Chapitre 82

10 minutes de lecture

Pia passa les grilles du lycée, la tête lourde et l'esprit embrouillé. Le soleil se couchait mais elle s'en aperçut à peine. Elle respirait vite, sa vision était trouble, et elle dut s'appuyer contre l'un des murs de briques pour ne pas tomber. Lorsqu'un bruit de fond lui parvint, elle leva les yeux et compta deux grandes taches informes s'enlaçant au loin. Elle attendit que sa vision lui revienne totalement, puis, sans s'être manifestée auprès des individus, les fixa durement en reconnaissant l'un d'eux. Ils ne l'avaient pas vue et se tenaient étroitement. Gatien, adossé au mur de l'autre côté du grillage, souriait à la jolie blonde qui le bécotait sans discontinuer.

Face à ce spectacle mielleux, un "Pouah" venu du cœur s'échappa des lèvres de Pia, ce qui fit retourner sur elle les deux visages rêveurs et changer leur expression. La face amusée du garçon s'empourpra, et l'un des sourcils de la jeune fille se souleva en signe d'étonnement. Mais l'adolescente ne se laissa pas intimider, et vint vers son ami d'un pas plus sûr et rapide. Elle le foudroya du regard sans prêter attention à celle qu'il venait gentiment de repousser, et le défia en posant ses mains sur ses hanches. Mal à l'aise, Gatien dansait sur ses pieds, les mains dans les poches, sa pauvre figure baissée au sol. Quand ses yeux croisèrent de nouveau ceux de Pia, il fit une moue disgracieuse et tenta de se reprendre, sans résultat.

- Alors c'est vrai ! s'emporta-t-elle. Tu n'es plus un célibataire converti ! ajouta-t-elle en lorgnant l'inconnue.

Puis, s'adressant à l'étudiante en droit :

- Je suis Pia Rita-Lans. Et toi, tu dois être Laetitia !

La lycéenne sentit le garçon frémir en entendant son nom de famille, et se réjouit intérieurement de voir combien il était resté sensible à ce qu'il lui rappelait. Quant à la blonde aux formes voluptueuses, elle approuva d'un signe de tête puis, toujours interloquée, demanda poliment qui était plus exactement l'intruse ; ce à quoi Pia se fit un plaisir de répondre, au grand dam de l'adolescent.

- Je suis dans la même classe que Gatien. Il ne te l'a pas dit ? demanda-t-elle en feignant la surprise.

- Non, murmura timidement Laetitia tout en lançant, de temps à autre, un regard gêné à son amant.

- C'est étrange ! continua Pia d'un air quasi hystérique. Alors que tout Marie Curie semble déjà te connaître, on dirait que Gatien fait tout son possible pour que je ne te rencontre pas !

Son rire criant et faux renforça la tension qui émanait de ce trio embarrassant.

La figure sombre et la mâchoire contractée, le jeune homme n'affirma ni ne nia l'"accusation" de Pia, mais sembla peu disposé à voir cette conversation se poursuivre. Et au moment où il proposa à Laetitia de s'en aller, la lycéenne intervint.

- Je suis la sœur de Fanny... Fanny Rita-Lans... Tu vois certainement de qui je parle ?

Gatien, qui tenait toujours le bras de sa compagne, frémit et écarquilla les yeux d'horreur. Quant à son visage, il vira à l'écarlate. Sans rien dire, il chercha, cette fois, à forcer Laetitia à partir. Mais intriguée par la scène qui se déroulait devant elle, la belle blonde, interdite, s'excusa et dit qu'elle ne connaissait pas la dénommée "Fanny".

- Vraiment ?! s'écria Pia en simulant une réaction bouleversée et déçue. C'est incroyable ! Comment as-tu pu omettre de lui parler de ton premier amour, Gatien ? ajouta-t-elle à l'adresse du garçon. Je croyais que, dans un couple, on se disait tout !

Un sourire innocent s'étira sur les lèvres de l'adolescente. Laetitia jugea son amant. Et Gatien fixa sur sa camarade un regard pourvu d'animosité.

- Je sais qu'il a aimé avant moi, avança enfin l'étudiante en droit. Je sais aussi que cet amour n'était pas réciproque et qu'il est passé à autre chose aujourd'hui.

Elle voulait se montrer digne, mais Pia la sentait envahie par ce doute qui n'appartient qu'à celles qui aiment passionnément et n'attendent rien en retour. La lycéenne comprenait ses sentiments, les ayant elle-même éprouvés, mais n'eut aucun remord à ne pas l'épargner, comme Gatien ne l'avait pas ménagée, elle.

- Hmm... A ta place, je n'en serai pas si sûre.

