Le bocal

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C'était là-dedans que nous les avions enfermées. Je m'en souviens, elles luisaient tout en se cognant contre les parois transparentes, leurs cerveaux trop minuscules pour comprendre qu'elles étaient prisonnières et qu'elles avaient affaire à du verre et non pas au monde extérieur. Elle avait plongé son regard dans cette mer phosphorescente, émerveillée par ces insectes capables de produire de la lumière par eux-mêmes, illuminant de vert pâle son visage assailli par les doigts sombres de la nuit. Elles semblaient luire uniquement pour nous ce soir-là. Quelle gentillesse de leur part, alors que nous en avions fait nos prisonnières.

Elle s'était approchée de l'étang, et avec ses mains d'enfant s'était emparée du couvercle, libérant soudainement les dizaines de créatures ailées au-dessus de l'eau. Pendant un instant, on aurait pu croire qu'elles couraient à la surface, à la manière de petites fées espiègles. Pendant un instant, les lucioles s'étaient transformées en petites fées espiègles, mais nul doute qu'à ses yeux, il en avait toujours été ainsi. Elle avait ensuite serré le bocal vide contre son cœur, les yeux remplis d'étoiles.

Il avait rejoint ensuite rejoint sa chambre durant son adolescence, prenant l'habitude d'être décoré de fleurs que je lui offrais. Des roses, des lilas, des tulipes, des jonquilles, même, que j'allais cueillir parfois dans les collines noircies de forêts. De ce fait, de sa chambre émanait toujours un doux parfum rappelant le printemps, sa saison préférée. Quel drôle d'idée, que de mettre des fleurs dans un bocal, non ? Elle ne s'en souciait que peu. Qu'importe le flacon, disait-elle en omettant la moitié du dicton.

Le bocal n'a jamais été le plus important. C'était ce qu'il contenait. Toujours. Il était simple, transparent, sans intérêt. Pourtant, avec un peu de fantaisie, avec de la conviction, elle en avait toujours fait quelque chose de magique. Toujours. De ce que je me souvienne, jamais je n'ai vu plus belle chose que ces lucioles virevoltantes qui s'en étaient échappées, reflétées par l'eau calme de l'étang.

De la magie. Voilà ce qu'elle faisait avec ce bocal. De la véritable magie. Elle en avait fait de même avec moi, ce minable garçon simple, transparent, sans intérêt. Avais-je été comme ce bocal à ses yeux débordants d'imagination ? Un récipient peu attrayant qui, bien utilisé, pouvait se remplir de magie ? Me comparer à un bocal ne parait sans doute pas être la chose la plus motivante, pourtant... Pourtant, elle l'est. Elle aimait ce bocal si simple, si transparent et sans intérêt.

Elle m'aimait aussi. Avec sa fantaisie, sa conviction, elle m'avait transformé, rendu magique. Elle m'avait ouvert les yeux sur bon nombre de vérités, elle avait changé ma vision du monde, elle avait changé le monde, mon monde. Depuis que je l'ai rencontrée, enfant, un bocal parsemé de lumières vertes volantes entre ses petites mains, plus jamais je n'ai vu pareil. Les couleurs étaient plus chatoyantes, plus nombreuses, les détails insignifiants de la vie plus intéressants, plus importants. Ma vie était faite de détails insignifiants, elle m'avait appris à les aimer.

Puis l'enfance l'avait quittée, l'enfance et sa poésie, son insouciance et sa magie. Quelque chose se produisit, dont j'ignore encore tout à ce jour. Elle n'était plus capable de rendre merveilleux ce qui ne l'était pas. Le bocal qui avait porté en lui tant de beauté fut placé hasardeusement sur un comptoir de la cuisine, se remplissant régulièrement de pâtes. Il avait retrouvé son rôle si simple et sans intérêt. J'avais moi aussi retrouvé mon rôle si simple et sans intérêt. Adieu la légèreté de l'enfance, j'entrais dans le monde morne des adultes. Plus de fleurs à offrir, plus de lucioles à attraper avec rires, seulement une vie terne et répétitive, des économies à faire.

Pendant un temps, elles furent gardées dans le bocal, les pâtes restaient dans leurs paquets. J'avais essayé de me dire que la magie était revenue, qu'il protégeait de ses parois de verre nos maigres économies qui pourraient un jour nous emmener au bout du monde, nous faire découvrir la beauté du monde, le changer à nouveau, nous faire rêver à nouveau.

La maladie est chère. Plus chère qu'on ne le croit. Les médicaments remplacèrent les pièces, et encore. Les médicaments valaient plus que les pièces. Le bocal était à moitié vide. Je n'ai jamais réussi à le voir à moitié plein. L'espoir s'était envolé, en quelque sorte. La magie n'existait plus. Et n'existerait plus jamais.

J'ai attrapé des lucioles aujourd'hui. Je les ai enfermées dedans, elles se cognent, imbéciles, contre les parois, totalement déboussolées. Maintenant que je ne suis plus un enfant ignorant, j'ai pitié d'elles. Ça doit être terrifiant d'être privé de toute liberté par un fou recherchant la magie de son enfance. J'aurais peur à leur place.

J'ai peur. Je ne suis pas prisonnier d'un bocal, mais de mes souvenirs. Et je ne sais ce qui est le pire. Elle m'a enfermé dans ces souvenirs en s'en allant.

Les lucioles... Elles illuminent mon visage, mais il est loin d'être illuminé comme le sien. Depuis qu'elle est partie, elles luisent d'un éclat terne, lointain, ou est-ce seulement ma vision des choses qui s'assombrit ? Les couleurs ont disparu, la vision du monde qu'elle m'avait apporté s'est envolée, comme elle, en même temps qu'elle.

Elles se sont enfuies, d'un coup, elles ont éclairé la pierre où son nom est gravé pour toujours, avant de s'en aller.

Le bocal est vide, désormais.

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