Chapitre 95

7 minutes de lecture

- Comment ça, tu t'occupes de "l'affaire Randome" ? Qu'est-ce que ça veut dire ?

L'agente prit une petite cuillère sur la table de la salle de repos et se mit à touiller son café devant l'air perplexe de son collègue. 

- Je ne peux pas t'en parler.

Valcrome écarquilla les yeux, puis émit un petit bruit sarcastique.

- Tu ne peux pas m'en parler ?

- Non, Edouard... Je suis désolée. C'est l'administration, tu comprends... 

- Depuis quand l'administration nous force à nous cacher des choses ?

Delaunay porta la tasse à ses lèvres tout en réfléchissant rapidement à une réponse cohérente. 

- Certaines enquêtes exigent une confidentialité absolue, lança-t-elle sans conviction.

Son partenaire fronça les sourcils.

- Victoire, fit-il avec gravité, je suis ton aîné de près de trente ans. Je sais mieux que quiconque comment les choses fonctionnent ici. Et après toute une vie consacrée à ce travail, on ne m'avait jamais fait un coup pareil. Alors dis-moi pourquoi on ne souhaite pas me donner de renseignements sur cette "affaire" ?

La jeune femme observa son confrère attentivement. Il était très agité, ce qui ne lui ressemblait pas. Lorsqu'elle hocha la tête en signe de refus, il la fusilla du regard comme si elle lui avait infligé la pire des trahisons. 

- Si ça ne tenait qu'à moi, je te mettrais au courant ! bafouilla-t-elle. Seulement, je ne veux pas me mettre l'inspecteur à dos en te donnant des informations que seule une agente doit connaitre. Je ne risquerais pas de perdre mon boulot pour te faire plaisir...

- Que seule une agente doit connaître ? interrompit l'autre, intéressé. Est-ce que ça signifie que cette enquête n'aurait pas pu être menée par un homme ?

Delaunay rougit.

- Ce n'est pas ce que j'ai dit, bredouilla-t-elle.

- Mais c'est le cas... Pourquoi, Victoire ?... Qu'est-ce qui pourrait inciter une victime à préférer la compagnie d'une policière à celle d'un policier ?... La réponse aurait été toute trouvée avec Charlotte Dauge, mais je ne crois pas que Mathilde Randome soit de la même graine. 

Valcrome examina sa collègue en silence. Celle-ci fixait ses pieds, de plus en plus embarrassée, mais ne fléchit que lorsque son compagnon reprit la parole.

- C'est un viol, n'est-ce pas ?

La jeune femme frémit puis releva les yeux vers son complice, interdite.

- Quoi ?...

- Allons, Victoire, je ne suis pas né de la dernière pluie ! De même que je ne suis pas aveugle...

- Comment ça ?

- Eh bien... Je crois pouvoir dire qu'œil au beurre noir vainement dissimulé par du fond de teint indique souvent quelque chose de sérieux. 

L'agente ouvrit la bouche, stupéfaite.

- Quand est-ce que tu as vu ça ?

- Pendant l'interrogatoire.

- Et tu n'as pas fait suivre l'affaire ?

- Elle ne m'en a pas parlé.

La policière secoua la tête, ahurie.

- Enfin, Edouard ! C'est notre métier d'interroger les victimes ! 

- La situation n'était pas appropriée. Elle était présente en tant que coupable, non en tant que victime.

Delaunay pouffa avec mépris. 

- C'est notre devoir de faire ce qui est juste ! Et ce qui aurait été juste était de la questionner sur ses rapports avec son père, quelle que soit la raison pour laquelle elle se retrouvait au commissariat !

- C'est ta vision des choses, Victoire. Pas la mienne.

- Je ne te comprends pas... Où est le policier que j'ai toujours admiré depuis que j'ai pris l'insigne ? J'ai l'impression d'en entendre un autre, qui ne me satisfait pas... 

- Comme tu es dure ! Mais je ne t'en veux pas. Un jour, tu penseras comme moi, parce que l'expérience est plus formatrice que tous les bouquins du monde. 

Il esquissa un sourire forcé, prit sa propre tasse et en avala le liquide fumant. 

- Et maintenant, raconte-moi cette histoire sur Randome, poursuivit-il. Je te promets de garder ça secret.

- Je ne peux pas, Edouard. N'insiste pas, s'il te plaît...

Valcrome étouffa son irritation sous un sourire encore plus pincé. 

- Si, tu peux. Après tout ce que j'ai fait pour toi, c'est la moindre des choses...

Son associée tressaillit.

- Ce que tu as fait pour moi ?...

- Mais oui.

L'homme reposa sa tasse sur la table et caressa une mèche de cheveux de sa consœur qui, livide, ne s'en offusqua pas.

- C'est tout de même grâce à moi que tu es encore ici, murmura-t-il.

Delaunay détourna la tête. 

- Je veux seulement qu'on discute, Victoire.

- Et moi, je veux être à la hauteur de la charge qu'on m'a confiée.

- Et tu l'es, je ne remets pas ça en cause !

- Tu sous-entends pourtant que ma bonne conduite ne te suffit pas. 

- Je dis qu'en me cachant des informations, tu ne fais pas acte de bonne conduite.

