Le maître des farces

Image de couverture de Le maître des farces

Tous les mercredi après-midi et vendredi soir, je file du campus vers mon travail à mi-temps de femme de ménage, après une pause cafét', quand je peux. Ciel splendide, brise du sud agréable, odeur d'herbe coupée, de fleurs et de terre sèche : ce printemps est incroyable.

Leur résidence se trouve à la périphérie de notre petite ville fleurie (trois étoiles). Quasi un manoir, leur histoire. Heureusement, je n'ai généralement pas tant à y faire qu'on pourrait le penser. Pour y aller, j'enfile mes rollers : compagnons de route de toujours, ils me sont plus naturels que mes propres pieds. J'ai commencé à en faire à l'âge de quatre ans, pour tout vous dire, et je virevolte là-dessus comme une ballerine sur la scène.

« Maude, hey, hey ! » Je freine. Paul, grand ami poil de carotte, un vrai chien de berger malheureusement dès qu'il perçoit ma tête frisée fuir au loin sur son fil égal (à cause des patins).

« Oui, Paul ? Je dois y aller, là. On m'attend. » Ce qui, dans les faits, n'est pas vrai. Les propriétaires m'ont confié les clefs du manoir il y a maintenant deux mois avant d'aller s'installer à Paris, je suis donc parfaitement seule à chaque fois. Mon ami s'approche, véritable asperge (ou carotte, plutôt, mais je vais arrêter parce qu'on va croire que je parle d'un potager), tenant à la main mon téléphone.

« Merde ! je jure. J'ai failli l'oublier. Merci, Paul, t'es un ange.

- T'as déjà vu un ange roux aux yeux dorés, toi ?

- On s'en fout, non ? Y a pas de chinois dans la Bible, ça les empêche pas d'exister. »

Il éclate de rire, me livrant une de ses phrases hors-sujet :

« Fais attention à la tempête ! » et me pousse vers un poteau électrique que j'attrape adroitement avant d'en faire le tour complet, utilisant ma force et ma vitesse pour me propulser sur la route.

« À toutes ! » C'est vrai qu'il a de grands et beaux yeux dorés. Ça, c'est étonnant. Je n'en ai vu nulle part ailleurs que sur sa tête ! Les miens aimeraient bien y ressembler...

Perdue dans mes pensées parfaitement existentielles, je n'en oublie pas moins les passants, les voitures et les crottes dans une danse familière quoique extatique ; je suis la reine des rues, personne n'égale ni mon adresse ni ma vitesse. Enfin, je parviens à la demeure souveraine : marbre blanc, grandes baies vitrées, un toit d'ardoise et de multiples et belles fenêtres – notamment des chiens-assis aux rideaux blancs fermés. De là-haut, je sais que la vue est sublime sur le petit parc que je viens de traverser et sur le jardin arrière dont je n'ai pas à m'occuper, fort heureusement (vu la taille et le travail nécessaire à son arrangement). Ce jardin me fascine, quelque part, peut-être à cause de sa ressemblance avec celui de mes parents, morts il y a trois ans à présent. Lorsque j'entrais en fac. Leur maison a été reprise par ma sœur de six ans mon aînée, qui n'y va guère que pour s'y reposer les jours de congé, lorsqu'elle le peut, prise entre les feux de ses rôles de figuration et ses vernis mondains. Moi, j'évite d'y passer, les souvenirs y sont encore trop douloureux et j'ai peur de voir que ce dont je me souviens aura été changé.

Je secoue la tête pour chasser les idées noires tout en dégrafant les scratch de mes rollers puis enfile mes fines baskets, pénétrant à l'intérieur de la demeure tel un chat sur son territoire. Hop, sac à dos à côté du panier de parapluies, dans le couloir dallé ; petit bond vers la cuisine, l'inspection commence. J'époussette, récure, savonne, rince, sèche et tout ça en boucle. Comme on est mercredi, je sais que j'en ai pour quatre heures. Bon, ce n'est pas un cataclysme de produits nettoyants, ni un tsunami de serpillières : je suis là pour conserver la maison en état jusqu'à ce que ses propriétaires reviennent cet été de leur je-ne-sais quel boulot parisien. Pour posséder un tel bien, ils ne sont certes pas en difficulté financière. Du moins, je le suppose. Peut-être me trompé-je.

