Chapitre 94

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- ... A l'aquarium.

Tessa haussa les sourcils, surprise.

- Tu veux aller à l'aquarium ?

- Oui.

- Quand ?

- Maintenant.

- Pourquoi ?

Sophie baissa les yeux au sol.

- J'en ai envie, c'est tout.

- Ah bon...

Silence.

- Tu veux que je demande à Charlotte de nous rejoindre ?

- Non.

- Vous êtes toujours fâchées ?

- On peut dire ça... Bon, on y va ?

- ... Ok.

Les lycéennes écrasèrent leur cigarette sur le mur de briques où elles étaient adossées, se redressèrent, et abandonnèrent Marie Curie sans un dernier regard pour l'établissement. C'était un mercredi après-midi. Il était quatorze heures.

- C'est pas un peu gamin d'aller là-bas ?... Je veux dire, c'est que des poissons dans de grands bocaux...

Sophie scruta sa camarade. Tessa faisait une tête de moins qu'elle et ses cheveux, d'un brun plus clair, n'étaient pas dérangés. Son teint hâlé contrastait avec la blancheur de sa peau à elle, et ses yeux marron brillaient comme deux émeraudes au soleil. C'était une belle jeune fille. Rien d'étonnant, donc, à ce qu'elle put être populaire.

- On n'y va pas pour lécher les vitrines comme ces affreux morveux. On y va pour se détendre.

- Tu préfères pas le yoga ou la sophrologie ? Parce que ma mère est spécialiste en la matière, alors elle pourrait sûrement...

- Je veux juste voir ces putains de poissons, c'est clair ?

Tessa dévisagea sa compagne, pantoise.

- On vénérera Bouddha une autre fois, reprit celle-ci en soupirant.

- Le yoga, c'est pas du bouddhisme.

- Peu importe.

Une fois arrivées à l'arrêt de bus, les adolescentes patientèrent sans rien dire ; Tessa par soumission, Sophie pour éviter de perdre totalement son sang-froid. Quand le car leur ouvrit ses portes, elles montèrent sans un "Bonjour" au conducteur puis prirent place sur deux sièges occupés par de plus jeunes filles. Terrifiées, ces dernières se contentèrent de rester debout en s'appuyant à l'une des barres métalliques pour ne pas tomber lors du trajet, et fusillèrent leurs despotes du regard tout en s'assurant que ceux-ci ne les remarquent plus.

- Qu'est-ce qu'il y a de si spécial dans cet aquarium ? se hasarda Tessa quand elles quittèrent le véhicule. Pourquoi ça te rend nerveuse ?

- Je suis pas nerveuse, lança froidement son guide.

L'autre étudiante leva les yeux au ciel.

- D'accord... Mais qu'est-ce qu'il y a là-bas ?

La grande brune ne répondit rien mais marcha en direction du grand local. Encore réduite à la suivre, son amie se retint de protester et l'escorta. Le bâtiment avait fière allure. Une énorme boule remplie d'un liquide transparent le surmontait et un poisson rouge artificiel flottait sur cette pâle représentation de l'eau. Sophie ne s'attarda pourtant pas à contempler l'édifice et accéléra le pas vers la porte d'entrée. Elle la dépassa avec une énergie qui déconcerta tous ceux qui l'entouraient, et bouscula la file d'attente pour arriver en première à l'accueil - ce qui lui valut de sérieuses objections, auxquelles elle ne porta aucun intérêt. Elle observa les différents agents aux comptoirs, puis écarquilla les yeux et fonça en avant. Lorsque l'employée de l'avant-dernière caisse rencontra l'œillade sinistre de la nouvelle-venue, elle tressaillit, se dressa sur ses pieds, se retourna, mais fut stoppée dans sa course par une main ferme sur son poignet. Incapable de se défaire de cette pression redoutable, elle frémit d'horreur quand elle comprit qu'elle ne pouvait plus s'échapper. Sophie plaqua son autre main sur la planche de bois dans un bruit tonitruant qui effraya tout le monde, et articula dans un murmure menaçant :

"Où est mon fric ?"

L'auxiliaire déglutit. Le sang refluait à son cerveau et elle peinait à ouvrir la bouche pour s'expliquer.

- Allons derrière, balbutia-t-elle dans un chuchotement suppliant.

Elle fit un signe de tête vers l'arrière-boutique et attendit avec angoisse que l'importune se décide. Celle-ci demanda à Tessa - qui était livide - de l'attendre où elle était, puis rejoignit l'agente d'accueil pour s'isoler. Cette dernière s'excusa auprès de ses clients et ferma le guichet, hésita en découvrant les visages déconfits de ses collègues, et conduisit enfin la visiteuse dans le bureau de la directrice de l'accueil, vide et à l'abri des oreilles et des regards indiscrets. Elle abaissa le loquet de la porte derrière elles et resta un instant collée contre l'issue.

- Alors, où est mon fric ? A moins que tu aies ma came ?

L'agente d'accueil était à peine plus jeune que Sophie. Plutôt petite, elle avait de longs cheveux bruns et une silhouette aux formes voluptueuses. Son agitation était telle qu'elle manqua de trébucher en faisant les cent pas dans la pièce. Exaspérée, l'assaillante se jeta sur elle et la souleva de terre par le col de son uniforme. Sa victime gémit et ferma les yeux.