- Pour assurer l'ordre public, je privilégierai toujours les intérêts de mes dirigeants aux miens.

Le policier perdit patience. Il abandonna ses airs de protecteur compréhensif et afficha une expression bien moins cordiale.  

- Et si je te dis, Anna Ramón, tu les places où tes intérêts de bleue ? 

Pâle, la jeune femme dévisagea son collègue avec effroi.

- Tu n'oserais pas ?!...

- Pour conserver ton image de sainte-nitouche auprès des autres, je te conseille de me faire part de l'affaire Randome ou la disparition de cette pauvre fille commencera vraiment à te peser sur la conscience. 

- Edouard ! Tu as toujours dit que tu me protégerais, que tu serais un père pour moi !

- Certes... A moins que tu ne me mettes des bâtons dans les roues quand je te demande un service.

Valcrome approcha sa bouche de l'oreille de sa compagne.

- On a de si bons rapports tous les deux, susurra-t-il. Ne brisons pas ce lien qui nous unit. Je sais que Mathilde Randome se fait battre par son père. Alors ne te contente pas de me le confirmer. Je veux des détails, des détails croustillants ! Parce que s'il y a une chose que je hais, c'est ceux qui essayent de me baiser (au sens figuré, bien sûr) !

La policière déglutit.

- Après tout ce temps... Je croyais que tu étais de mon côté !

- Je le suis, tant que tu ne fais pas de nous des ennemis... Alors ? Randome ?

Delaunay hésita, torturée, puis soupira, triste, déçue et soumise.

- La mère de la victime a tiré sur le père après que celui-ci ait violé leur fille. Le médecin de Mathilde nous a rapporté que l'adolescente avait subtilisé une seringue dans l'intention de tuer son père qui, comme elle, se trouvait à l'hôpital au moment des faits. Elle nous a dit que Mathilde l'avait menacée et lui avait demandé d'appeler le commissariat pour mentir sur son dossier médical... Elle voulait que la doctoresse lui diagnostique une phobie pour la gente masculine dans le seul but qu'un certain agent ne prenne pas en charge son dossier après que sa mère ait été amenée au commissariat pour être interrogée. Elle semblait craindre cet agent, ajouta-t-elle en plongeant son regard, noir, dans celui de son partenaire. Et même si j'en ignore la raison, on pourrait croire que ce policier a quelques antécédents avec la jeune fille...

Valcrome soutint l'oeillade de son associée sans ciller.

- Et qui est ce policier ? questionna-t-il sans rien laisser paraître dans sa voix. 

- Je crois que tu le sais, fit l'autre avec mépris. Et si c'était plutôt toi qui me disais ce qui s'est passé entre vous ?... Est-ce que tu l'as menacée durant votre échange ?

L'homme examina durement sa consœur, puis sourit avec méchanceté.

- Si tu penses que cette fille a plus de bon sens que moi alors qu'elle listait ses exigences  à son médecin, une seringue à la main, je dois reconnaître que je m'inquiète un peu de ton jugement ! En tant que flic, tu devrais voir les faits en face : c'est une gamine paumée qui n'a pas supporté de finir dans un commissariat pour être confrontée à la loi et qui m'en veut aujourd'hui pour avoir été son interrogateur. Sous le coup de l'émotion, après avoir été tabassée par son violeur de père et conduite dans un état grave à l'hôpital, elle s'est saisie d'une seringue et a menacé sa soignante de la piquer si elle n'exécutait pas ses ordres. Enfin, Delaunay ! Quoi qu'elle ait pu raconter sur moi, qui de nous deux reste le plus crédible ?

La policière entrouvrit la bouche sans rien dire. En confrontant les points de vue, elle ne parvenait plus à voir Mathilde comme une potentielle victime de son collègue. Anéantie psychologiquement, le but de la lycéenne n'était peut-être plus que d'incriminer les hommes, quels qu'ils soient, parce que son père en était un. Peut-être avait-elle, après tout, cette mystérieuse phobie dont elle avait fait part à son médecin... Pourtant, la sombre facette de Valcrome - que la jeune femme découvrait - ne lui inspirait pas plus confiance.

- Je suis arrivée au commissariat prête à prendre ta défense, parce que j'étais incapable de croire au portrait macabre qu'elle nous faisait de toi. Mais maintenant que tu me menaces, je ne sais plus quoi penser... 

- Je ne te menace pas ! Tu sais à quel point tu comptes pour moi ! se hâta de répliquer son compagnon avec douceur. Tout ce que je voulais, c'était m'assurer que tu avais toujours confiance en moi !

Il effleura une joue de sa partenaire, qui recula. 

- J'ai besoin de temps pour réfléchir, répondit-elle au regard froid de son confrère.

- Réfléchir à quoi ? questionna-t-il, un peu brusquement.

Delaunay se tut. Valcrome soupira.

- Tu sais ce que tu dois faire, lâcha-t-il, insensible. Le choix est simple.

L'agente ferma les yeux. Un frisson l'avait parcourue. 

- Un choix ? Pour vendre mon âme au diable ?! gémit-elle.

Le policier la fixa sombrement.

- Après ce que tu as fait, tu crois encore au paradis ?...

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Rachelsans2LE ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0