qui a fait sa renommée. Le cortège se meut aussi lentement que possible pour atteindre enfin la cour du château. Là, deux hommes, écuyers de la couronne, s’approchent religieusement du corps de leur ancien maître, un flambeau à la main. Lorsqu’ils abaissent leurs bras et que le feu commence à prendre sous le corps, une clameur sourde, s’élève de la foule. Des sanglots s’échappent, des larmes explosent dans les yeux de cette assistance assidue et dévouée, des larmes lourdes et brillantes coulent et se fracassent au sol, accompagnées du vacarme d’un silence de plus en plus chahuté par la peine et la douleur. Dinas, en proies aux flammes, disparait peu à peu sous les yeux horrifiés de sa Reine, superbe dans une digne tristesse qui l’embellit. Sobrement vêtue d’une longue robe noire et rouge, elle accompagne du regard, les flammes emporter le corps de son époux, dans le ciel triste de cette sinistre matinée.

Périnis, non loin de là, contemple ce spectacle avec le regard d’un chevalier dévoué. L’émotion a beau l’envahir, le submerger et le ronger, rien ne transparaît à la surface de son visage blême. Personne ne pourrait comprendre les sentiments qui le traversent. Horreur, honte ou désespoir, lui-même ne saurait le dire. Ses yeux glissent sur les visages anonymes de la foule secouée par une terrible tristesse. Quand ils parviennent sur le visage d’Ygrène, il ne peut s’empêcher de jeter un œil sur son ventre rond, dernier souvenir que le peuple de Lidan pourra conserver de son bon Roi. Ygrène caresse inconsciemment son ventre au travers de sa robe épaisse. L’enfant qu’elle porte, la rappelle au bon souvenir de ce maître incontesté de la vallée, dont la vie perdure grâce à celle de son héritier légitime. Les doigts fébriles du premier chevalier glissent le long de la crosse de son épée. Il voudrait venger cette mort. Même si le meurtrier n’est plus, Périnis ne peut accepter que les terres pour lesquelles s’est battu Dinas, ne lui reviennent pas. Son épée le vengera, pense t-il. – Que ce soit de ma main ou non, je veux que justice soit faite ! Cette épée sera l’outil grâce auquel la justice sera reine, j’en fait le serment !–

La mélancolie perdurera jusqu’à la fin de la journée et plus encore, au-delà des premiers mois de deuil. Ygrène, enceinte depuis huit mois, sent que l’enfant qu’elle porte ne saurait tarder à quitter son sein. La fille ou le fils de Dinas, héritier du trône, s’apprête à faire son apparition dans le royaume qui lui est déjà dévoué. Sa mère, dont c’est le premier enfant, sent la peur s’emparer d’elle à une vitesse vertigineuse. Le rythme de son cœur s’accélère subitement et ses mains tremblent. Sous ses doigts fébriles elle peut sentir le petit être qu’elle s’apprête à offrir à Lidan. Pour la première fois, elle réalise, à l’occasion de ce contact incertain mais bien réel, que l’enfant qu’elle porte ne lui appartiendra jamais comme il lui appartiendrai si tant est qu’elle ne fut pas Reine. L’enfant qu’elle aime pour l’avoir porté, l’avoir senti en elle durant tout ce temps, ne jouira jamais de l’affection maternelle qu’il serait en droit d’attendre d’elle, car cet enfant est déjà Roi, avant même d’avoir foulé ses terres ou d’avoir contempler les rayons du soleil. La souveraine caresse son ventre, avec tout l’amour d’une mère. Ce contact sensuel et tendre, entre une mère et son enfant, est certainement l’un des rares instants durant lequel ils pourront apprécier l’amour de l’autre. Elle sent sous ses doigts, que l’enfant lui répond, répond à son affection à sa manière. Elle se rend compte qu’il comprend ce qu’elle ressent, ce qu’elle voudrait lui dire. L’enfant qu’elle porte est comme une oreille attentive, qui absorbe ses pensées les plus secrètes, les plus intimes, ce qui fait de lui, une sorte de confident inattendu, un allié inespéré dans un royaume qui n’a plus dimension humaine depuis que Dinas n’est plus. Recluse dans sa chambre d’été, Ygrène continue de réfléchir à sa vie, à son futur, à son passé, espérant que l’enfant continue de percevoir ses paroles indistinctes. Se persuadant qu’il l’écoute et la comprend, elle tente de lui transmettre les conseils qu’elle a peur de ne jamais pouvoir lui donner de son vivant. Elle lui délivre des paroles qu’elle se sent bien incapable de lui délivrer de vive voix, par pudeur, par crainte ou par respect pour l’éthique du royaume et de son Roi.

