Thalia

de Image de profil de EMMA L. ARCHEREMMA L. ARCHER

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Image de couverture de Thalia

Elles entrèrent une à une dans la grande salle de l’Ordre des Muses. Le marbre et les colonnes ouvragées s’illuminaient sous les premiers rayons du soleil. Une belle journée de printemps s’annonçait.

Devisant à voix basse, les jeunes femmes prirent place dans des fauteuils richement tapissés.

— Pourquoi nous a-t-il convoquées à ton avis ? Demanda l’une.

— Je n’en ai pas la moindre idée mais il avait l’air fort contrarié, répondit une autre.

— Quelqu’un se serait-il plaint de nos services ? S’enquit une troisième.

— Thalia est encore en retard ! Il va être furieux et nous allons, une fois de plus, subir ses foudres à cause d’elle.

Soudain, tel le tonnerre de Zeus, un vacarme effrayant et glaçant interrompit les conversations. Prises de panique, les muses se dispersaient aux quatre coins de la salle quand un rire cristallin retentit.

Une jolie jeune femme aux longs cheveux cuivrés surgit de l’arrière d’une colonne, la mine réjouie. Sa toge, vert émeraude, rehaussait la blancheur laiteuse de sa peau et se mariait parfaitement à ses yeux espiègles. Thalia, muse de la comédie, avait encore fait des siennes, pour le seul plaisir de terroriser ses sœurs. Trois d’entre elles la rejoignirent, hilares. Les cinq autres se regroupèrent en leur jetant des regards hostiles.

Enfin, le Maître de l’Ordre des Muses apparut. Rires et murmures se turent instantanément. Thalia redressa sa couronne de lierre.

Apollon était la perfection physique incarnée. Un éphèbe blond aux yeux aigue-marine, le muscle saillant, la posture altière. Son charme était incontestable. On disait qu’aucune femme, nymphe ou même déesse ne lui avait jamais résisté.

Les muses n’échappaient pas à la règle. Amusée et étrangement immunisée, Thalia observait les réactions de ses sœurs. Certaines, rougissantes, ne pouvaient masquer leur hâte de partager un jour la couche du patron, même s’il n’y avait aucune promotion à en tirer. Celles qui avaient déjà eu ce privilège affichaient ostensiblement leur fierté d’être venues enrichir une liste longue comme un châtiment éternel. La jeune muse ne saisissait pas quel magnétisme pouvait agir sur ses semblables. Apollon avait pourtant essayé de la séduire un nombre incalculable de fois. Ces échecs à répétition l’intriguaient, le faisant revenir régulièrement et inlassablement à la charge.

Pour l’heure, il n’était pas au mieux de sa forme. Il entra en trainant des pieds et s’affala sur son trône en soufflant bruyamment. Il s’adressa à ses muses d’une voix nasillarde, aux antipodes de son physique.

— Il va falloir se reprendre ! Zeus vous a engendrées pour glorifier, à travers les arts, la victoire des dieux sur les Titans. Apparemment, vous ne glorifiez pas suffisamment. Il est très contrarié.

— Que déplore-t-il exactement ? S’enquit Clio, muse de l’histoire.

— Tout ! Le manque d’imagination, de créativité. Le dieu de la foudre souhaite davantage de célébrations, de poésie, d’avancées scientifiques.

Thalia se racla la gorge. Elle prit la parole sans attendre que le bellâtre l’y autorise.

— Avec tout le respect que je te dois, Apollon, c’est quand même à toi que Zeus a confié la tâche de nous attribuer nos missions. Peut-être serait-il judicieux de changer ton mode de sélection, considérer tes choix sous un autre angle.

Le jeune dieu, n’apprécia visiblement pas la critique. Il s’agita sur son trône.

— J’aurais dû me douter que tu aurais quelque chose à redire, Thalie.

— Thalia, si tu veux bien.

Il ne releva pas.

— Je te prie de t’exprimer sans insolence. Je suis tout de même le dieu des arts, de la lumière, de…

— Techniquement, tu es notre demi-frère et notre cousin. Nous sommes en famille. Laissons là les bonnes manières. Notre père nous a engendrées pour t’aider dans ta tâche, pas pour te vénérer. Et encore moins pour porter la responsabilité de tes erreurs.

Apollon se leva brusquement, pointa un doigt sur elle en un geste théâtral et parfaitement sur joué.