- Donne-moi ma came, bordel de merde !

Sophie lâcha l'adolescente qui s'écroula sur le sol. Se redressant, celle-ci mit ses mains devant elle en signe de protection. Elle tremblait et paraissait peu crédible dans son rôle de dealeuse.

- Attends, ma source est en rupture de stock, fit-elle en respirant difficilement. Je comptais te le dire samedi dernier mais ma mère était très mal et je n'ai pas pu quitter la maison.

- Qu'est-ce que j'en ai à foutre ?! Je te paye, tu te démerdes pour m'amener la marchandise !

- Je viens de te dire que mon vendeur a plus de coco. Je t'apporterai une double dose samedi.

- T'as qu'à aller dire à ton trafiquant que j'ai besoin de ma dose tout de suite !

- Merde... laissa échapper la plus jeune fille. T'es accro, ça y est... T'auras ta came samedi, je te le promets.

Les lèvres de Sophie s'entrouvrirent et elle poussa un rugissement terrible. Ses pieds rencontrèrent les genoux de sa commerçante, qu'elle roua de coups jusqu'à ce que celle-ci se replie sur elle-même. Des pas extérieurs se hâtèrent jusqu'à la porte et des voix se firent entendre.

"Tout va bien, Emilie ?"

La blessée prit une profonde inspiration et répondit sans peine.

- Oui, Martha. Je suis avec une cliente qui a eu quelques soucis avec le personnel. Je m'en occupe.

- Ce n'est peut-être pas une bonne idée que tu restes dans le bureau de ta tante ! insista l'autre agente qui s'inquiétait sérieusement. Elle pourrait arriver d'une minute à l'autre, et je ne pense pas que ta position suffira à te sortir de là cette fois.

- Tout va bien, Martha ! Ce n'est qu'une question de minutes, inutile de prévenir ma tante !

- Bien... Même si je ne suis pas ta supérieure, tu devrais rouvrir rapidement ta caisse. Les clients abondent.

- D'accord. Je viens tout de suite.

L'agente à la voix chevrotante s'attarda encore quelques secondes devant l'accès, puis s'en alla, vaincue.

- Tu auras ta came samedi, réitéra Emilie sur un ton plus sûr.

- J'aurai ma came demain, et pas plus tard, répliqua Sophie avec la même fermeté.

Eberluée, la cadette secoua la tête comme une sotte.

- Impossible. La coco n'arrivera jamais avant vendredi.

- Alors trouve-toi un deuxième dealer.

- Je te dis que c'est impossible. Et puis demain, j'ai cours. Je ne peux pas faire tranquillement mon jogging comme le samedi.

- Tu rappliques toujours à huit heures du mat pour me filer ma dose. Demain, t'auras qu'à te ramener à sept heures.

- Et comment je fais, hein ? s'agaça Emilie. J'ai pas d'autres fournisseurs.

- Démerde-toi. Tu dois avoir pas mal de relations chez tes potes drogués.

- Droguée toi-même ! s'emporta la vendeuse. Si tu veux te défoncer pour oublier ta vie de merde, t'as qu'à te renseigner ailleurs. Je ne vais pas courir les rues un matin de cours pour satisfaire tes envies pressantes.

- C'est pas une suggestion, répliqua sa complice sans se laisser intimider. Tu trouves un trafiquant et tu m'apportes ce que je t'ai payé. Compris ?

- Sinon quoi ?

Sophie s'avança un peu plus, tandis qu'Emilie reculait.

- Ta maman est diabétique, c'est bien ça ? Et elle fait souvent des crises qui la forcent à aller à l'hôpital... Ce serait quand même dommage que pendant une de ses crises, personne ne soit là pour la tirer d'affaire.

L'autre étudiante écarquilla les yeux, horrifiée.

- Si tu la touches, je te jure que...

- Que quoi ? grogna la toxicomane en se faisant toujours plus imposante. Tu vas me planter comme une sauvage et faire dix ans de taule pour ça ?... T'as toujours pas compris qu'entre nous, Thavault, c'est moi qui dirige le business ?

Ecarlate, Emilie se laissa tomber sur le fauteuil du bureau.

- Demain, à sept heures. Et ne traine pas !

Puis Sophie souleva le loquet de la porte et la referma derrière elle sans un bruit. Quand les agents la virent sortir de la pièce, la plus âgée - sans doute Martha - se précipita dans le cabinet comme une grand-mère prête à découvrir sa petite-fille découpée en mille morceaux. La grande brune ne s'attarda pas dans la pièce qui lui était hostile, et s'en alla par là même où elle était entrée. Tessa patientait un peu plus loin, une sombre expression sur le visage, et soupira lorsque son amie vint à sa rencontre.

- Bon sang ! Qu'est-ce que tu faisais ?

- J'avais un petit problème à régler, dit calmement l'autre. On s'en va ?

- Mais, je croyais que tu voulais voir les poissons ?

Sophie répondit à l'air hagard de sa compagne par un sourire.

- Je suis venue voir une saupe. Et ça vaut bien tout le reste.

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