Elle s’allonge. Elle se laisse bercer par les flots lents et bienfaisants d’un sommeil qui la sort des griffes du désespoir. Ses paupières sont lourdes et elle ne lutte pas longtemps avant de sombrer dans les couloirs de la nuit qui s’annonce. Au loin, elle ne verra pas la Lune monter dans le ciel et le château de Lidan s’enfoncer dans les ténèbres. Il reste seul et triste, éternellement gris et terne. Mais en ce jour étrange, où tristesse et joie se mêlent dans les petites ruelles sombres de la forteresse, n’importe qui serait capable de ressentir l’impalpable présence de leur Roi qui s’affirme au-dessus de leur tête et tente de les prévenir de l’imminence d’un drame.

Lointaine et paisible, Ygrène, dort de plus en plus profondément. Ses servantes, nouvellement installées dans la chambre mitoyenne, s’apprêtent à dormir dans un calme exemplaire. Les bougies, s’éteignent une à une et bientôt, plus rien ne saurait jaillir de la robe sombre de la nuit.

Plus rien, sauf peut-être les cris stridents et inhumains de la Reine qui sourdent de la chambre royale. Les servantes terrorisées par la fureur des cris de leur maîtresse, accourent au chevet de cette dernière. En ouvrant brusquement la porte, la première – Eléonore – peut juger du drame qui se joue sous ses yeux. Suivront deux autres servantes, toutes aussi bouleversées que la première. En arrivant sur le théâtre du drame, toutes auront d’ailleurs la même réaction épouvantée. Eléonore, plus prompte à se ressaisir, bondit sur sa maîtresse et la libère de sa robe. Elle constate que son altesse a perdu beaucoup de sang. L’accouchement est imminent. Eléonore dans l’urgence de la situation, ordonne aux deux autres servantes d’aller lui chercher les deux ou trois effets dont elle pense avoir besoin pour mettre l’enfant au monde. En leur absence, elle continue de déshabiller la Reine pour la mettre à l’aise. Cette dernière à la limite de la conscience, divague entre deux cris de douleur. Le visage cireux, de grosses gouttes de sueur perlant sur son front pâle, elle souffre terriblement à en juger par l’intensité toujours croissante de ses cris. Eléonore examinant la future mère, s’aperçoit que l’enfant à naître se présente mal et que ceci est certainement la cause de ses douleurs.

Les deux servantes arrivent en courant, les bras encombrés de quelques couvertures, d’un grand récipient et d’une vasque remplie d’eau. Eléonore informe brièvement ses compagnes de la situation et achève de déshabiller la Reine. Une fois chose faite, elle tente d’établir avec elle une communication au travers de son délire. Mais cette dernière est presque inconsciente, ce qui ne lui facilite pas la tâche. Eléonore humecte une première couverture d’eau froide et pose le tissu sur le front enflammé d’Ygrène. Ses cris redoublent. Du sang continue de s’échapper de son corps agité. Eléonore, un peu désorientée par la vue de tant de sang, perd un instant la raison et accompagne sa maîtresse dans ses cris. Mais l’heure est grave et l’enfant a besoin de quelqu’un pour naître, sans quoi, la Reine et lui périront. La servante qui est certainement la plus assidue aux cotés d’Ygrène redouble de concentration. Elle aide, avec tout le courage et la force d’une servante sans instruction, la Reine à mettre un enfant au monde. Mais son manque de connaissance en la matière, est un handicap redoutable. Elle aurait grandement besoin qu’une sage-femme soit présente pour l’aider. Elle envoie quérir l’une d’entre elle, alors que la Reine sombre lentement dans une inconscience quasi totale, rythmée par des cris déchirants. Eléonore sait parfaitement que si la sage-femme n’arrive pas très rapidement, elle risque de perdre à la fois la Reine et le dauphin. Alors elle retrousse ses manches et fait appel à son instinct. Elle qui n’a jamais eu d’enfant, ne sait pas même comment il faut, ne serait-ce qu’appréhender le problème. Voyant le bébé se présenter, elle se fie au bon sens et fait ce qui est en son pouvoir pour attendre la sage-femme.

