Chapitre 107

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Ce samedi, les cloches sonnaient tristement et les parapluies noirs étaient de sortie. Les jeunes filles regardaient leurs pieds pour ne pas marcher dans la boue, et les garçons se donnaient des tapes amicales comme si leur rencontre tenait du hasard. Sur le pas de la porte, Sophie, Mathilde et leur garde rapprochée sanglotaient. Je m'arrêtai un instant, engageai la conversation avec une parfaite inconnue, et attendis que les adolescentes se retirent dans l'église pour y faire mon entrée. Je fis acte de politesse en laissant trois vieilles dames s'installer sur le banc qui retenait mon attention, et me retrouvai bientôt entre deux pipelettes ventant inlassablement les mérites de celle qui n'était plus.

Je félicitais ma propre énergie à dissimuler mon agacement derrière des sourires niais et des regards compatissants. Toutefois, mon emplacement avait ses avantages. Je pouvais inspecter le vaste monde qui m'entourait sans éveiller l'attention, et m'amuser du spectacle que les Calimero des premiers rangs m'offraient. Sophie essuyait ses yeux de chien battu avec l'un de ces horribles mouchoirs de grand-mère, tandis que Mathilde lui prenait doucement la main. Je haussai les sourcils en m'appesantissant sur cette scène. Force était de constater que les homos et les arbres perduraient de la même manière. Quand on en arrachait un, un autre était planté !

De l'autre côté de l'allée patientait la famille Rita-Lans. Pia, ange de lumière dans cette réunion de macchabées, tenait la main de sa sœur, atterrée. Leurs parents étaient assis de part et d'autre des jeunes filles et ne disaient mot. Ce portrait, lugubre aux yeux de l'observateur moyen, n'éveilla pas la moindre commisération chez moi. Il me poussa plutôt à reprendre mon examen minutieux des lieux, jusqu'à me faire sauter de mon banc.

La stupeur me pétrifia une bonne minute. Bras dessus, bras dessous, Gatien et Laetitia saluaient chaque invité dans le respect dû aux circonstances. Parfaite représentation de la jeunesse amoureuse, ils ne se quittaient pas d'un centimètre. Laetitia était presque aussi jolie que Pia. Sa robe noire remontait juste au-dessus des genoux et ses cheveux blonds étaient élégamment coiffés. Gatien, lui, portait un costume sur-mesure, à la fois chic et sobre. La main qu'il gardait constamment dans la poche avant de son pantalon lui permettait de conserver ce petit air insolent qui lui seyait tant. Loin d'être guindé, il affectait le goût, la distinction et le charme - de quoi donner des sueurs froides à ses homologues masculins.

Quand le couple se présenta aux Rita-Lans, le comportement de Gatien changea radicalement. Il se dégagea de sa compagne, s'en distança légèrement, et afficha un sourire qui, loin d'être gracieux, était plutôt inquiétant. Sa peau suintait, mais il resta assez intelligent pour ne pas s'essuyer sur ses vêtements. Malheureusement, lorsque Monsieur Lans lui serra la main, le liquide sécrété se mêla à sa propre paume et à ses doigts. Il lorgna le garçon en se nettoyant rapidement, et se rassit en silence, gêné. Conscient d'avoir commis une erreur, Gatien se contenta de petits hochements de tête pour saluer le reste de la famille, en finissant par Fanny - qu'il considéra à peine.

- Je vous présente Laetitia, fit-il en se rappelant l'existence de sa compagne.

- Bonjour, lança agréablement la jeune femme.

L'étudiante en droit se tourna vers son amant. Elle s'attendait, à l'évidence, à ce qu'il l'introduise avec plus de formes. L'adolescent l'observa un temps, puis ricana nerveusement en la désignant gauchement aux autres interlocuteurs.

- C'est ma...

Il hésitait, se grattait la tête comme un bouffon et souriait bêtement.

- Ma...

Son regard se posa sur Fanny. La rougeur se répandit sur leurs quatre joues comme un feu ardent.

- Sa copine, compléta Laetitia, toujours aimable.

Le garçon n'ajouta rien. Son œillade, triste, se reportait sans cesse vers l'objet de ses désirs. Néanmoins, elle reprit vie quand l'embarras général se fit sentir.

