Chapitre 93

7 minutes de lecture

Tapie dans son coin, les mains fermement accrochées aux bretelles de son sac à dos, Fanny consultait de loin le panneau d'affichage du lycée. La rubrique sportive montrait fièrement les champions de Marie Curie - en sueur après leur match victorieux - tandis que le reste du panneau était constitué de petites annonces de tout genre : babysitting, covoiturage familial ou rendez-vous des prochaines réunions politiques. Mais une photo faisait la une ces derniers temps, celle de l'article posté anonymement sur internet qui présentait Fanny comme une criminelle en fuite. Celle-ci trembla devant le terrible constat que personne, même la direction, n'avait pris l'initiative d'ôter cette image insultante de la pancarte médiatique. Au contraire, placardé comme il l'était sur les autres visages, le cliché apparaissait tel un message d'alerte à tous les lycéens, en danger, maintenant que le voile était levé sur Fanny Rita-Lans.

Alors que la jeune fille jouait nerveusement avec son bagage en misérable état - résultat de ses nombreuses maltraitances estudiantines -, un doigt tapota son épaule. Elle se retourna, haletante, comme si on l'avait pris en flagrant délit. La surprise put se lire dans ses grands yeux bruns et ses lèvres s'entrouvrirent sans rien dire.

- Salut, Fanny ! s'exclama joyeusement l'intruse. Comment ça va ?

L'adolescente regarda autour d'elle et derrière sa compagne pour trouver un indice qui aurait expliqué sa conduite. En vain. Elle bafouilla deux ou trois syllabes avant de se reprendre.

- Bien... Et toi ? Qu'est-ce que tu fais là ?

- Oh ! Je voulais prendre de tes nouvelles, c'est tout.

- Ah oui ?... Pourquoi ?

L'importune se mordilla la lèvre inférieure, gênée. Elle cherchait, à l'évidence, une explication rationnelle à son apparition. Quand elle cessa de danser sur ses pieds, elle força encore la bonne humeur à paraitre sur ses traits - ce qui devenait franchement irritant.

- J'ai quelque chose à te demander, fit-elle en souriant. C'est à propos de l'autre jour.

Fanny fronça les sourcils.

- Eh bien ?... Qu'est-ce qu'il y a ?

- Rien de grave. Je souhaitais seulement te demander si tu étais retournée là-bas.

- Au cimetière ?... Non. Pas encore.

- Mais tu comptes t'y rendre à nouveau ?

Une flamme dangereuse brillait dans le regard d'Emma-Rose.

- C'est possible, répondit l'aînée des étudiantes, sur ses gardes. En quoi ça t'intéresse ?

- Comme tu le sais aujourd'hui, mes parents ont travaillé là-bas pendant des années et j'en garde beaucoup de souvenirs. Ça m'a bouleversée d'en reparler avec toi... Et cette pauvre supérette qui a brulé deux fois... Je ne pense plus qu'à ça maintenant.

- Désolée... Je ne voulais pas te rappeler cette triste époque. J'espérais simplement avoir des informations pour mon enquête.

- Oui, une triste époque. Les Alstrom étaient des gens très bien, reprit la jeune fille de seize ans en donnant plus d'intonation au mot "Alstrom". Tu as peut-être entendu parler d'eux ? s'enquit-elle en lançant à son auditrice un regard pénétrant.

- J'ai effectivement demandé à qui appartenait ce commerce, reconnut sa partenaire, troublée par l'expression plus sérieuse de son interlocutrice. J'espère que tu ne m'en veux pas ; mais le fait est que tu ne m'en a pas fait part à ce moment-là.

- Non... marmonna la grande brune, tendue. Donc personne ne t'a accompagnée à Saint-André ? Tu n'as fait qu'interroger des gens qui avaient une vague connaissance de l'ancienne activité de la ruelle ?

- Je te l'ai dit, je n'y suis pas retournée depuis que je t'ai croisée au cimetière, déclara Fanny, décontenancée. Est-ce que tu peux me dire où tu veux en venir ?

- Nulle part. Je suis curieuse, c'est tout.

Emma-Rose se triturait convulsivement les mains, ce qui augmenta la confusion de son allocutaire.

- De toute façon, ce n'est pas quelque chose que je crierai sur les toits. Je n'ai pas assez de pistes et tout le monde trouverait ça ridicule si je m'arrêtais à de vagues suppositions pour soutenir ma cause...

- Des suppositions ? bégaya l'autre d'une voix faible.

- Oui.

- Alors continue d'enquêter... Ce n'est pas ridicule.

- Le faire seule quand on a dix-sept ans et qu'on est la victime de l'affaire, ça l'est. Les gens me prendraient pour une écolière stupide s'ils savaient... Une gamine qui se croit agent de police alors qu'elle est toujours au lycée.

- Ce n'est pas stupide, persista Emma-Rose qui avait repris le contrôle de ses émotions. Et le faire seule est sans doute mieux que le faire à plusieurs. Tu ne risques pas d'être plus malmenée que tu ne l'es déjà en gardant tes doutes pour toi-même, ajouta-t-elle en faisant un signe de tête vers le panneau d'affichage.

Hostile, Fanny recula d'un pas.

- Pourquoi cet intérêt soudain pour ce qui m'arrive ?

- Parce que toi et moi, on est dans le même bateau.. Je ne connais pas assez ton histoire pour prétendre te comprendre, mais il faut reconnaitre qu'on se ressemble toutes les deux... Au niveau social, du moins.