« Regarde, toi, t'as une part d'une ferme incroyable dans le sud-ouest de la France, et pourtant t'es femme de ménage deux jours par semaine afin de joindre les bouts. »

« Pff, quand j'aurai terminé mon master, j'ouvrirai ma propre maison d'édition. Je serai à mon compte et je saurai présenter sous leur meilleur jour les livres de mes propres auteurs aux plus grandes librairies londoniennes... », je continue à voix haute, imaginant ce rêve, la main sur l'éponge. Bilingue de naissance, je devrais pouvoir m'en sortir. J'adore la littérature, tout type et libérée, tout comme l'ambiance des salons du livre, la rencontre émulsifiante...

« Heu, qu'est-ce que je pense, moi. N'importe quoi. Émulsifiante. C'est quoi déjà le mot ? »

À cet instant précis, un bruit totalement insolite me fige, en alerte. Non... des voleurs n'oseraient pas. Il est six heures. Précautionneusement, je dépose mes ustensiles (et mon savon émulsifiant), m'en allant vérifier, silencieuse. Le bruit revient, plus fort, plus désordonné. Il arrive du grand salon, et une magnifique loggia l'encadre au premier étage, y permettant une vue plongeante. Je connais l'endroit comme ma poche, aussi y vais-je immédiatement – sur la pointe des pieds –, le téléphone en main, prête à appeler la police (en toute sécurité, cela va de soi). Merci Paul. La cuisine mène sur le vestibule qui mène lui-même, par une porte latérale, à l'escalier montant. Les marches ne grincent pas – vive la modernité. Mais il n'y a plus un son et lorsque je parviens à la loggia et ses grands canapés chics, je reste bouche-bée face à la vision du salon : un roc énorme est posé là. Énorme.

« Oh bordel de merde... » Ce n'est pas une exclamation franche, je murmure, je ne sais plus quoi faire, je reste là, toute bête, les bras ballants. Mais, attendez, comment, oui, comment ce rocher a-t-il pu parvenir jusque là ? Sa taille dépasse de loin l'encadrement des portes, dont deux, je le sais, mènent au jardin arrière. Merdouille, merdouille, merdouille. La curiosité l'emporte. Je descends quatre à quatre et stoppe en bas, dans l’entrebâillement de la porte, les yeux fixés sur le roc. Gris, il paraît tout à fait normal, si ce ne sont ses dimensions. On dirait un caillou agrandi d'un coup de baguette...

« Magique... », je termine, la mâchoire tombante. Une créature fantastique vient de faire son apparition par une des entrées au jardin. Blanche, haute (deux mètres ?), corpulence importante (à moins que ce ne soit des muscles), on dirait un mix entre un Yéti et un bébé phoque. Mon imagination fait quelques cabrioles – de bon droit – puis se stabilise sur « Yéoqui ». Bizarre. Le Yéoqui me fait un grand sourire et j'ai les cheveux qui se dressent sur la tête.

« Comment le rocher est-il venu là ? » me demande-t-il tout de go, dès que mes cheveux sont retombés. Je le regarde sans un mot, éberluée. Il me demande ça, à moi ? J'ai l'air de savoir ? Mais je ne vais pas lui répondre de cette manière. Deux cents kilos de fourrure blanche, ça reste quand même deux cents kilos.

« Heu... vous... d'où... » Ça commence bien. Maude, rattache tes neurones et renvoie-les dans le circuit des réponses intelligentes, s'il te plaît. Je vois le Yéoqui sortir d'une poche ventrale (de mieux en mieux) un mètre ruban. Il s'approche du bloc rocheux, le mesure puis marmonne quelque chose. Enfin, il se tourne vers moi :

« Le rocher n'a pas pu être glissé par les portes, il est plus large et plus grand qu'elles. » Nom d'un chat. Je craque :

« Et vous avez eu besoin de le mesurer pour en être sûr ? Je rêve. Évidemment qu'il est plus grand qu'elles. Ça se voit à l’œil.

- Ah ! Et comment est-il venu là, mademoiselle la maline ?

- Quoi ?! » J'étouffe. J'ai dû m'endormir en train de faire mon ménage. La police va me retrouver le lendemain aprèm parce que Paul l'aura appelée, paniqué de ne pas m'avoir au tél après s'être rendu compte de ma flagrante absence aux cours. Qu'est-ce que je fais ? Je ne vais tout de même pas rétorquer deux fois à un Yéti, j'ai des manières (et pas de courage, surtout).

« Allons dans le jardin chercher des indices », me propose-t-il tout innocemment. Je hoche la tête malgré moi et le suit, en mode automatique. Le fameux jardin. Avec un machin blanc géant qui parle et qui se moque.

