Chapitre 69

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- J'y comprends rien.

Le garçon lisait le texte qu'on lui avait demandé d'apprendre entre les lignes, et soupirait d'ennui. Il fronçait les sourcils dès qu'il trouvait une phrase alambiquée - autrement dit, tout le temps - et regretta de ne pas avoir jeté un œil à son script la veille au soir. Tous les personnages de la pièce avaient trouvé leur acteur, sauf Juliette, dont on n'avait pas encore décidé l'interprète. Deux candidates restaient en liste, et les résultats tomberaient aujourd'hui. La perdante tiendrait le rôle de doublure, ce qui - Louis avait pu le constater - représenterait une tragédie pour l'une comme pour l'autre des filles. A peine avait-il pensé ces mots que les professeurs arrivaient pour ouvrir la porte de la salle de répétition. Il rangea ses feuilles dans son sac, adopta un air serein, et entra à la suite des autres élèves, persuadé qu'il ne resterait pas plus d'une heure parmi les autres acteurs. Lui aurait tout donné pour n'être qu'une doublure. Mais la providence l'avait puni de ses erreurs en l'obligeant à jouer la coqueluche d'une représentation publique et démodée. Du moins, pour l'instant...

On ne s'arrêta pas dans la salle pour un cours magistral, mais on se dirigea directement vers le petit théâtre voisin. Les cours auxquels Louis avait majoritairement échappé ne se produiraient plus, car on souhaitait se consacrer entièrement à la pièce. Les étudiants qui n'avaient pas de rôle principal auraient des rôles secondaires ou joueraient des doublures, l'objectif étant que chaque élève participe, d'une manière ou d'une autre, au spectacle.

Le club prit place sur les sièges, le temps que la Juliette de Roméo soit désignée, et observa les deux candidates sur le parquet qui se jetaient des regards noirs. A droite, une brune aux cheveux bouclés, au visage rond et aux iris foncés, se tenait droite, les mains dans le dos, comme un militaire. A gauche, une blonde aux yeux verts croisait les bras avec orgueil. Les enseignants, assis au premier rang, chuchotèrent entre eux pendant quelques minutes, puis se retournèrent vers les filles en souriant, avant que Madame Hatmon n'élève la voix.

- Nous tenons d'abord à vous remercier toutes les deux pour les performances très émouvantes que vous nous avez offertes lors de vos auditions respectives. Le choix n'a pas été aisé, mais après réflexion, nous avons réussi à nous entendre. Juliette sera interprétée par Emma-Rose. Félicitations !

Alors que tout le monde applaudissait poliment la lycéenne brune - qui rougissait -, la perdante s'exclama d'indignation.

- Quoi ?! C'est une plaisanterie ?!

Silence dans l'assemblée.

- Vous n'allez pas lui donner le rôle ?! reprit la rancunière. Ça n'a aucun sens ! Juliette est belle, elle a du charme ! Emma-Rose n'en a aucun ! Je suis bien meilleure et plus belle qu'elle !

Madame Hatmon se leva, furieuse. Monsieur Gérome se redressa sur sa chaise, tout aussi scandalisé. Seule Madame Blanchet se taisait, haussant à peine les sourcils.

- Pia ! J'exige que vous présentiez des excuses à Emma-Rose sur-le-champ ! tempêta la première instructrice.

- Et pourquoi je ferai ça ?!

- Parce que sinon, vous serez renvoyée du club !

- Je m'en fiche, grogna Pia, amère.

- Et votre comportement sera signalé auprès du proviseur !

L'adolescente écarquilla les yeux et déglutit. Elle était blême, et se montrait soudain moins sûre d'elle. Elle triturait ses mains, angoissée, puis, en étudiante sérieuse et sans problème, s'excusa timidement auprès d'Emma-Rose. L'affaire ne tarda pas à être classée, car on avait d'autre préoccupation. Pia serait la doublure d'Emma-Rose ; et plus personne ne s'alarma contre ça.

