Chapitre 80

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Ce matin-là, la jeune fille se leva de bonne heure, enfila sa plus jolie robe en cuir et peigna sa chevelure rebelle en boucles soyeuses et tombantes. Son maquillage des yeux, très sombre, accentuait la beauté de ses pupilles presque noires. Et ses lèvres carmin apportaient la dernière touche de sensualité à son apparence. Elle descendit sans hâte dans la cuisine, enclencha le bouton "démarrer" de la machine à café, et patienta dans un silence que seul le bouillonnement de l'eau venait rompre. Son regard passa nonchalamment d'un meuble à un autre, puis s'arrêta quelques minutes sur l'un des murs grisonnants.

L'adolescente se mordilla les lèvres en s'adonnant au plaisir de ses souvenirs, frémit en effleurant la cloison, et s'y adossa en fermant les yeux un instant. Sa main glissa alors vers le bas de sa robe qui, dans un mouvement rapide, fut bientôt relevée au niveau des hanches, puis s'arrêta sur le tissu de sa culotte. Son corps se cambra lorsqu'elle commença à se mouvoir contre le mur, et elle ne put s'empêcher quelques bruitages aigus et des soupirs excités jusqu'à ce que le sifflement de l'eau en ébullition se taise complètement. Dans un tressaillement, elle réajusta ses vêtements, se dirigea vers l'un des tiroirs où était rangée la vaisselle, et en ressortit une tasse élégante qu'elle remplit du liquide chaud.

Elle leva plusieurs fois les yeux vers l'horloge design, but sa tasse par petites gorgées, puis posa l'objet délicat près de l'évier où elle savait que la bonne le trouverait une heure plus tard. Elle quitta la cuisine pour l'entrée où s'accumulaient ses paires de chaussures, et se décida pour de hauts talons noirs. Une bonne impression était essentielle, et l'adolescente avait bien l'intention de reprendre sa place de diva au sein du lycée. Mais alors qu'elle dépassait les portes vitrées de la maison, une envie soudaine l'arrêta, et elle regarda en arrière, une expression dépitée se lisant désormais sur son visage. Incapable de résister, elle revint à grands pas dans la cuisine, et sortit un paquet de gâteaux qu'elle engloutit entièrement en quelques minutes. Mais cette initiative lui couta cher, et, sans attendre, la jeune fille se précipita dans les toilettes les plus proches pour y vomir son déjeuner. Elle se sentit barbouillée en quittant la maison, mais se ressaisit assez vite en découvrant son père près de la berline, impatient de la conduire à Marie Curie pour revenir lui-même à ses occupations ; occupations que l'adolescente ne chercherait pas à connaître.

Il ne la salua pas, grimaça en jugeant sa tenue et son visage bariolé, puis renifla avec mépris avant de s'engouffrer dans le véhicule. L'étudiante le suivit de près, s'installa sur le siège passager avant sans rien dire, et tourna la tête vers la fenêtre.

Monsieur Calice portait un costume simple mais distingué. De fort belle figure, il paraissait plus jeune que son âge, et se vantait toujours de sa taille haute et fière. Bureaucrate remarquable, manageur et diplomate exceptionnel, il faisait honneur à son entreprise, au point de souvent confondre lieu de travail et domicile. Sophie ne doutait pas qu'il trouvât dans ses bureaux plus de plaisirs qu'à la maison, et Madame Calice, épuisée de ses remontrances, fermait les yeux sur ses activités depuis si longtemps qu'elle avait perdu toute autorité sur son compagnon de vie. Aujourd'hui simple épouse sur le papier, elle se révélait plus propriétaire du domaine de son mari que lui-même, puisque, contrairement à lui, elle y résidait tous les jours. Et s'étant attachée à ses lieux aux airs aristocratiques, elle n'aurait divorcé pour rien au monde.

Ainsi, Monsieur Calice était venu conduire sa fille au lycée. D'où arrivait-il ? Sophie l'ignorait, et préférait n'en rien savoir. Au moins s'était-il déplacé et n'était-il pas en retard pour l'emmener.

- Tu as repris le trottoir, à ce que je vois, lança-t-il brusquement. Un petit tour en taule ne t'a donc pas servi.

L'adolescente tourna la tête vers son paternel et déglutit, humiliée, mais aussitôt écœurée.

- Les putes sont bien payées, tu le sais, répliqua-t-elle.

L'homme arrêta la voiture et gifla l'insolente. Le souffle court, il n'ajouta rien quand ils reprirent la route, mais accéléra le moteur pour se débarrasser au plus vite de l'importune. Les muscles de sa mâchoire se contractèrent souvent lors du trajet, comme si la simple présence de sa progéniture lui était insupportable. Il se pressa de repartir sans un regard ou une parole pour elle dès qu'elle eut quitté la berline, et elle ne fit pas plus d'effort en lui rendant la pareille.

Sophie entra dans l'établissement à la manière des mannequins faisant retourner sur elles les visages ébahis, dans les pubs. Elle marchait avec classe, un pied devant l'autre, et souriait bêtement en entendant des sifflements sur son passage.

Marie Curie l'accueillit comme elle le méritait. Avec une joie indicible ou un timide respect pour la plupart. Avec une peur inéluctable pour Fanny Rita-Lans.

