I

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Une brume épaisse est tombée sur toute la vallée. Alors que le soleil perce timidement une couche de nuages sombres, une lumière presque surnaturelle illumine la colline. L'atmosphère est pesante, l'air humide. Le sol est couvert de petites perles de rosée, qui brillent comme autant de diamants minuscules, éclatant à la faveur de la lumière du matin. Un léger vent caresse les doux reliefs en traînant derrière lui une foule de parfums poivrés. Le brouillard qui s’est installé sur la colline est transpercé occasionnellement par les rayons d’un soleil audacieux qui jaillissent subitement d'une faille dans la carapace de nuages. Ces rayons fugitifs tombent au sol, tels de terribles coups d'épée assénés par quelque géant invisible et rebondissent sur le miroir d'émeraude que forme l'herbe grasse et luxuriante. Derrière ses rideaux de voile, la brume camoufle cependant des silhouettes filiformes et noires, austères et immobiles qui semblent venir de nulle part, tant leur apparition a été subite. Réunies, elles dessinent sur fond de brouillard anthracite, une suite de pics et de creux ressemblant à une chaîne de montagnes. Si la brume disparaissait à l'instant, tel un voile que l'on retire sur quelques objets merveilleux et si précieux que sa vue mérite qu'elle soit mise en scène, ces formes seraient assurément bien différentes de l'idée que l'on s'en fait.

C'est dans le silence le plus absolu qu'un rayon de soleil franchit le rideau de nuages et percute l'une des composantes de cet informe magma obscur. Éclate alors un reflet assez violent pour éblouir deux ou trois hommes à la fois. Cet éclat franc provient d'une surface métallique si bien polie qu'elle réfléchit la lumière de manière quasi parfaite. À la faveur de ce reflet inopiné, la silhouette qui se cache derrière la forme noire, devient alors plus précise. La vallée ainsi illuminée, découvre plusieurs lignes de guerriers ténébreux et silencieux, cavaliers immobiles et froids comme des statues, rangés comme des pions sur un échiquier, des guerriers aux armures si sombres qu'ils se confondent avec leurs propres ombres. Leurs épées sont encore rangées dans leurs fourreaux. Leurs oriflammes dressés vers le ciel telles de gigantesques fleurs décapitées, ces hommes aux regards interdits scrutent l'horizon avec une persistance inhumaine. En face d'eux, sortant des entrailles du brouillard, s'arrachant de son linceul gris pale, une colonne de fantassins se dessine. Regroupée en rang, formant un mur à l'apparence infranchissable, tellement sa densité est élevée, les boucliers levés, les têtes rentrées et les armes dressées, cette meute informe et silencieuse transperce les rideaux cotonneux de la brume en direction des cavaliers. La progression est lente. Le silence  toujours de mise. Le vent a cessé de souffler. Soudain, un roulement de tambours retentit derrière les lignes de fantassins. Il se fait de plus en plus rapide, répétitif et entêtant. Les cavaliers, encore cachés, sentent le souffle du combat leur caresser les épaules. L'atmosphère pesante imprime sur les chevaux une pression qui les pousse à s’agiter. Plus les fantassins approchent, plus les chevaux sont anxieux. Ils remuent et s'ébrouent bruyamment. Leurs cavaliers ne bougent toujours pas alors que les troupes de fantassins se trouvent à peine à une centaine de pas. Les tambours vont crescendo. En un éclair, la marche lente et monotone se transforme en course effrénée et désordonnée. Brandissant leurs armes au-dessus de leur tête, tels des milliers de petits démons furieux, les fantassins se précipitent en haut de la colline sur laquelle trône encore l’armée de chevaliers en armures sombres. La masse d’hommes de traits est si importante que le choc de leurs pas résonne comme autant de coups de bélier donnés contre la forteresse de brume qui camoufle et protège l’armée des ténèbres. Les cris inhumains des hommes qui chargent, se répercutent sur les parois lisses de la colline et s’étirent dans le temps, suspendu en un instant de désordre absolu. Les rangs des cavaliers ne sont toujours pas rompus quand les premiers guerriers s'approchent assez pour pouvoir distinguer avec précision la couleur de leurs armes.