— Il suffit à présent ! Ton effronterie pourrait te valoir un châtiment.

Thalia baissa les yeux. Non par soumission, mais pour masquer un sourire naissant. Elle prenait un malin plaisir à agacer Apollon, s’amusait à le voir rougir violemment. Invariablement, son œil droit se mettait à tressauter, sa bouche s’ouvrait et se fermait sur ses protestations muettes. La jeune muse trouvait que, dans ces moments-là, il ressemblait à une carpe hypertrophiée. Bien entendu, aucune sanction ne tombait jamais.

Sa curiosité attisée, Uranie, muse de l’astronomie, ignora la colère du dieu et demanda :

— Qu’entends-tu par « considérer ses choix sous un autre angle » ?

Thalia jeta un coup d’œil à Apollon, dans le but de s’assurer qu’il n’était pas sur le point d’exploser.

— Pour prodiguer l’inspiration, encore faut-il être nous-même inspirées… et motivées. Tu dois nous motiver, Ô Apollon, dieu du Soleil.

L’insolente muse avait appuyé plus que nécessaire sur les derniers mots. Le cou de taureau prenait une teinte cramoisie. Elle reprit pourtant.

— Il est de notoriété publique qu’un employé motivé se montrera plus efficace qu’un employé négligé.

— Nombre d’entre vous peuvent témoigner que je ne néglige personne. N’est négligée que celle qui le veut bien.

Apollon se rengorgea. Il était très fier de sa sortie et la ponctua d’un regard appuyé sur la poitrine de Thalia. La muse était interloquée. La beauté du dieu n’avait d’égal que sa stupidité.

— La motivation d’un employé vient de la tâche qui lui est confiée.

Elle ne lui laissa pas le temps de répliquer.

— Avec les clients que tu nous attribues, il ne faut pas s’étonner que certaines d’entre nous aient une badine coincée dans le fondement !

Des murmures offusqués parcoururent les muses. De sa voix de palmipède, Apollon gronda :

— Thalie ! Tu dépasses les limites de la bienséance.

Nullement impressionnée, elle poursuivit.

— Tu nous envoie stimuler l’inspiration d’individus sans saveur, vieillissants et soporifiques. Des êtres solitaires dénués d’humour, qui vivent dans une époque qui n’est pas la leur. Certes, leur esprit est riche de savoirs, mais leur ouverture sur le monde est bien étroite. À quoi sert d’inspirer une élite poussiéreuse qui prend déjà le chemin du royaume d’oncle Hadès. Je suggère que tu changes de stratégie si tu veux contenter notre père. Les jeunes apprentis de ces vieux croulants se trouvent parfois être tout aussi érudits. Ils ont pour eux la vigueur et la vivacité intellectuelle dont notre ère a grand besoin.

Thalia acheva sa tirade par un battement de cils à l’adresse d’Apollon, tuant toute protestation dans l’œuf. Le dieu sembla se perdre dans un dédale de réflexions. Mutique, il congédia les muses d’un geste. La rouquine ne bougea pas d’un pied. Quand ses huit sœurs furent sorties, Apollon se leva de son trône afin de rejoindre l’impertinente. Il la toisa, lui tourna autour, puis revint se placer face à elle, aussi près que possible. Il se mit à jouer avec une mèche cuivrée. Il sentait l’ail et l’aubergine. Si tôt le matin, c’était proprement écœurant. Maîtrisant un haut-le-cœur, Thalia remit une distance supportable entre eux. Apollon s’adossa contre une colonne, l’air désinvolte.

— En admettant que ton raisonnement soit valable, as-tu des suggestions, des noms à me donner ?

— Je t’ai déjà donné la méthode, je ne vais quand même pas faire tout le travail à ta place.

Nouveau battement de cils.

— Sauf si…

L’éphèbe se redressa, avide.

— Si quoi ? Que désires-tu en échange de quelques noms, en échange de la satisfaction de Zeus ?

Il revint la frôler.

— Je peux tout te donner.

Par Dionysos ! Il avait aussi consommé du fromage de brebis et du retsina au petit déjeuner. Thalia le repoussa vivement.

— Je capitule, je vais te donner des noms. Concernant la nature de ma prime, nous verrons cela par la suite.

Apollon afficha une mine ravie.

— Merci, douce Thalia. Grâce à toi, Zeus aura ce qu’il désire et me récompensera confortablement. Quant à toi…

Il lui souleva le menton.

