Chapitre 84

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Avis aux lecteurs, ce chapitre contient du vocabulaire grossier.

Joris entra dans le salon vide sans faire de bruit. Sa mère travaillait, son chômeur de père trainait sans doute dans le jardin, et son jeune frère dormait. Il s'approcha de la commode dont les tiroirs étaient fermés à clé, ouvrit l'un d'eux avec celle dont il connaissait la cachette depuis quelques temps, et, lentement, en sortit l'arme qu'il recherchait. C'était une carabine d'un modèle ancien que son père utilisait régulièrement pour chasser. La tenir entre ses mains lui procurait une sensation délicieuse, et il imaginait aisément ce qu'il pourrait en faire.

Il était navrant que Monsieur Fabian ne l'emmène jamais avec lui dans les bois. Non que Joris souhaitât y aller par affection filiale, mais il était plus que temps qu'il devienne un homme, un vrai, en apprenant à se servir d'un tel instrument. Malheureusement, Madame Fabian s'y était toujours fermement opposée. Alors que la misérable femme n'était presque jamais à la maison, elle se permettait, par-ci par-là, quelques leçons de morale à ses fils, comme si cela pouvait suffire à les éduquer. Puis elle retournait à son travail ; une occupation plus stimulante que celle de jouer les mamans-gâteaux.

Joris pointa l'arme vers le sol. Ses doigts visitèrent le levier derrière le pontet, et l'actionnèrent dans un clic léger. Désappointé par l'absence de cartouche, l'adolescent sortit du tiroir l'étui où son père gardait celles qui n'étaient pas encore utilisées, et chargea le fusil. Lorsqu'un pas le tira de sa rêverie, il se retourna et braqua instinctivement l'instrument vers le bruit. Le doigt sur la détente, une goutte de sueur coulant le long de ses tempes, il se redressa en soupirant quand Antoine fit son apparition. Blanc comme un linge, les jambes vacillantes, le garçon n'avait pas crié, mais resta pétrifié quelques secondes. Il portait une chemise de chambre ridicule, et le vieux parquet avait grincé sous ses pantoufles. Le lycéen reposa la carabine dans son tiroir, en prenant soin de la décharger et de replacer la cartouche dans l'étui, referma le meuble, et se tourna vers son cadet.

- Ça va ? demanda-t-il d'une voix haletante.

Son frère acquiesça rapidement, puis, fixant encore sur Joris un regard d'horreur, le vit s'installer sur l'un des vieux sièges de la maison. Une fois remis de son agitation, le brun musclé examina son parent et haussa les sourcils.

- Mais qu'est-ce que tu fais déjà debout ? On est samedi et il est sept heures !

- Je pourrais te poser la même question ! Et pourquoi tu avais le fusil de papa dans les mains ?

- Pour rien, bougonna l'autre. Je voulais y jeter un œil, c'est tout...

- Et le tester en me collant une balle dans la tête ?! vitupéra maintenant Antoine, le visage cramoisi.

- Roh, ça va ! T'es toujours de ce monde, alors détends-toi !

Les poings du cadet se refermèrent sur eux-mêmes, et il lança un juron avant de se laisser tomber sur le deuxième siège.

- Tu diras rien au vieux, hein ?! lança Joris, inquiet à cette perspective.

Antoine l'observa avec aigreur, grimaça, puis dit qu'il n'en ferait rien.

- Merde, j'ai toujours la clé, constata le voleur après avoir retrouvé son calme.

Il se leva, monta les escaliers, et redescendit au moment où le paternel entrait dans la maison.

- Déjà levés ? fit-il en découvrant ses fils.

Il n'attendit pas leur réponse, exigea qu'ils déguerpissent, s'en alla quérir la clé que son premier-né venait de remettre à sa place, vint ouvrir le meuble où patientait sagement le fusil, le chargea, et partit en direction de la forêt. Aussi soulagé qu'énervé, Joris ne put que foudroyer son père du regard en le voyant lui-même "déguerpir" de la bâtisse comme si elle était infestée de rats.

Il retourna auprès de son frère qui, sitôt leur père partit, était revenu dans le salon, et s'affala de nouveau dans le fauteuil. Il souhaitait discuter avec son complice, mais, le voyant occupé sur son portable, se mit simplement à l'examiner. Il ne lui ressemblait vraiment pas. Alors que, physiquement, le brun ténébreux tenait plutôt de leur géniteur, Antoine, lui, tenait définitivement de leur mère. La peau blanche, les cheveux blonds cendrés et les yeux bleus, il n'avait pas encore atteint toute sa croissance. Sa taille svelte, son corps frêle et ses os fragiles lui donnaient une physionomie délicate, voire efféminée. Pour autant, il possédait une force remarquable pour un garçon de quatorze ans. Il avait un caractère changeant. Irritable par moments, sympathique de temps à temps, réservé le plus souvent. Seul Joris parvenait à le sortir de cette solitude qui pouvait rappeler Madame Fabian, sans être son équivalent. Antoine avait de bons côtés ; il pouvait être un bon camarade. Leur mère, elle, avait un cœur de pierre ; elle était inabordable.

Mais en ce moment, le cadet ne cherchait pas la compagnie de son aîné. Il accordait trop d'importance à son écran pour papoter avec le cinglé de frangin qui avait failli lui ôter la vie, et n'était d'ailleurs pas tout à fait remis de la scène qui avait fait de lui un rescapé. Il fuyait le regard de son parent, ce qui exaspérait de plus en plus ce dernier.