Au moment précis où le premier adversaire est à porté d’épée d’un chevalier, comme un seul homme, tous ensemble, ils font jaillir leurs armes de leurs fourreaux. Les lames brillent d’un même éclat et le spectacle, exécuté dans le plus grand silence, impressionne leurs adversaires. Stupéfaits par ce mouvement ordonné avec la plus grande discipline, les premiers fantassins stoppent leur progression sauvage. En face d’eux, les cavaliers obscurs ne s’en laissent pas compter. Leurs épées fendent l’air, accompagnées de sifflements interrompus. Les bras puissants des cavaliers s’abattent avec force et fracas sur les corps des combattants. Ils s’écroulent à tour de rôle sans jamais pouvoir esquisser le moindre geste de défense. Mais la quantité des fantassins est bien supérieure à celle des cavaliers. Ils ont tôt fait de les encercler. Les animaux, oppressés, se débattent tant bien que mal mais ne parviennent plus à les déborder. Les hommes de traits fendent les tendons des bêtes pour annihiler leur avantage. Très vite, l’armée des ténèbres se retrouve à terre. Seuls quelques-uns uns résistent. Un cavalier encore en selle et dont l’armure se distingue des autres par les armes qui y sont gravées, est l’objet d’une attention plus particulière de part et d’autre des belligérants. Le Roi Dinas est cet homme. Les armes qu’il porte sur son armure aux reflets noirs, sont celles du château de Lidan, dont il est le seigneur. Revendiquant également le pouvoir sur des terres côtières, il fait campagne pour bouter un envahisseur séculaire, hors de ces contrées. Accompagné de son armée traditionnellement vêtue des armures noires qui les caractérise, ainsi que de ses plus fidèles serviteurs, le voilà encerclé par les armées adverses. Son plus proche chevalier, le preux Périnis, seigneur émérite d’un territoire presque aussi vaste que la citadelle de Lidan, est à ses cotés. Il lutte âprement pour délivrer son Roi des griffes de ses ennemis. De loin en loin, l’armée de Dinas déplore de plus en plus de pertes. Les chevaliers de son armée, seigneurs magnifiques dotés des plus grandes qualités, se font décimer. Bien que leurs adversaires subissent des pertes égales, et mêmes peut-être plus lourdes encore, les effectifs restent à l’avantage des fantassins. Sentant que la fuite du souverain est certainement le seul moyen de sortir de l’embuscade, Périnis cri le nom de son Roi au travers des volutes de brume. Le mur opaque ne lui répondant alors que les chocs métalliques des épées qui se fracassent entre elles, Périnis tente de se replier. Entre les voiles cotonneux de plus en plus gênants, il remarque que son maître est à terre. Bondissant comme un diable de sa boite, Périnis jaillit des flots mouvants du brouillard. Dans son dos, il traîne des tourbillons de brume, s’enlaçant avec lui pour l’accompagner jusqu’à Dinas et lui prêter main forte. Son épée vole, transperce les rideaux opaques et mouvants, pour percuter les armures de ses assaillants. Ils s’écroulent sous les coups redoutables de son bras expert. Des cris rauques et puissants, jaillissent de leurs corps agonisants, et Périnis jamais ne faiblit. Il lutte et lutte encore, face à un adversaire plus nombreux, mais toujours moins vaillant. Alors qu’il n’y a plus que quelques guerriers autour de son destrier, il en descend promptement et tend la bride à son Roi pour qu’il disparaisse. Un instant seulement, le regard de Périnis se détourne des derniers assaillants. Le temps d’un souffle, suffira à l’un d’entre eux pour se jeter en avant et assener un si violent coup d’épée à Dinas, que le malheureux s’écroule, mort sur le coup. Le preux, les yeux exorbités, la bouche entrouverte face au corps inanimé, reste un instant interdit. Se ressaisissant immédiatement, son bras se détourne et dans son prolongement, son épée tranche net, la tête de l’assassin de Dinas. Les derniers hommes de traits disparaissent alors subitement en se dispersant aux quatre vents, usant de cette alliée providentielle qu’est la brume. Suivront des instants terribles de douleurs et de tristesse. Le premier chevalier de la couronne, le corps de son Roi entre les bras, jure au ciel qui l’observe que sa mort sera vengée. Ses yeux embués de larmes en sont les garants pour le reste de sa vie. Quand il lève enfin le visage pour observer le champ de bataille, il ne verra rien d’autre qu’un enchevêtrement indigne de corps agonisants. Tout autour de lui, gisent les corps inanimés de ses compagnons, anciens guerriers inquiétants, vêtus pour toujours de leur armure de ténèbres ; voilà qu’ils s’abîment désormais dans l’oubli. Il soulève le corps de Dinas, le place sur son destrier et monte à son tour sur un cheval. Derrière lui, ne subsiste que le silence, implacable et froid, qui suit l’effroyable bruissement de la guerre, l’épouvantable vacarme de la Mort. Le rescapé de l’affrontement, ne se retourne plus dès lors que les chevaux ont engagé leur longue et silencieuse marche vers le château de Lidan. Les terres de son Roi, sont désormais maculées du sang brillant de ses guerriers de l’extrême, qui ont défendu fièrement et dignement la vie et l’honneur d’un Roi. La Reine Ygrène, encore au château devra faire face à cette épreuve.