La jeune fille à la chevelure châtaine fronça à nouveau les sourcils.

- Je suis désolée, mais toi et moi, on ne sera jamais pareilles. Si tu ne sais pas à qui tu as affaire, je crois savoir à qui moi j'ai affaire... Pia m'a dit que tu ne cherchais pas à te faire aimer. Que c'était ton caractère hautain qui te rendait asocial... Moi, quoi que je dise ou fasse, les gens me repoussent, et ce parce que je suis petite, distante et ne rentre pas dans les canons de beauté.

- Pia parle toujours pour ne rien dire, grogna Emma-Rose. Sa jalousie pour moi la rend ridicule et malhonnête. C'est pitoyable... Mais qu'importe. Si je suis seule, c'est parce que je suis très sélective en ce qui concerne les personnes qui font partie de mon cercle d'amis. Les gens doivent mériter ma confiance et mon estime. Or ces exigences perturbent et déplaisent parce que pour une fois, ce ne sont pas eux qui sont les maitres du jeu.

- L'amitié n'est pas un jeu, fit Fanny, écœurée. C'est un cadeau précieux.

- La sociabilité est une compétition. Tu fais tout pour te faire aimer par le plus grand monde parce que tu veux l'étiquette "popularité" collée sur ton front lorsque l'on te croise et t'aborde.

- Tout le monde n'est pas malintentionné.

- C'est là où l'on voit que tu n'as pas d'amis.

- J'en ai. Mais si je ne suis pas aussi sélective, ils ne sont pas nombreux pour autant...

Emma-Rose s'avança vers sa partenaire, l'air sombre.

- La nature est ainsi ordonnée : chacun à sa place dans ce monde de merde. La tienne était toute tracée : tu étais faite pour vivre seule parce que la nature t'a faite laide. La mienne dépend de mes choix depuis toujours... La différence entre toi et moi - car il y en a une - repose sur le respect. J'aurais pu être quelqu'un si je l'avais voulu. Mais toi, tout le monde sait qu'une telle ambition ne pourra jamais que t'effleurer l'esprit.

Fanny eut le souffle coupé. L'injure véridique lui rappelait les autres critiques qu'elle avait gratuitement reçues depuis qu'elle était enfant. Les battements de son cœur s'accélérèrent et sa tête lui fit mal. Elle simula malgré tout une quiétude sans pareille afin de sauvegarder ce qui lui restait de dignité, puisqu'elle ne pouvait rien rétorquer à ces dires.

- Et si tu veux tout savoir, continua Emma-Rose avec sa brusquerie habituelle, il y a une personne qui m'ait plus chère que ma propre vie. Ne crois donc pas que je suis un monstre. Il y a encore des gens bien dans ce monde, même s'ils sont rares... De même qu'il y a des malheurs plus grands que les tiens.

L'odieuse adolescente ramena ses cheveux en arrière et observa attentivement son auditrice, comme si elle s'attendait à une réplique glaçante de sa part et à l'ouverture d'un combat de coqs. Mais face au mutisme de son allocutaire, elle grimaça et croisa les bras, déçue - une attitude attestant de son affecte prétention.

- Je ne comprends toujours pas pourquoi tu es là... A quoi rime tout ça ? lança finalement l'offensée en retenant un sanglot.

- Je suis venue te dire de ne pas jouer les enquêtrices à grande échelle. Enquête dans ton coin - ce serait tout à fait légitime - mais ne va pas jusqu'à défier la loi. Même si je ne me suis jamais mêlée de tes problèmes, il est vrai que je voue un culte à la vérité, et je pense que tu mérites de trouver celle qui concerne ton affaire. Seulement, la vérité est dangereuse quand elle est mal employée, et si tu la découvres et que tu l'utilises à des fins policières, elle se retournera inévitablement contre toi...

Fanny tressauta.

- Qu'est-ce que tu veux dire ?.. Tu sais quelque chose ?!

- Non, se hâta de réfuter sa compagne. Je le devine, c'est tout...

- Si, tu sais quelque chose ! s'emballa l'autre. Ça ne va pas... Tes "Bonjour" et tes attentions n'ont aucun sens ! Dis-moi la vérité si tu lui voues une telle foi : pourquoi m'approches-tu, puisque tu ne m'adressais pas la parole avant et que je te dégoute tant ?

Les lèvres d'Emma-Rose frémirent. La jeune fille avait perdu toute sa contenance. Elle pâlit.

- Il faut que j'y aille, bruit-elle, effrayée, comme si elle venait de prendre conscience de ce qu'elle avait raconté durant leur tête-à-tête... Et comme si... elle regrettait d'en avoir trop dit...

- Non ! Tu dois me faire part de ce que tu sais !

- Je ne sais rien, espèce de folle dingue ! s'écria la grande brune lorsque sa partenaire tenta de la retenir. Je te conseille de me lâcher tout de suite ou je jure que je vais hurler : "Terroriste" jusqu'à ce que la police se ramène pour t'envoyer derrière les barreaux. Et Pia a dû te dire à quel point j'étais bonne comédienne !

Electrisée, la maigrichonne étudiante abandonna sa prise et recula. Emma-Rose tourna alors les talons. Mais après quelques pas, elle s'arrêta, se ravisa et fixa à nouveau sur Fanny son regard plein de mystères. Se frottant le poignet dans un soupir, elle murmura :

"Il y a des poissons plus gros que nous..."

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Rachelsans2LE ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0