Pia tressaillit intérieurement, mais resta impassible devant deux visages mortifiés. Trop tard. La bombe était lancée. Et la jeune fille eut conscience de son erreur lorsque, à peine remis de cette "révélation", qui n'avait jamais vraiment eut lieu, Gatien l'observa, une lueur d'espoir brillant dans un regard pénétrant ; la flamme de l'amour trahissant les apparences d'une âme et d'un cœur guéris de la grande perte. Laetitia, elle, était livide, pétrifiée et terrifiée, comme si son pire cauchemar venait de se réaliser. La douleur s'afficha sur ses traits quand, observant son compagnon qui ne la rassura pas même d'un regard, elle sut que ses certitudes amoureuses ne l'étaient pas tant que ça. La colère vint bientôt remplacer cette émotion, et s'exprima exclusivement pour Pia.

- Tu dis n'importe quoi !

- Mais non... s'enfonça l'adolescente, moins à l'aise.

Laetitia croisa les bras, et un rictus pathétique se forma sur ses lèvres tremblantes.

- Je sais qui tu es ! Je connais les filles comme toi ! Célibataires. Qui n'ont d'autre but dans la vie que de briser les couples heureux !

Pia ne savait plus où se mettre, mais cette diffamation alimenta de nouveau sa rage, et elle déversa une floppée de paroles dont elle ne garda aucun souvenir par la suite.

- Je ne peux pas briser ce qui n'existe pas !

- Petite idiote ! Tu crois connaitre nos sentiments mieux que nous-mêmes ?!

- Je dis seulement qu'il ne t'aime pas !

- Oh ! Attends que je te fasse ravaler ta salive !

- Je ne crois pas que le fait de nous battre te rendra plus charmante à ses yeux ! railla l'autre.

Laetitia poussa son ennemie en arrière. Chancelant, cette dernière n'attendit pas de se remettre pour se jeter sur l'étrangère. Il s'ensuivit une rude bataille qui ne prit fin qu'avec l'intervention de Gatien et l'arrivée imprévue de Louis. Le premier semblait s'être éveillé d'un rêve profond quand il avait constaté, avec effroi, que les jeunes filles avaient finalement préféré le bras-le-corps à la discussion. Et le second, à peine sorti du lycée, avait été alerté par les bruits qu'elles avaient faits en se battant.

- Pourquoi tu restes avec lui ? cracha Pia avec mépris, sans se préoccuper des garçons. Tu ne vois donc pas qu'il aime ma sœur ?!

Un silence glaçant s'installa. Laetitia, comme si elle avait reçu le coup fatal, perdit toute énergie, et, se tournant vers son bien-aimé, le supplia du regard ; un regard que Gatien reçut comme un coup de poignard. Il observa la vilaine créature, une expression triste et amère sur le visage, et assura qu'elle se trompait totalement en insinuant qu'il aimait Fanny. Il osa même prétendre s'être trompé dans ses conjectures et ne l'avoir jamais aimé, alors que Laetitia seule lui était attachée. Ces mots, prononcés avec une assurance et une gravité réconfortantes, auraient apaisé toutes les Laetitia du monde, mais ne gagnèrent pas le cœur, autrefois si aimant, de Pia. Au contraire, cette dernière considéra son camarade sous un nouvel angle, dégoûtée de son jeu fallacieux. Il mentait non seulement à celle qui lui servait de petite amie et pour qui il ressentait un sentiment très relatif, mais aussi à lui-même, ce qui était sans doute pire.

- Oh ! Je vois ! Alors le fait que tu l'aies dévoré du regard le jour le Noël, que tu aies déposé une rose dans son casier le jour de la Saint-Valentin et que tu l'aies embrassée comme tu l'as fait à ton anniversaire, n'était qu'une histoire de challenge malsain ; celui d'émouvoir le laideron que personne n'aimait à part sa sœur !

Un nuage d'orage fit tomber le masque de l'étudiant.

- Tu n'es qu'un enfoiré passionné par les défis morbides ! s'écria encore Pia qui, bien qu'intimement persuadée de l'amour de Gatien pour sa sœur, était au bord de la crise de nerfs.

- Ce n'est pas vrai ! s'offusqua le jeune homme, incapable de se contenir plus longtemps.

- Alors si tu as encore un peu d'affection pour elle, ne l'abandonne pas à ceux qui veulent sa peau depuis le retour de Sophie ! Et tu sais qu'ils sont nombreux !

- Et toi ! Qu'est-ce que tu fais pour arranger les choses, hein ?!

- Moi, je vis avec ses pleurs tous les jours ! Tu crois que je ne sais pas combien elle souffre ?! En plus, ce n'est pas moi que Sophie aime et écoutera ! Je n'ai pas l'influence que tu détiens sur les dernières années. C'est toi et toi seul qui peux vraiment faire bouger les choses, et tu le sais !

Laetitia se tenait en arrière, trop dénuée de compréhension et oubliée des deux autres.

- Je n'ai pas autant d'influence que tu le crois, dit gravement l'adolescent. Si je le pouvais... Il y a longtemps que j'aurais mis fin à tout ça. Mais je ne peux rien faire. Ils me riraient à la figure, dit-il en baissant la voix et en s'assurant que personne ne les écoutait.