Quand le château se profile à l’horizon, que la silhouette de ses tourelles jaillit enfin des ténèbres et de la grisaille du matin, il ralentit sa progression. La forteresse de Lidan, impérieuse, tout en haut de la colline, surplombant la vallée, regarde son maître lui revenir. Son regard lumineux, chancelant et incertain, reflets des flammes des cheminées, donne vie à cet édifice sombre. Le preux arrête sa monture à quelques encablures de la forteresse. Affronter le regard de la Reine Ygrène lorsqu’elle apprendra la triste nouvelle, est une épreuve bien plus redoutable que toutes les guerres du monde. Subitement, son cœur s’emballe. Ses yeux se figent et il tente de s’imaginer la scène, de l’anticiper pour que la douleur, la peur et l’émotion soient peut-être un peu moins fortes. Mais quelque chose lui dit que tous les efforts qu’il fera, seront vains. La réalité dépasse toujours l’imagination dés lors qu’il s’agit de malheur. Le pire n’est jamais décevant, se dit Périnis en reprenant sa marche lente. Les silhouettes des chevaux se balancent mollement entre les spirales de brouillard. Ils se meuvent avec une pesanteur maladive, semblant traîner derrière eux, les fantômes de leurs compagnons disparus. Leur souvenir est si tenace et leur mort si douloureuse, qu’il semble que leurs âmes s’accrochent encore à la réalité en s’agrippant à leur chef. Ils forment une armée inquiétante, de guerriers de l’au-delà, à la fois présents mais autant irréels, balançant leurs corps translucides au travers des rideaux de coton de la brume agonisante. Leurs silhouettes sombres portent des armures souillées de terre, d’herbes séchées et de sang coagulé. Leurs visages ont l’effrayante pâleur des morts, contrastant avec l’abominable lueur de vie qui enflamme leur regard. Le chevalier aime à croire que ses compagnons flottent ainsi tout autour de lui, silencieux et incertains, libérés des chaînes de la vie. Cette idée lui donne le courage qui lui manque pour affronter le regard d’Ygrène, quand elle apprendra que l’amour de sa vie s’en est allé rejoindre les soldats des ténèbres, au cœur du brouillard, là où les yeux ne voient plus et où l’âme prend le relais. C’est donc ainsi, accompagné de ses chimères, que Périnis se présente devant le pont-levis. Les deux bêtes qu’il tient par les rênes, s’ébrouent. Du sang coule encore le long de leurs flancs et de leurs pattes. Encerclé de mirages, les yeux baissés et le cœur battant, il avance. À l’horizon, le ciel s’obscurcit encore, et dépose un voile terne sur la scène du théâtre où la mort vient de faire rage. Les gardes, du haut des remparts, remarquent l’armure du Roi et celle de son plus fidèle serviteur. Le pont s’abaisse lentement, tel un géant de bois et de fer se prosternant aux pieds du guerrier dévoué de son Roi inanimé. Une fois que le pont lui permet de franchir les douves, son cheval refuse un instant d’avancer, comme s’il sentait l’appréhension de son maître. Il cède finalement à ses injonctions. Lentement, les silhouettes s’enfoncent dans les ténèbres du château et le pont-levis se redresse aussitôt, plongeant les lieux dans une obscurité quasi totale. Périnis s’avance jusque dans la cour intérieure où les habitants de la forteresse finissent de se rassembler et l’attendent avec fébrilité. Leurs regards le supplient. C’est comme s’ils attendaient de lui, qu’il leur annonce que le Roi n’était pas l’homme monté sur le deuxième cheval. En observant tous ces gens aux yeux noyés de larmes, il affronte le regard du peuple. Son âme se morfond, son cœur se déchire.

