Chapitre 105

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Le regard lointain, Gatien se taisait au milieu de son groupe d'amis, tous euphoriques depuis l'annonce de Joris sur les réseaux sociaux. Ils discutaient de ce secret dissimulé comme d'un secret d'État, et Charlotte n'était plus, à leurs yeux, qu'une anomalie répugnante. Le garçon cachait son embarras sous un visage impassible. Il ne s'était pas attendu à ce que l'information prenne une telle ampleur, et commençait à regretter le choix qu'il avait fait en ne venant pas en aide à la jeune fille. Ne pouvant qu'imaginer son désespoir, il la voyait retranchée dans une cabine de toilette, pleurant à l'agonie, jurant contre lui et désirant la mort. Cette image le fit frémir, et il finit par abandonner ses compagnons, à la recherche de la malheureuse. 

Quand il tourna au coin du couloir qui conduisait aux WC les plus reculés du lycée, la paume d'une main s'écrasa sur ses lèvres et son tee-shirt fut tiré dans la pénombre. Le souffle court, il observa la créature qui le retenait avec inquiétude. Les yeux rouges et les muscles raides, Charlotte le fixait avec tant d'acrimonie que l'étudiant tressaillit. Lorsqu'elle se jeta sur lui, il n'eut pas le temps de reculer. Elle planta ses ongles crochus dans son doux visage puis saigna sauvagement ses joues. Gatien émit un cri plaintif et se cogna contre le premier mur que son dos rencontra. Mais l'adolescente ne s'arrêta pas là. Elle le roua de coups avec tant de hargne que le jeune homme dut la repousser violemment, au point qu'elle trébucha et s'affala sur le sol. Quand elle se redressa, il ne gémissait plus mais se tenait les cotes en titubant.

- T'es malade ou quoi ?! s'écria-t-il, à chaud.

La jolie blonde continuait de toiser le garçon. Des larmes brillaient sur ses joues et sa bouche exprimait la rancune d'une âme trahie. 

- Tu as soutenu le discours de Joris ! Tu m'as menti et tu m'as jetée dans la gueule du loup ! tonna-t-elle, dévastée.

Le lycéen ouvrit la bouche, puis la referma, hésitant.

- Tu t'y es jetée toute seule, marmonna-t-il sans conviction. 

- Tout le monde me lorgne comme si j'étais un animal de foire !

Gatien baissa les yeux et tira une grimace gênée.

- Même si j'avais tenté de l'en dissuader, Joris ne m'aurait pas écouté et les élèves seraient tout de même au courant en ce moment.

- Ça, tu n'en sais rien ! couina l'étudiante. Pourquoi tu m'as fait ça ?!

Charlotte renifla et ses pleurs reprirent. Elle souhaita cacher sa lâche émotion, mais ses dernières forces l'avaient abandonnée. Ses doigts essuyaient des larmes qui se reformaient sans cesse, et la morve abondait sur ses lèvres tremblotantes. L'attrayante adolescente n'était plus qu'un misérable rejeton, et la perspective de devenir le nouveau souffre-douleur de Marie Curie semblait agiter ses pauvres nerfs maltraités toute la journée. Malgré ses réticences à lui servir d'ami - surtout en pareille occasion -, Gatien s'approcha d'elle et posa une main compatissante sur son épaule. Electrisée, la lycéenne repoussa toutefois la main hypocrite. Les muscles de sa mâchoire se crispèrent tandis que son regard noir annonçait le prochain orage. Soudain, l'ensemble de ses traits se contorsionna, et un monstrueux crachat balaya d'un coup l'expression insolente du garçon. Les doigts de ce dernier effleurèrent le mollard avec dégoût, puis il essuya son visage d'un revers de manche dans un silence presque religieux. Impénétrable, il fixa la jeune fille désemparée pendant une bonne minute.

- Je me suis rappelé ce que tu m'as dit au sujet des gens que nous aimions. Comme quoi nous étions condamnés à une vie de faux-semblants car l'amour nous était impossible.

Charlotte était pantoise. Sa peau blafarde et son air hagard la rendaient pitoyable. 