— … tu auras la meilleure des gratifications.

Thalia sentit le fou-rire la gagner alors qu’il lui adressait une œillade et un sourire de conquérant lubrique. Elle se maîtrisa.

— La bibliothèque de l’Ordre des Muses accueille nombre de nouveaux inscrits depuis quelques temps. Parmi eux, certains semblent prometteurs. Si tu veux bien me suivre, les dossiers sont dans l’office.

Apollon se frotta les mains. À peine eu-t-elle ouvert la porte du petit bureau, qu’il la poussa à l’intérieur, enfouissant déjà ses doigts voraces dans les plis de sa toge.

Elle se réfugia précipitamment derrière le plateau de marbre qui servait de table de travail, non sans une moue mutine à l’adresse du dieu.

Thalia s’empara de quelques rouleaux de parchemin qu’elle tendit à Apollon.

— Tu trouveras toutes les informations dans ces documents. Il y a Hérodote, apprenti historien de son état, le jeune Pythagore, astronome prometteur. Tu pourras également lire le dossier d’Homère, un poète qui, selon moi, aura un succès retentissant. Je te propose aussi un tragédien, Sophocle, ainsi qu’un poète comique absolument brillant, Aristophane.

La chaleur lui monta aux joues. Thalia espéra que cela ne se remarquerait pas. Depuis plusieurs semaines, elle rêvait de devenir la muse d’Aristophane. Le jeune homme incarnait sa vision de la perfection. Son esprit vif se nourrissait du quotidien de ses semblables, y trouvant, en chaque situation, un aspect extravagant, coquin, divertissant. Il était, de plus, fort bien fait de sa personne. Contemplant avec gourmandise le parchemin qui lui était consacré, Thalia se dit qu’elle lui offrirait un avenir éclatant.

Apollon parcourut les dossiers avec empressement.

— Bien, je te fais confiance.

La muse se retint de pousser un cri de victoire. Elle venait d’obtenir un laisser-passer pour la mission de ses rêves.

— Passons maintenant à ta récompense.

Apollon bondit vers elle. Sans lui laisser le temps de réagir, il la renversa sur la table de marbre, soulevant déjà le tissu léger de sa robe. Il s’échauffait, se précipitait. Quelques ondulations et gémissements savamment orchestrés, saupoudrés d’une pincée d’imagination enflammée eurent précocement raison du dieu de la moussaka, le laissant haletant et avachi. Etre muse avait des avantages incontestables.

Enfin, il se redressa et entreprit de rajuster sa tenue, sans un regard pour Thalia. Se dirigeant vers la porte, il se retourna. Ses sourcils s’agitèrent :

— T’ai-je rendue heureuse ?

À son tour, la jeune femme fit tressauter ses sourcils, dans une imitation parfaite d’Apollon. Lascive, elle répondit :

— Tu ne sauras jamais à quel point, Ô dieu du Soleil.

Comblé, il lança :

— Je te nomme responsable de la sélection des missions. Tu l’as bien mérité, petite muse.

Sur ce, il sortit. Un rire, trop longtemps contenu, secoua Thalia. Apollon irait se vanter de son idée de génie auprès de Zeus. Il ferait savoir, à qui voudrait l’entendre, que Thalia avait succombé à ses charmes. Grand bien lui fasse ! Pour sa part, elle allait s’empresser de jeter sa toge et remplir son ordre de mission. Elle serait la muse d’Aristophane !

********************

Quelques temps plus tard, Thalia donna naissance aux tapageurs Corybantes, dont les danses rythmées par des percussions tonitruantes prodiguaient courage aux guerriers et célébraient leurs victoires. Zeus n’en avait jamais espéré autant.

Personne n’osait contredire Apollon lorsqu’il affirmait qu’ils étaient ses fils. Pourtant, tous savaient. Même le roi des dieux, à qui on ne pouvait rien cacher, le laissa baigner dans ses illusions.

Reconnaissant, Zeus nomma Thalia, muse de la comédie, sa fille, Maître de l’Ordre des Muses.

Et le monde s’illumina.

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En réponse au défi

La mythologie grecque

Vous pouvez prendre un ou plusieurs personnages de la myhologie grecque (nymphes, dieux, déesses, titan, titanides …). Puis vous racontez son histoire.

Commentaires & Discussions

La petite museChapitre17 messages | 3 ans

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