- Alors on abandonne la brebis aux loups par lâcheté ? s'indigna Pia. Je me suis mis mes amis à dos plus d'une fois en soutenant Fanny. Et si je n'avais pas le physique pour me les attirer et m'assurer leur fidélité, je serais, depuis longtemps, une ennemie à leurs yeux.

Elle n'ajouta rien, mais se retira pour sécher ses larmes. Elle n'entendit pas la réponse que le garçon lui faisait ou aurait pu lui faire, préférant le quitter brusquement que de voir leur amitié pâtir d'une dispute irréparable.

Elle avait complètement oublié Louis lorsque des pas rapprochés et une voix basse se firent entendre.

- Est-ce que ça va ? se hasarda le rouquin en atteignant son niveau.

La culpabilité se lisait encore sur son visage pâle, où s'ajoutait l'expression d'une tristesse sincère et d'une compassion que seule la dernière scène, pitoyable, expliquait.

S'attendant à retrouver Gatien et non lui, Pia sursauta.

- Oui... bredouilla-t-elle, en peinant à clarifier l'ensemble des sentiments qu'elle avait éprouvés en une heure. Je ne pensais pas te revoir maintenant. Enfin, pas après la claque...

Elle déglutit. Toute sa colère l'avait abandonnée dans sa recherche de justice pour Fanny, mais le chagrin, lui, était toujours présent.

- Je ne le pensais pas non plus... avoua le jeune homme. Mais je t'ai entendu crier, et j'ai vraiment cru que tu allais assassiner cette fille...

L'adolescente étouffa un rire nerveux, puis s'arrêta pour chercher un mouchoir dans son sac ; en vain. Les trottoirs étaient vides à cette heure de la journée, et le calme devenu une vraie bénédiction. Ayant deviné ses pensées, Louis attendit patiemment qu'elle se lasse pour lui offrir l'un de ses propres mouchoirs. Il rougit, car il était en tissu, mais, promit-il, tout à fait propre. Il fut heureux qu'elle l'acceptât au lieu de subir le refus péremptoire et moqueur auquel il s'attendait, puis la laissa reprendre ses esprits, appréciant étrangement son rôle de chaperon, avant de l'accompagner jusqu'à l'arrêt de bus.

- Tu prends le vingt-et-un ? s'enquit-elle avec une politesse inhabituelle et non étudiée.

- Non, le quatorze.

Nouveau silence.

- C'est que le vingt-et-un me rallonge d'un quart d'heure par rapport au quatorze.

Louis se sentit stupide de bafouiller ainsi, et ne comprit pas la raison de son intervention superflue. Pourtant, à son grand étonnement, Pia sourit.

- Tu vis en banlieue ? demanda-t-elle, peu convaincue.

- Oui... fit l'autre, pendant que le rouge lui montait jusqu'aux oreilles. Et toi dans le centre, je suppose ?...

Blondie acquiesça.

- Mais pas l'extrême centre. Notre maison reste proche de la départementale.

Soudain, elle se tourna entièrement vers lui, et, d'une voix curieuse, l'interrogea sur son nouveau milieu.

- Comment c'est la banlieue ?

Surpris, Louis se gratta la tête, l'air parfaitement idiot.

- Euh... Plein d'immeubles.

Il eut envie de se taper tant sa réponse était absurde.

- Oui, enfin, je veux parler de la vie là-bas... Est-ce que c'est dangereux ?

- Ah ! bruit le garçon tout en réfléchissant rapidement à la suite de sa phrase. Non, pas spécialement...

- Alors il n'y a pas de dealers, de braquages de banques et de meurtres en série ?

Louis écarquilla les yeux, décontenancé.

- Je... J'en sais rien... Je vis dans une rue assez tranquille.

- Ah !... murmura Pia, un peu déçue.

- Mais certaines personnes vendent des armes de poing, pour se défendre, j'imagine, inventa le rouquin.

La figure de l'étudiante s'éclaira une seconde, puis redevint mélancolique. Ses joues, fraichement humides, étaient creusées par la fatigue, et ses lèvres s'ouvraient comme pour gémir. Elle soupira, alors que les derniers rayons du soleil venaient illuminer sa chevelure d'or et donner de l'intensité à ses yeux verts langoureux.

- Ce doit être une aventure incroyable de vivre dans un quartier difficile, murmura-t-elle, plus pour elle-même que son compagnon. Ah ! Voilà mon bus.

Elle fit signe au chauffeur de car qui arrêta bientôt son véhicule.

- Au revoir, Louis, dit-elle en rendant son mouchoir à son propriétaire.

- Oh ! Garde-le. J'en ai d'autres.

Il insista, sans trop savoir pourquoi, afin qu'elle ne se sépare plus de ce bout de tissu sans importance, puis la suivit du regard jusqu'à la fenêtre près de laquelle elle s'assit.

- Quel garçon bizarre ! se dit Pia en rangeant le petit présent dans sa poche.

- Vraiment étrange... pensa Louis, tandis que le bus vingt-et-un - qu'il ne quittait plus des yeux - s'éloignait... un peu vite à son goût.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Rachelsans2LE ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0