- Et j'ai compris que même si je ne pouvais pas être celui que je suis vraiment, je serai éternellement dépendant de l'affection que je lui porte. Je n'agis pas avec raison quand son sort est en jeu, parce que la raison m'abandonne totalement. Et je procéderai toujours ainsi parce que mes sentiments m'y pousseront sans cesse.

- Même si c'est totalement stupide ?

- Tout ce que je fais pour elle est considéré comme stupide, et ce, parce que les gens la méprisent.

L'étudiante fronça les sourcils.

- Alors c'est pour ça que tu ne m'as pas secourue ?... Parce que je suis la "méchante" et elle la "gentille" ?

Le regard de Gatien s'assombrit.

- Tu l'humilies à longueur de temps et tu as essayé de la tuer ! Je ne pouvais pas t'aider !

La jeune fille explosa d'un rire grotesque et nerveux.

- Pauvre petite Fanny ! Délicate, fragile et piteuse créature ! Mais tu sais, j'en ai fait d'autre ! Comme lui arracher une dent avec un fil et une porte !

Le garçon écarquilla les yeux. Le cœur palpitant, il s'élança vers sa partenaire, agrippa le col de son haut, et la souleva de terre. 

- T'AS FAIT QUOI, ESPÈCE DE TIMBRÉE ?!

- Et le pire, c'est que j'ai fait ça par amour, moi aussi ! clama la jolie blonde qui ne contrôlait plus son hilarité. 

Gatien ne supporta pas longtemps la folie de sa compagne. Furieux, ébranlé, il secoua son vêtement sans obtenir autre chose d'elle que des esclaffements stridents. Il finit par la relâcher, et Charlotte s'écroula à nouveau sur le sol. 

- Tu sais, j'étais venu m'excuser, mais je crois que tu mérites amplement ce qui t'arrive ! 

Le sourire dément qu'affichait l'adolescente disparut aussitôt.

- Peut-être bien... Tu n'es pas le seul à le croire, en tout cas.

La mélancolie qui paraissait désormais sur ses traits était exaspérante.

- Qui espérait ta fin ? se moqua sèchement son compagnon - quoique curieux. Tes victimes de harcèlement ?

- Elles aussi, sans doute, pouffa tristement la jeune fille. Sauf Fanny, peut-être.

Elle soupira.

- C'est sûrement pour ça que les gens s'en prennent autant à elle, d'ailleurs... Au fond, elle n'est pas si laide... Elle est seulement trop... gentille.

Le visage du lycéen se dérida.

- Tu la trouves jolie ? demanda-t-il d'une voix timide où perçait l'ancien espoir. 

- Je n'irai pas jusque-là, l'arrêta la jolie blonde. Mais si tu l'aimes, je me dis qu'il ne doit pas y avoir que la beauté physique en ce monde. Il existe peut-être des beautés plus subtiles.

Gatien se détourna vers les fenêtres.

- Je la trouve belle à tous les niveaux, avoua-t-il. Même physiquement. 

Surprise, Charlotte haussa les sourcils.

- Je l'aurais crié sur tous les toits si je n'avais pas rapidement compris que les autres ne pensaient pas comme moi, continua-t-il. Je ne peux pas l'expliquer. Elle m'attire comme un aimant.

Puis, se retournant vers l'étudiante :

- Ce sont des personnes comme toi qui me privent d'un tel bonheur. Des individus qui s'imaginent être en mesure de définir ce qui est beau ou non et de traiter les gens en conséquence. 

- Je viens de te dire que la beauté n'était pas que physique !

- Mais il ne devrait pas y avoir de beauté déterminée en matière de physique ! Pourquoi est-ce qu'on ne peut pas juste être heureux pour quelqu'un quand il nous dit qu'untel ou unetelle lui fait de l'effet ? Pourquoi est-ce qu'on devrait justifier notre choix quand la personne qui nous plait n'appartient pas aux codes de la beauté ?

- J'en sais rien !... Pourquoi est-ce que tout le monde n'accepte pas les homos ? C'est une autre question sans réponse ! La vie est comme ça. Et si tu ne t'y fais pas, tu te feras bouffer tout cru !