C'était au tour de Louis de montrer sur scène. Il fut suivit des acteurs de Benvolio, Montague et autres. Une belle bande, en perspective. Il toussa dans sa main, grimaça devant les regards curieux et les visages rieurs des spectateurs, puis se plongea dans son texte - avec peu d'assurance. Madame Hatmon croisait les jambes, un sourire aux lèvres, fière de son "poulain" ; tandis que Madame Blanchet se montrait étonnamment intéressée, comme si elle s'attendait à quelque chose d'extraordinaire, à du jamais vu ; ce qui n'eut pour effet que d'accroître les inquiétudes du rouquin. Les lèvres de celui-ci tremblèrent lorsqu'il jouait, et ses fins de phrases étaient ponctuées de "Euh" maladroits. Gauche, il dansait sur ses pieds, se grattait la tête, et lorgnait ses pages en croyant lire du chinois.

On l'interrompit après quelques minutes. Il avait massacré le théâtre, et cela s'en ressentait.

- Vous ne connaissez rien de votre texte, Louis ? s'enquit Madame Hatmon d'une voix douce, intime, mais déçue.

L'adolescent savait qu'il était inutile de mentir. Il ouvrit la bouche pour s'expliquer, mais ne trouva aucune excuse. Il valida les dires de son enseignante, qui se pinça les lèvres. Monsieur Gérome se tourna vers ses collègues. Son expression manifestant ses premières appréhensions, elle disait : "Et voilà !". Quant à Madame Blanchet, elle commenta la prestation par quelques mots désagréables, mais pas menaçants. Les professeurs échangèrent à nouveau entre eux, à l'abri des oreilles indiscrètes, puis se turent, acquiescèrent avec sérieux, et jugèrent Louis comme si la solution au problème qu'il représentait venait d'être trouvée.

"Je suis foutu" pensa l'étudiant.

Mais aucune décision ne fut prise à ce sujet. On suggéra plutôt une courte pause avant de reprendre les exercices. Perplexe, le garçon souffla un coup, se rendit aux toilettes pour calmer ses nerfs, puis retrouva les autres près des sièges. La pause ne consistait pas à prendre l'air dehors, mais à réviser son texte avant son propre passage. Louis s'adossa alors à l'un des murs et consulta son portable sous le brouhaha des autres comédiens. Après un moment, Madame Hatmon entrouvrit la porte de la salle de répétition - dans laquelle elle avait manifestement passé son propre temps libre -, et fit signe au lycéen de la rejoindre lorsqu'elle l'aperçut. Louis s'exécuta, et l'éducatrice referma la porte derrière eux.

Les instructeurs se trouvaient réunis dans la pièce. Ils étaient commodément assis sur leur chaise, bien qu'une tierce personne bougonnait dans son coin. La deuxième Juliette capricieuse de la pièce. Elle fusilla le jeune homme du regard lorsqu'elle croisa le sien ; mais l'adolescent n'y prit pas garde, puisque cela lui arrivait souvent. Il se demandait seulement pourquoi on les avait rassemblés lorsque Madame Hatmon y répondit.

- Prenez place, Louis. Nous avons quelque chose de très intéressant à vous proposer.

Le rouquin s'exécuta, et concentra son attention sur les seules personnes qui ne le scrutaient pas ouvertement et continuellement avec mépris, autrement dit, tout le monde sauf Blondie. Il fixa Madame Hatmon quand elle reprit la parole, l'air extrêmement fier.

- Puisque vous allez jouer l'un des rôles principaux de notre pièce devant un public assez nombreux, nous souhaitons que vous preniez des cours particuliers pour renforcer votre niveau qui se trouve aujourd'hui - et je regrette de le dire - tout en bas de l'échelle.

- Des cours particuliers ? s'étonna le garçon.

- Oui, appuya Madame Blanchet. C'est essentiel car vous êtes lamentable...