- Oh ! Madame Rita-Lans ! Je tenais à vous dire que j'ai adoré l'article que vous avez écrit sur la mécanique quantique dans le dernier journal du Métropole. Je l'ai trouvé fascinant ! largua-t-il pour changer de sujet.

- La mécanique quantique ?... Ce n'était pas dans le dernier numéro, si ?

- Page douze. Je l'ai relu plusieurs fois.

Bingo ! Si ce fayot de Gatien tentait d'entrer dans les bonnes grâces de la belle-mère non officielle, c'était gagné !

- En fait, cet article est plus un compte-rendu de thèse, poursuivit Madame Rita-Lans dont le visage rayonnait. Je ne savais pas que tu t'intéressais à ce genre de choses ! Aussi jeune, c'est impressionnant !

- Je m'intéresse à tout ce qui se rapporte à la science, Madame. Etant donné que je souhaite devenir ingénieur, mes notes doivent exceller dans ce domaine.

*Vas-y ! Lèche-lui un peu plus les bottes !*

- C'est vraiment stupéfiant ! Tes parents doivent être très fiers de toi !... Nous plaçons beaucoup d'espoirs en Pia, dit-elle en prenant la main de sa fille cadette. Elle est la première de sa classe !... Mais Fanny... Enfin... Tout le monde n'est pas une lumière.

- Maman ! tonna Pia, consternée.

- Fanny a sans doute d'autres talents, fit Laetitia, complaisante.

A mon grand étonnement, Gatien ne s'exprima pas sur le sujet. Gesticulant, il me parut soudain plus désorienté que préoccupé. Je plissai les yeux en approfondissant mon analyse, puis me redressai en croisant les bras. La main que l'adolescent cachait précautionneusement dans sa poche remuait démesurément. La sueur qui perlait sur son front semblait antérieure à sa rencontre avec Fanny. Et Laetitia lui tenait le dos - puisqu'il refusait de s'appuyer sur son bras - pour qu'il ne s'effondre pas sur le sol. La conclusion que j'en tirai me divertit extrêmement... Gatien était bourré.

Toutefois, mon euphorie fut de courte durée. Je ne tardais pas à grimacer en prenant chaque attention de Laetitia pour son prince enivré comme un affront personnel. A quoi jouait cette petite dinde ? Qu'espérait-elle en bravant ainsi mes instructions ? Croyait-elle me doubler en cherchant à me duper ? Cette dernière réflexion me fit sourire. Si je ne craignais pas Laetitia en tant que partenaire de jeu, je ne pouvais apprécier son romantisme candide. Assurément amoureuse, la pauvre fille me faisait presque de la peine. Si ses intentions consistaient à gagner l'amitié de Fanny pour avoir un œil sur elle et emprisonner Gatien dans ses filets, je la plaignais sincèrement.

- En considérant les romans à l'eau de rose comme de la grande littérature, je dirais qu'elle supporte assez bien cette matière, enchaina Madame Rita-Lans, impitoyable.

Fanny s'empourpra, honteuse. Pia rougit, furieuse.

- Fanny a de très bonnes notes en littérature, Maman !

- Convenables, tout au plus !... Cela me désole de la voir si oisive. Je sais qu'elle gâche un certain potentiel !

Fanny ferma les yeux. Je ne doutais pas qu'à cet instant précis, elle aurait tout donné pour prendre la place de Charlotte.

- Arrête ça, Maman ! reprit Pia en serrant plus étroitement la main de sa sœur. Ce n'est vraiment pas le moment pour parler de ce genre de choses !

Madame Rita-Lans s'apprêtait à répliquer lorsque le prêtre quitta la sacristie pour se placer derrière l'autel. Les chuchotements se turent, les derniers invités prirent place sur les bancs encore vides, et le vieil homme en soutane leva les bras au ciel en conviant les croyants à prier pour le repos de l'âme de Charlotte. Je me levai à la suite des "croyants" en question, puis contemplais le portrait de l'adolescente, installé sur un large pupitre. Le visage rieur, elle fixait l'assistance à la Mona Lisa. Je blasphémais intérieurement la photographie et me retenais de cracher par terre en mordillant mes lèvres jusqu'au sang. Mes yeux finirent par se détacher de l'expression hypocritement épanouie, et se dirigèrent vers le fond de la salle. Debout, grave, Valcrome était là. Nos regards se croisèrent ; je hochai la tête avec sérieux.