Taciturne, Gatien ne répondit rien. Les secondes silencieuses s'étirèrent en minutes avant que Charlotte ne reprenne la parole, plus solennelle. 

- J'avais dix ans quand je me suis rendu compte que j'aimais les filles. Avant, je ne faisais pas la différence entre les deux sexes. L'amour était une notion très abstraite et je ne l'associais à personne en particulier parce que je ne connaissais que l'amitié. Eh puis j'ai commencé à embrasser des garçons, mais je ne ressentais pas ce quelque chose que mes amies ressentaient de leur côté. Je croyais que ce n'était qu'une question de temps avant qu'un garçon me plaise vraiment. Je pourrai alors me vanter d'être amoureuse, moi aussi... C'est là que j'ai rencontré Sara. Je n'avais jamais rien éprouvé de tel auparavant, et je l'ai aimé sans conditions. Personne n'était au courant parce que nous avions compris que ce que nous vivions n'était pas naturel, que les gens ne trouveraient pas ça normal et nous jugeraient sévèrement s'ils savaient. J'avais douze ans lorsque mon père a découvert mon secret dans mon journal intime. Il a débarqué dans mon école en pleine journée et a fait un esclandre devant toute la classe. En quelques heures, plus personne n'ignorait la relation que Sara et moi entretenions...

La lycéenne s'arrêta un court instant pour refouler les larmes qui lui montaient aux yeux. 

- Deux jours plus tard, j'apprenais que Sara s'était pendue dans sa chambre. Elle n'avait laissé aucun mot - du moins, c'est ce que disaient ses parents - et mon père m'empêcha de me rendre à son enterrement... Peu après, ma famille et moi avons quitté Munich pour nous installer ici, dans un endroit "paumé" où nous ne connaissions personne et où Papa espérait que mon penchant pour les filles disparaitrait. Mais les relations que j'entretenais avec les mecs ne faisaient que renforcer mon attirance évidente pour les filles. Une attirance que je dissimulais soigneusement au point que mon père finit par ne plus la soupçonner. J'ai redoublé d'efforts lorsque Sophie est entrée dans ma vie. Je ne voulais pas reproduire mes erreurs passées et j'ai cessé de tenir des journaux intimes. Je couchais avec un tas de gars pour avoir l'air cool, et je suis devenue l'une des meilleures amies de la fille que j'aimais. J'étais tout le temps avec elle, même en dehors des cours. Je l'aidais à s'habiller sans que cela paraisse étrange, on dormait dans le même lit sans qu'il y est de sous-entendus. Bref, on était amies... Rien de plus. 

Charlotte détourna le regard lorsqu'une larme roula sur sa joue.

- J'ai tout foutu en l'air en l'embrassant, bruit-elle. Absolument tout...

L'adolescente se tut et cacha son visage déchiré. 

- Ce monde est dingue, ajouta-t-elle dans un souffle rauque. 

Gatien ne savait plus où se mettre. Les mains dans les poches, gauche, il hésitait entre s'enfuir discrètement et rester par bonne conscience. Se rappelant finalement les horreurs de sa compagne, il attendit qu'elle se remette pour poursuivre leur conversation.

- Tes problèmes n'excusent pas les violences que tu fais subir à toutes ces personnes sans défense, lança-t-il après un moment.

- Tu ne vaux pas mieux que moi, rétorqua la jolie blonde de sa voix éraillée. Tu dis faire ton maximum pour protéger Fanny alors qu'au fond, tu ne fais rien du tout. Cette fille ne vivra pas longtemps. Ce monde sera toujours cruel avec elle, et elle succombera au plus grand danger qui l'attend.

L'attitude du garçon devint hostile.

- De quel danger tu parles ?

L'étudiante garda le silence quelques instants.

- Ça, c'est un mystère.

Puis, se redressant, elle se plaça devant le jeune homme et le fixa, sinistre.

- Prends soin d'elle... Je sais qu'elle t'aime.

- Fanny ?

Charlotte sourit, affligée.

- Sophie.

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