- Nous pensons, continua Madame Hatmon, un peu embarrassée, que vous avez un vrai potentiel. Vous avez le ton et la prestance. Tout ce qui vous manque, c'est un accompagnement personnalisé. Un accompagnement que nous, professeurs, n'auront pas le temps de vous offrir, mais qu'un élève expérimenté et rempli de bonnes intentions peut vous apporter.

Ses yeux se dirigèrent alors vers Blondie, qui se retenait de hurler.

- Pia connait déjà une bonne partie du texte de Juliette, et, au vu de ses facilités, ne devrait pas avoir grand mal à travailler l'image de son personnage. Mais il est évident que vous, vous devez tout apprendre. Voilà pourquoi nous voulons vous l'assigner en tant que professeure particulière.

Louis avait écouté l'enseignante sans broncher, mais à ses derniers mots, il se sentit étouffé.

- Quoi ? s'exclama-t-il.

- Ne t'inquiète pas, ça ne m'emballe pas non plus, ne put s'empêcher l'arrogante.

- Bien sûr que si ! s'écria Madame Hatmon en plongeant son regard sévère dans celui, peu à peu docile, de la lycéenne. Et vous ferez un excellent travail ensemble, j'en suis sûre. C'est aussi ça, le théâtre. Apprendre à jouer avec ses coéquipiers, même s'il n'y a aucune affinité entre les acteurs. Une pièce n'est bonne que si le jeu est harmonieux. Il n'y a pas de chef-d'œuvre théâtral si les artistes ne se vouent pas une confiance absolue.

- Je ne serai même pas sur scène, râla Pia.

- Et c'est pour ça qu'on vous a proposé ce travail, implosa l'éducatrice. Parce que vous êtes incapable de penser aux autres plutôt qu'à vous. Vous ne réfléchissez pas en terme d'unité, ne vous demandez pas pourquoi telle ou telle personne a été choisie pour incarner tel ou tel personnage, et ne reconnaissez pas que quelqu'un peut être meilleur que vous pour le rôle pour lequel vous ambitionniez. Vous êtes douée, mais vous travaillez pour vos propres intérêts, ce qui ne concorde pas avec la définition même du théâtre. Si Louis doit améliorer sa gestuelle et sa langue dans ce domaine, vous, vous devez gagner en sagesse, en maturité et en humilité. Des qualités qui vous serviront tous les jours de votre vie.

Les autres professeurs n'ajoutèrent rien. Madame Hatmon n'y était pas allez de main morte. Pia tremblait. Elle renifla et essuya ses yeux larmoyants, profondément humiliée. Le rouquin sentit les premières crampes dans son dos et s'agita sur sa chaise, mal à l'aise, compatissant presque pour Blondie.

- Hmm... Je veux bien le faire. Enfin, si ça te dit toujours, dit-il en prenant sur lui.

Il n'en fallut pas plus pour que la jeune fille explose en sanglots, donnant l'envie à Louis de prendre ses jambes à son cou. Quand elle se fut calmée, tout le monde était gêné. Elle considéra tour à tour l'adolescent et les enseignants, puis acquiesça tristement en fixant le sol.

- Bien, relança Madame Hatmon d'une voix plus aimable. Je vous laisse convenir du lieu de vos réunions. Il faudra que cela soit hebdomadaire et régulier pour que votre rythme de vie n'en soit pas perturbé et que Louis apprenne rapidement tout ce qu'il doit savoir. Pia, vous pouvez bien sûr nous consulter à tout moment, poursuivit-elle en désignant poliment ses collègues. Si vous avez des incertitudes, que vous hésitez sur la manière d'aborder un sujet, n'hésitez pas à requérir notre aide.

Blondie acquiesça encore, le regard vide, toujours perdu au sol.

Puis on se leva - en silence - pour se rediriger vers le théâtre.

La pause avait été plus longue que prévu.

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