Lorsque nous nous y retrouvons, le vent souffle ; le ciel est chargé d'un épais nuage gris chagrin aux renfoncements lumineux d'éclairs couvant. Il faisait si beau tout à l'heure ! Je n'ai pas rêvé, d'ailleurs, par les fenêtres de la cuisine me parvenaient les doux rayons de notre cher soleil printanier. Puis je me souviens avoir vu à travers les vitres de la loggia, en face, le ciel couvert. Bon, mois d'avril, ne te découvre pas d'un fil.

Le jardin est magnifique. Des roses de partout, comme chez mes parents. Une herbe tendre, des bosquets, de hauts arbres, une impression d'infinité dans un écrin de nature. Malgré le temps, j'inspire à fond cet air si savoureux, le cœur papillon : je revois mes parents s'occupant l'un du bois à découper, l'autre de sa mare artificielle si jolie, aménagée en plusieurs mois de dur labeur. Lorsque je rouvre les yeux, le Yéoqui regarde sous les buissons, farfouille un peu partout. Mais qu'est-ce qu'il cherche, au juste... ? Pas une réponse à l'énigme du rocher, quand même ? Pas de cette façon ? Je me sens très étourdie. Bien que le ciel soit sombre, il semble très haut et pas une goutte ne tombe. Tant mieux. À l'instant où j'ai réuni suffisamment de courage pour poser des questions essentielles à ce drôle d'animal, un vague courant électrique se propage entre mes flancs. Je sursaute. Une fluctuation à ma gauche. Je plisse les paupières. Le vent a forci à l'instant même de cette étrangeté. Mais je n'en suis plus à ça près et comme le Yéoqui paraît ne pas s'en émouvoir – l'a-t-il seulement remarquée ? – je le rejoins, gardant une distance raisonnable. Il ramasse quelques curieux cailloux bleus réfléchissant la lumière diurne.

« Tiens, me les tend-il spontanément.

- Heu, merci. » Au creux de ma paume, les pierres sont chaudes et attirent mon regard. Je referme les mains en coupe et les colle à mon visage : elles émettent leur propre lumière !

« Qu'est-ce que c'est ? » je murmure, fascinée. Il ne répond pas et continue à fouiner la terre, cette fois sous un tremble. Une chose paraît émerger entre ses racines. Un énorme caillou bleu !

« Il est passé là il y a peu de temps... », entend-je soupirer mon « ami » pelucheux. Je le rejoins, touchant le rocher : chaud, comme les cailloux.

« Mais qu'est-ce que c'est ? j'insiste, brûlant de questions.

- Des pierres de vent. Humm... tiens-moi ça, je pourrais en avoir besoin. » Il me refile tout un tas de branches, de mousse et de fils de fer. Où a-t-il eu le temps de trouver tout ça ?

« À quoi ça va vous servir ? » je demande, agacée qu'il me prenne pour un baudet. Un éclair zèbre l'éther, mauve. L'air sent très bon, l'humus et les marguerites-chocolat, celles qui sont hautes et ont une délicieuse fragrance de chocolat au lait. Le Yéoqui ne me répond pas, encore une fois, et poursuit son investigation personnelle. Je fronce des sourcils. Il est clair que je nage en plein rêve et j'espère que je ne me suis pas cognée la tête contre un rebord d'évier en le nettoyant. Enfin, nous passons une petite barrière et entrons dans une sorte de bosquet sauvage où les ronces m'attrapent le pantalon comme le sweater, un peu trop amoureuses. Une imbrication de branchages se transforment sous mes yeux en tipi de fortune ; la grosse peluche me prend le tas des bras et se met à en couvrir son abri naturel.

« Voilà ! s'exclame-t-il satisfait. Merci pour ton aide, humaine. Entre, je t'en prie. »

Je le suis à l'intérieur avant de m'immobiliser, totalement à l'ouest ; mon cerveau ne sait plus comment réagir face aux informations données par mes yeux illusionnés : ce tipi de bois et de mousse est immense et je reconnais ci et là des objets qui avaient mystérieux disparu de la demeure. Moi qui ne savais comment l'expliquer aux propriétaires, me voilà bien embêtée. Un courant d'air s'insinue à ma suite. Le Yéoqui va tirer le rideau, laissant l'obscurité tomber un court instant. Le temps que mes yeux s'habituent et la pièce est toute illuminée de bleue : des pierres de vent, partout, émettent leur si caractéristique lueur. Je m'assois sur un petit pouf, dépassée.

« Alors ça, alors ça », je marmonne, la tête dans les mains. J'entends mon hôte éclater de rire et me redresse, perdue.

« Ha ha ha, je t'ai bien eue !