Les valets du Roi s’affairent autour du corps inerte. Leurs regards d’ordinaires si expressifs, sont devenus graves et ternes. Ygrène s’approche malgré les recommandations de ses sujets. Ses yeux sont remplis de larmes qu’elle contient avec une dignité magnifique. Le preux lit dans ses yeux humides, tout l’accablement d’un cœur tiraillé entre l’amour et le désespoir. Sa vie était un havre de paix, un rêve éveillé. Elle est devenue en un éclair, un véritable calvaire. Son bonheur a éclaté, s’est désintégré, brûlé sur le bûcher de sa désolation. Son cœur explose de douleur sous sa poitrine gonflée de chagrin. Voir le corps inanimé de son Roi et maître, unique possesseur des clefs de son âme, c’est comme si elle regardait sa propre mort. En face d’elle, c’est bien plus que le corps de Dinas qu’elle voit, c’est aussi la Mort, la mort de son bonheur, celle de sa raison de vivre aussi. Sans lui, c’est aussi un royaume bien plus important que celui de Lidan qui s’écroule. C’est aussi celui de son cœur et de celui de centaines de milliers d’autres.

La Reine tombe à genoux aux pieds de son nouveau chef des armées. Elle lui intime l’ordre de l’abattre sur-le-champ. Son regard implorant, son air suppliant le touche. Il constate en la regardant avec attention que sa vie n’a plus d’importance sans celle de Dinas. Par ailleurs, le geste qu’elle vient d’accomplir ressemble fort à une sorte de renoncement que le Roi ne connaissait pas. Elle s’est abaissée devant le peuple tout entier, bafouant les règles de bienséance. Gouverner après un tel geste relèverait du miracle. Périnis le sait. Mais en posant les yeux sur les rondeurs prononcées du ventre de la Reine, le preux chevalier, renonce à libérer la souveraine de ses souffrances. Elle porte la vie du futur maître de Lidan en son sein. Alors, malgré la disgrâce qu’il sait qu’elle devra supporter jusqu’à la fin de ses jours, il lui tend la main. Les yeux de la jeune femme sont fixés sur l’épée du preux. Ses mains tremblantes s’enfouissent au creux de celles qui ont combattu les adversaires de son mari, sans succès. La Reine, une fois sur pieds, plonge son regard dans celui du chevalier qui ne détourne pas pour autant le sien.

“ Ce geste me condamne ! ”

“ Il sacre votre enfant ”

“ Mort ou disgrâce ? ”

“ La vie ! ”

“ ... une vie sans amour ! ”

“ ... celui du dauphin... ”

“ ... la solitude ! ”

“ Le peuple souffre avec vous ”

Ygrène resserre les poings dans les mains de Périnis. Son regard reprend vie et ses joues s’empourprent. Une réalité vient de lui apparaître. Elle est devenue Souveraine, Souveraine du royaume de Lidan, le plus vaste, le plus beau des royaumes, celui que Dinas a façonné pour elle, celui qu’il a conservé loin des haines et des apparences, pour pouvoir un jour lui offrir en cadeau. Bien malgré lui, son œuvre ne sera jamais achevée. Mais Dinas vit encore en elle, au travers de sa fille ou de son fils. L’héritier saura perpétrer l’œuvre de feu le Roi Dinas, La Reine en est intimement persuadée.

Quand elle se retourne, elle constate qu’il s’est formé tout autour d’elle et de Périnis, un véritable rassemblement populaire. Ses yeux s’attardent sur plusieurs visages. Ils sont cireux, les traits sont tirés et leurs yeux sont rouges. Ce qu’elle voit confirme ce que Périnis vient de lui dire. Malgré sa douleur incommensurable, cette dernière parvient à esquisser un sourire de gratitude. Ce simple geste, bien différent de ce que le peuple pouvait attendre d’elle, va encore à l’encontre des us et coutumes. Mais l’heure n’est pas aux protocoles.

Elle plaque la paume de ses mains sur son ventre, tente de sentir son enfant bouger et déclare, d’une voix limpide les quelques mots que le peuple attend. Elle se retourne, remercie le preux d’un regard et s’en va rejoindre ses appartements. Elle seule est désormais habilitée à gouverner Lidan. Périnis, sans savoir pourquoi, en tire une certaine fierté. Il agrippe la bride de son destrier et s’en va aux écuries. Le peuple se disperse. Il n’y aura bientôt plus personne dans la cour du château. La nuit tombera, comme tous les soirs et la vie reprendra ses droits, lentement, avec peut-être un peu plus de lourdeur que d’ordinaire, mais elle reprendra, comme il se doit.

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