Les professeurs étaient pétrifiés devant sa tenue totalement inconvenante, et le directeur, en la faisant venir dans son bureau pour lui rappeler les modalités qui accompagnaient son retour au lycée, était extrêmement mal à l'aise en la découvrant. Enchainé à ses obligations et inquiet de ce que ses propos, désormais placés sous une plus haute autorité que lui, pouvaient engendrer, il s'abstint de tout commentaire tyrannique à cet égard, et se contenta de rappeler la réglementation d'une tenue "convenable" dans un établissement scolaire ; un conseil que Sophie n'écouta qu'à demi.

Pourtant, la jeune fille, toute pimpante et heureuse en apparence, ne se sentit pas entièrement en sécurité, et s'assura de ne jamais se trouver seule depuis son arrivée. Sa plus grande crainte était de payer le prix d'une vengeance dont elle était et resterait désormais la proie. Elle avait repensé à la scène qui s'était produite dans les toilettes avec Charlotte, et, finalement persuadée de pouvoir fournir un mensonge crédible au cas où la vidéo viendrait à paraitre au grand jour, était revenue sur sa déclaration au commissariat, faisant passer son bourreau "anonyme" pour le véritable coupable de l'affaire Rita-Lans. Et si son explication ne suffisait pas, que lui importait, au fond, que Charlotte souffrît de voir son secret dévoilé aux yeux de tous, tant qu'elle-même pouvait se défendre de ne pas appartenir à cette espèce-là.

Ce qu'elle n'avait cependant pas prévu, c'était combien la peur la poursuivrait à la suite de cette révélation. Elle se sentait épiée au moindre pas, se retournait en sueur, sûre d'être suivie, se réveillait en pleine nuit et allait à la fenêtre de sa chambre pour voir si quelqu'un la guettait dans la rue. Elle savait que, si la personne qui la hantait l'attaquait aujourd'hui, ce ne serait plus par des menaces, mais par des actes. Et elle vivait, dormait, agissait dans l'anxiété depuis qu'elle avait cette certitude. Sans compter que le nombre de ses crises boulimiques avait dangereusement augmenté.

L'étudiante retrouva donc ses camarades en cachant au mieux ces sentiments, et fut sincèrement ravie de voir le beau visage de son cher Gatien. Celui-ci l'embrassa sans cérémonie, voire avec une certaine gêne, et lui décocha un regard inquisiteur qui la rendit confuse. Les autres semblaient animés envers elle de meilleures intentions, mais son trouble ne diminua pas lorsqu'elle apprit de la bouche de Mathilde la terrible nouvelle au sujet de son bien-aimé.

- Quoi ?... Il a une copine ? répéta-t-elle douloureusement.

L'idée lui vint alors, avec horreur, que Gatien avait fini par convaincre Fanny de lui donner une chance ; une pensée qui ne fit qu'alimenter la rage qu'elle ressentait déjà depuis longtemps pour le laideron, et qui n'avait fait que grandir avec les évènements récents.

- Ouais. Une étudiante en fac de droit ou un truc comme ça.

Sophie soupira une seconde, puis rougit à nouveau en pensant qu'il lui avait suffi d'un court passage en prison pour que le garçon lui échappe totalement.

- A la fac ? s'efforça-t-elle de dire. Elle est pas un peu trop vieille pour lui, alors ?

Mathilde se contenta de hausser les épaules. A l'évidence, cette conversation avait déjà eu lieu entre les autres élèves mais n'avait abouti à rien. C'était le choix de Gatien. Un choix absurde, sans doute. Mais personne n'y était pour rien.

- En tout cas, c'est bien la première fois qu'on voit Gatien casé ! lança négligemment l'adolescente aux intenses yeux gris. Et s'il nous ramène sa copine plus souvent, tu pourras voir par toi-même qu'il a enfin arrêté de fantasmer sur les filles... difformes.

Elle avait dit ce dernier mot avec difficulté et baissa les yeux au sol d'un air coupable. Mais Sophie, qui ne faisait plus attention aux manières de plus en plus étranges de son amie, s'étonna seulement, le cœur gros, que Gatien ait déjà présenté l'étrangère à ses camarades.

- Il l'aime beaucoup, je crois, expliqua Mathilde, contente de revenir au sujet principal. Alors pourquoi attendre ?

La grande brune ressentit une hargne nouvelle pour cette inconnue que tout le monde semblait déjà apprécier. Des sentiments qu'elle avait jusque-là accordés à une autre dont l'existence lui était, à ce moment précis, totalement sortie de l'esprit.

- Eh bien ! s'emporta-t-elle. Il me tarde de faire sa connaissance !

Puis Sophie se tut, mais ne chercha plus à contenir sa colère, qui ne lui avait pas seulement fait oublier Fanny, mais aussi, pendant un moment, la personne qui restait la principale source de ses tourments et qui, tapie dans l'ombre à cet instant, observait attentivement sa proie.

- Jalouse... Voilà qui est intéressant... murmura la créature dissimulée, tandis qu'un rictus sardonique s'affichait sur ses lèvres rancunières et que l'espièglerie brillait dans son regard amer et terrifiant.

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