Mais au rythme où vont les évènements, la Reine perd conscience et le bébé cesse de progresser. Eléonore pousse des cris désespérés, comme pour appeler l’enfant vers elle. Le sang continue de s’échapper à flots incessants sans qu’elle ne puisse rien y changer. Elle n’entend toujours pas la sage-femme dans les couloirs et commence à perdre espoir.

C’est alors qu’elle assène un violent coup sur la joue de la mère, pour tenter de la réveiller. Puis un second et un troisième. Elle fait tout pour la rappeler du fond de sa démence. C’est au moment où ses yeux s’ouvrent à nouveau, que le bébé se présente. Mais ses forces déclinent trop rapidement. Eléonore continue ses efforts désespérés quand elle comprend que l’enfant va naître tout de même. Quant sa tête apparaît complètement, la modeste servante, à la fois émerveillée et prise par le temps qui joue contre elle, n’écoute que son courage et empoigne son frêle corps pour l’aider à se libérer. Quelques instants plus tard, il existera un nouveau Roi à Lidan. La sage-femme n’arrivera qu’après que l’enfant ait poussé ses premiers cris, que l’affolement soit retombé et qu’Eléonore ait prit le temps de s’asseoir pour se reposer.

Etendue sur le lit de feu le Roi, la jeune maman, elle, se repose. Son visage est très pâle et ses yeux sont cernés de rouges. Ses lèvres sont aussi blanches et dénuées de vie que le reste de son corps. Sa poitrine se soulève avec difficulté à intervalles très irréguliers. Tous les médecins du royaume sont à son chevet, s’inquiétant à la fois du sort du futur Roi mais aussi de celui d’Ygrène, devenue mère dans la souffrance. Désormais, ses forces continuent de décliner et il existe peu de chance pour qu’elle puisse voir le premier jour de son enfant, se lever.

La Reine, aux proies à des douleurs atroces, demande que Périnis lui rende visite. Un chevalier, arborant fièrement les armes de Dinas, s’en va alors quérir le preux qui a défendu si âprement la vie de son maître. Un bandeau noir en guise de témoignage de son deuil, lacé autour du bras gauche, il traverse La Vallée des Larmes qui jouxte les terres de Lidan. Puis il emprunte les terres sur lesquelles ses compagnons d’armes sont tombés avec leur souverain. Enfin, après avoir traversé une petite forêt, il découvre les terres du preux. Un modeste château fortifié se dresse au centre d’une grande et verte vallée. Le chevalier ne perd pas une seconde et bondit en avant, bravant ses douleurs et le froid. Après avoir affiché les armes de Dinas, il pénètre dans la forteresse. Sans tarder, il demande à voir le seigneur des lieux. Le moment est grave et le visage du chevalier, baigné dans l’obscurité du matin naissant, suffit à motiver la diligence des serviteurs. Ce dernier s’empresse de venir le rejoindre.

“ Mon Seigneur, la Reine Ygrène vous fait mander ”

“ L’enfant est-il né ? ”

“ Oui, c’est un garçon ”

A peine soulagé, le nouveau maître de la Vallée, enroule sa ceinture autour de la taille et saisit l’épée que lui tend l’un de ses serviteurs. Il court aux cotés du chevalier jusqu’aux écuries.

“ Quel est votre nom chevalier ? ”

“ Guènelon, Mon Seigneur ! ”

“ Alors, Guènelon, ne perdons pas de temps ! ”

Et tous deux s’élancent au triple galop à l’assaut de la route qui leur reste. Leurs visages sont marqués par les soucis grandissant qu’ils ont de voir leur Reine disparaître. Sur le visage de Guènelon s’y ajoutent, les marques indélébiles d’une fatigue naturelle. Mais son courage lui fait honneur. Il se bat contre lui-même afin de mener sa mission à bien. Sa mission est aussi une question d’honneur.