Quand la cérémonie prit fin, les rangs de devant furent les premiers à sortir. Les yeux rougis, Mathilde et Sophie menaient le cortège. Elles sursautèrent en m'apercevant et reçurent mon sourire avec effroi. Je contenais une joie que tous qualifieraient de malsaine, et suivis l'assemblée qui se rendait au cimetière. Le cercueil fut déposé dans le caveau familial où les grands-parents reposaient déjà. Les uns après les autres, nous avancions vers la construction marbrée pour rendre un dernier hommage à Charlotte. Je restais jusqu'à ce que nous ne fussions plus qu'une dizaine à entourer la tombe, puis m'approchai et laissai une fleur à ses pieds. Quand je me redressai, je posai une main sur la surface lisse et baissai les lèvres à son niveau pour chuchoter un dernier message à la défunte.

- Echec et mat.

Puis je me détournai, l'air affligé, et me retirai.

Alors que je ne l'attendais plus, Laetitia me prit d'assaut et me conduisit dans un endroit reculé. Livide, elle jetait des coups d'œil alarmés autour d'elle et s'agitait nerveusement.

- Qu'est-ce que tu fais là ? s'enquit-elle d'une voix où perçait le reproche.

Je fronçai les sourcils.

- Je pourrais te poser la même question.

- Je suis venue soutenir mon petit ami !

D'expérience, je privilégiai le calme à l'emportement.

- Tu parles du garçon ivre-mort que tu as séduit pour satisfaire mes plans ?

Il était aisé de faire rougir Laetitia. Elle fuyait mon œillade, mal à l'aise.

- Aurais-tu oublié mon dernier texto ? Celui où je te demande de lui briser le cœur ? repris-je.

Ma partenaire soupira, désespérée.

- Non, mais... Pourquoi changer d'avis ? Il y a encore peu, tu voulais que je reste avec lui. Et maintenant, tu me demandes de rompre !

- Je t'avais dit que votre relation ne durerait pas. Tu le sais depuis le jour où nous avons conclu notre accord. Tu as d'ailleurs exigé cette clause, tu te souviens ? continuai-je, placide.

- J'ai peut-être changé d'avis.... Eh puis, la mort de Charlotte l'a beaucoup affecté. Ce matin, j'ai réussi à l'arracher de son lit pour aller à l'enterrement. Mais le reste du temps, il boit en répétant qu'elle s'est suicidée par sa faute... Il a besoin d'un soutien, d'une présence féminine pour se remettre !

Je l'observai, impassible.

- J'ai vu Valcrome tout à l'heure, lançai-je nonchalamment.

Laetitia tressaillit, ce qui m'arracha un léger sourire.

- Vrai... Vraiment ?

- Oui. Malheureusement, il s'est éclipsé avant la fin de la messe... Il avait sans doute beaucoup à faire... Ou ne souhaitait pas attirer l'attention.

La jolie blonde se mordit les lèvres, tenaillée entre deux pensées.

- Tu... Tu lui as parlé de moi ?

- En fait, je me suis dit qu'il valait mieux que vous vous rencontriez en personne... Valcrome et moi avons prévu un rendez-vous mercredi prochain... Accompagne-moi.

Laetitia écarquilla les yeux et entrouvrit la bouche. Tremblante, elle se montrait aussi angoissée qu'excitée.

- Oh mon dieu ! Enfin ?!

- Enfin, approuvai-je avec sympathie.

Emue aux larmes, elle se jeta à mon cou.

- Merci, merci !

- Je t'en prie. C'est normal de s'entraider... On est une famille.

Laetitia hocha la tête, trop bouleversée pour me répondre. Quand notre étreinte prit fin, elle me fixa, un sourire aux coins des lèvres.

- Dis-moi exactement ce que je dois faire avec Gatien...

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