- Comment ?

- Le rocher, c'était ma blague. Elle était bien, non ? Avoue, tu croyais qu'il s'était mis là tout seul, en coup de vent ! (Il glousse.)

- Que... hein ? Quoi ? » Niveau vocabulaire, je peux repasser. Voyant ma tête, le Yéoqui s'explique, mi-penaud mi-hilare :

« Je suis un farceur venteux. Je ne manque pas d'air, quoi. »

Mes yeux doivent sortir de leurs orbites parce qu'il éclate encore de rire.

« Les pierres de vent, finit-il par m'expliquer sans doute par pitié, elles sont les conséquences de mes blagues pas très aériennes. Je sais, je peux être lourd, d'où... enfin, bref. Avec mon air finaud, je loupe jamais mon coup. C'est dans le vent ! Mais j'avoue que je ne suis pas le meilleur. Il les brise à plus d'un, celui-là ! Ha ha, brise !

- Laisse-moi reprendre mon souffle, je jette, ne sachant plus sur quel pied danser.

- Souffle !!! Hahahahaha !!! » Et c'est reparti pour un déluge de rire. Lui, en tout cas. Moi, je suis stoïque et bien décidée à le rester. Je veux me réveiller. Ce farceur... venteux est complètement débile. Et c'est clair que ses blagues sont lourdes. Mais de qui parlait-il à l'instant ?

« C'est qui, « celui-là » ? je lance, plus par désir de le voir arrêter de rigoler bêtement que par véritable curiosité.

- Ah... lui, c'est le maître des farces ! Il joue tout le temps les filles de l'air, mais tu pourras l'apercevoir avec... ça ! » Il attrape une paire de jumelles et me fait signe de sortir à sa suite. Nous retournons au jardin.

« Tiens, regarde, là. » Il pointe un espace vide du jardin ; en plissant les paupières, j'ai l'impression d'y voir comme une fluctuation qui n'est pas sans me rappeler celle observée plus tôt ! L'outil sur les yeux, je cherche un peu puis...

« Oh !

- Oui, ça soulève toujours un vent d'enthousiasme. »

J'aimerais bien qu'il arrête avec ses jeux de mots affreux, mais je suis plus occupée par ce que je viens de voir : une sorte de fantôme noir avec des yeux d'or qui me regarde avant de filer et disparaître de mes jumelles. Une effrayante et fascinante fondue de couleurs électriques s'évapore dans son sillage.

« Voilà, tu as fait connaissance avec le maître des farces. Un conseil toutefois, ne t'approche pas de lui ou tu pourrais totalement disparaître dans son monde ! Il est bien plus bizarre que moi, je t'assure. »

Lorsque nous retournons à l'intérieur de la demeure que j'étais censée nettoyer, le roc énorme a disparu. À la place, nous trouvons une pierre de vent plutôt imposante.

« Et voilà, qui sème le vent récolte la tempête », lance-t-il ravi en mettant le morceau de roche bleue dans sa poche ventrale. Je sors mon téléphone, songeant que je n'ai pas pris une seule photo de mon incroyable aventure. Il est huit heures et demi !! Plus qu'une demi-heure avant la fin de mon service, et j'ai tout laissé en plan dans la cuisine ! Je me tourne alors vers le Yéoqui, mais il a disparu... Les portes du jardin sont fermées. Je vois bien le ciel sombre par les vitres, en haut, et je vais rouvrir une des portes. Il n'y a personne dans le jardin qui semble bien normal, finalement. Je prends tout de même un cliché et file à mon travail, tourneboulée. La nuit parfaitement claire, lorsque je rentre chez moi en rollers, m'interpelle de ses dizaines d'étoiles ; un souffle chaud m'enrobe, contredisant le climat tempétueux du jardin. Je ne comprends plus rien.

Le lendemain midi, Paul et moi sommes en train de dévorer un sandwich au soleil, près de la cafétéria. Je lui ai dit, complètement surexcitée ce matin, avoir un truc d'importance à lui raconter. Écoutant mon histoire rocambolesque, ses yeux d'or brillent étonnement. Il a un petit rire et se penche vers moi :

« Ce maître des farces pourrait bien te surprendre sans en avoir l'air, que ce soit ici ou ailleurs, ne dit-on pas que l'aventure est dans chaque souffle de vent ? »

Je reste muette, frissonnante, n'arrivant pas à terminer ma bouchée. Il se lève, et dans son sillage, pas même une seconde, s'évanouit un arc-en-ciel torturé, une pâte de verre aux milles teintes, un amalgame étincelant.

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