La forteresse se profile bientôt à l’horizon. Les bêtes sont fatiguées et les deux chevaliers également. En voyant se profiler sa silhouette dans l’obscurité et le brouillard, Périnis et Guènelon sentent peser sur eux, une étrange sensation de tristesse et de résignation. A portée du château, ils stoppent leurs bêtes et mettent pieds à terre. Le maitre d’armes pénètre le premier dans l’enceinte de la forteresse. Les valets de la Reine l’entourent bientôt. Il est le seul qui aura l’autorisation de les suivre pour rejoindre la chambre où la Reine se repose.

A l’instant même où il rentre dans la chambre et qu’il remarque le corps d’Ygrène étendue sur le lit, il comprend que tous les efforts des médecins sont inutiles. Sa pâleur cadavérique, alliée à une respiration saccadée, chaotique et chargée, laisse au preux un goût amer dans la bouche. Il s’approche lentement du lit. La proximité, lui fait découvrir des détails de plus en plus terrifiants, comme les cernes rouge vif de la jeune femme ou ses tremblements presque imperceptibles depuis l’entrée de la pièce. Une certaine quiétude semble animer ses derniers souffles. Son regard est clair et Périnis y lit bien plus de choses qu’elle ne saurait lui en expliquer. Le chevalier s’approche encore un peu. La maîtresse des lieux fait un effort, semble t-il surhumain, pour expulser quelques sons incompréhensibles à son adresse.

“ Ai-je donné un beau Roi à Lidan ? ”

Périnis qui n’a pourtant pas vu l’enfant, lui assure que le bébé est magnifique. Pour s’en convaincre et l’imaginer, il n’a pas de grands efforts à fournir. Seuls quelques regards sur le visage lisse et pâle de la jeune femme suffisent pour imaginer la beauté du dauphin.

“ C’est le plus beau bébé que j’ai vu ! ”

“ Vous dites ça parce qu’il est le Roi ! ”

Le preux, n’a pas le cœur à plaisanter ni à se justifier. Il se contente de lui adresser un sourire tendre et aimable, presque trop intime.

“ Comment allez-vous l’appeler ? ”

“ Gorneval, c’est le nom que portaient jadis les maîtres de Lidan ! ”

Ce nom résonne dans la tête de Périnis – Gorneval – comme le son limpide d’une cloche qui sonnerait l’heure de la vengeance. À la Reine alors de s’adresser avec beaucoup de difficultés à Périnis. Elle fait glisser sa main entre les siennes. Sa peau est froide.

“ Donnez-moi votre épée ! ”

Sans comprendre vraiment pourquoi, et ce, en bravant les principes de la chevalerie, Périnis tend le pommeau de son épée à Ygrène, allongée et sans force. Elle s’en saisit et fait glisser ses doigts le long de l’étincelante lame aux reflets d’argent.

“ Votre épée a t-elle un nom ? ”

“ Baptisez-la, elle me donnera la force de croire à nouveau en ma mission ”

“ Ses reflets sont francs…Elle paraît lumineuse, comme si une force gigantesque l’avait investie. C’est un travail de titan qu’elle devra accomplir pour redonner à Lidan sa superbe d’antan ! ”

Périnis comprend à demi-mot ce que la Reine veut lui dire. Il laisse le silence imprégner les lieux, et répond à la demande silencieuse de la nommer le premier.

“ Titane ”

Ygrène acquiesce avec une grâce et une distinction qui lui sont coutumières. Le chevalier comprend alors qu’il faut la laisser s’en aller librement. Il décide de la laisser partir loin de tous les regards curieux ou humides des valets. Ils pourraient gâcher ses efforts à rester digne et sereine. Le preux, se retourne une dernière fois pour conserver cette image à jamais. Il plonge son regard dans celui de la jeune femme. Ils échangent alors une multitude de sentiments. Le preux quitte alors la chambre. Dans son dos, le silence se fait plus lourd encore. Le soleil au loin, est en train de monter dans le ciel, l’âme de la souveraine s’apprête à en faire autant. En refermant la porte derrière lui, il sait qu’elle est partie dans une plénitude quasi parfaite et c’est cela qui le rassure un peu.

Une fois sur le pas de la porte, les regards des valets convergent vers lui. Il tient Titane au bout du bras droit. Il observe attentivement chacun d’entre eux. Le regard bas, il s’adresse à tous, d’une voix monocorde :

“ Son altesse Ygrène s’en est allée ”

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