- Qu'est-ce que tu fais ? finit par lancer Joris, qui s'ennuyait de ne plus pouvoir s'amuser avec le fusil.

- Je m'entraine.

- A quoi ?

- A te foutre une balle entre les deux yeux.

Joris fronça les sourcils, tendit la tête pour voir par-dessus l'écran de son frangin, et souffla en reconnaissant la version Call of duty sur mobile.

- T'es pitoyable, se moqua-t-il.

- La ferme.

- Fais gaffe ! Tu vas te faire... Trop tard.

- Je t'ai dit de la fermer !

Le deuxième frère recommença une partie en grommelant. Dans ces moments-là, il ressemblait désagréablement au paternel.

- Tu voudrais pas plutôt jouer sur la PS4 ? Parce que là, on n'y voit rien du tout.

- Qu'est-ce que ça peut te foutre ?

- Oh là là ! Mademoiselle est grincheuse ce matin ! T'as mal dormi ou quoi ?

- Je t'emmerde !

- Bon, c'est quoi le problème ?

Le cadet détourna la tête en rougissant. Profondément agacé, il se leva pour quitter la pièce, mais Joris le retint par le bras.

- Je t'ai posé une question tout à l'heure. Pourquoi tu t'es réveillé si tôt ?

- C'est pas tes oignons.

- Me force pas à te faire cracher le morceau.

Antoine ricana.

- T'as rien de terrorisant maintenant que t'as plus ton gun pour te battre en vraie tapette !

- C'est toi la tapette ! Et change pas de sujet !

- Je fais ce que je veux ! Je me lève un samedi à sept heures si ça me chante ! Va donc te branler dans ta chambre en pensant au fusil de papa et fous moi la paix !

Le coup partit tout seul. Antoine trébucha et sentit le sang envahir ses lèvres.

- Sale pédale, grogna son frère.

Le cadet bondit sur son aîné et le maintint au sol en l'assenant de violents coups de poings. Mais le grand brun, qui se protégeait d'abord le visage, inversa les places en faisant rouler son adversaire sur le côté. Ils se bâtèrent ainsi en échangeant plusieurs fois les rôles d'attaquant et de défenseur, et ne s'interrompirent que lorsque l'un des deux fut mis K.O. Antoine se releva pour se nettoyer la bouche dans l'évier de la cuisine, et Joris resta étendu par terre jusqu'à ce qu'il eût retrouvé ses esprits. Le vainqueur l'aida à se redresser en lui tendant la main, et le bon perdant passa son bras sur ses épaules en souriant, avant d'aller, lui-même, se laver la figure. La bataille avait permis d'apaiser la tension et de rapprocher les compères.

- Je m'étais levé pour voir Emilie Thavault. Elle fait son jogging tous les samedis matin depuis trois mois et passe devant la maison à sept heures trente, se confia le jeune homme blond, le rouge lui revenant aux joues.

- Pour te voir ?

- Non... C'est son trajet habituel. Mais moi, je sais qu'elle vient par là, alors tu vois...

- Hmm... Non, je vois pas. Qu'est-ce que t'attends pour "partir à la recherche du chien disparu" ou "examiner le portail tordu" quand elle arrive ?

- A sept heures et demie ?

- Ben quoi ? Elle, elle court bien à ce moment là.

- Ouais, sauf que c'est plus naturel de courir que de trainer bêtement devant sa baraque.

- Eh bien ! Espionne là comme un psychopathe si tu préfères ! En ce qui me concerne, j'ai assez de mal à choper la fille la plus bonne du lycée pour m'occuper de ton cas.

- Ah ouais. Rita-Lans ?... Fanny, c'est ça ?

Joris dévisagea son parent comme s'il était fou, puis explosa de rire.

- Surtout pas ! Fanny, c'est le boudin.

- C'est vrai... C'est quoi le nom de l'autre, déjà ? Sa cousine ou je sais plus quoi...

- Pia. Et c'est sa sœur, crétin d'amnésique !

- Ah oui... Le jour et la nuit...

- Voilà !

- Ok, fit Antoine, totalement désintéressé, et en jetant un œil à son portable.

Equarquillant les yeux dans un état de rare fébrilité, il s'écria :

"C'est l'heure !"

Et il se précipita vers l'une des fenêtres donnant sur la cour.

Joris le suivit du regard, s'amusa de son attitude, et le rejoignit. Peu après, une silhouette élancée apparut juste devant le portail, et s'y arrêta.

- Elle va boire un coup, expliqua le cadet, le souffle aussi court qu'elle.

La jeune fille à la queue de cheval brune sortit, en effet, une bouteille de son sac à dos, et la porta à ses lèvres. Puis, comme si elle examinait le même paysage magnifique tous les jours, elle se mit à contempler la superbe maison au jardin splendidement entretenu.

- Pas mal du tout, reconnut Joris en examinant attentivement la créature. Donc t'étais pas pédé ? ajouta-t-il en lançant un sourire moqueur à son compagnon, qui lui répondit d'un rude coup de coude dans les côtes.

Mais alors que le silence s'installait, Antoine lorgnait son aîné et fronçait les sourcils tandis que ses craintes semblaient se confirmer.

- N'y pense même pas ! poussa-t-il en voyant la flamme de l'envie briller dans son regard vicieux.

- Ça n'a rien à voir avec toi, déclara Joris sans embarras. Seulement, je crois que je devrais aller jeter un œil à ce portail parce qu'il m'a vraiment l'air tordu...

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