Chapitre 54

6 minutes de lecture

On compte trois types d'individus dans un établissement scolaire : les intellectuels, les sportifs, et les autres. J'entends par "autres" ceux qui ne possèdent aucune de ces compétences élémentaires, par choix ou malgré eux, et qui considèrent l'école comme un lieu de contraintes à tous égards ou, au contraire, comme un espace voué à la simple sociabilisation. Dans de très rares cas, les trois se combinent, de sorte que l'élève accompli est autant un sportif qu'un intellectuel extra-populaire. Que vous vous en rendiez compte ou non, votre vie est une accumulation de choix qui vous définissent et redéfinissent sans cesse. Rien n'est laissé au hasard ; et les premières épreuves commencent à l'école, quand les critiques fusent et que vous comprenez l'essentiel du milieu : bouffe ou tu seras bouffé. Sois le loup, jamais l'agneau.

Du moins, c'était la pensée de Fanny lorsque le ballon de volley-ball s'écrasa sur son crâne pour la troisième fois, la faisant reculer de deux mètres sous les rires de ses adversaires et les injures de ses coéquipiers. Sans défendre l'étudiante, le professeur souffla dans son sifflet pour que le jeu reprenne, et la renvoya sur les bancs d'un seul geste de la main. L'adolescente se tenait encore la tête lorsque Amandine arriva à son tour, les cheveux ébouriffés, l'attitude exaspérée. Les amies prirent place l'une à côté de l'autre, et Amandine dévoila un sourire trop fier pour que son numéro de lycéenne vexée ne reste crédible plus longtemps.

- Je vais fumer, tu viens ? murmura la jeune fille aux cheveux roses tout en sortant son tabac, prête à rouler sa cigarette à la vue de tous.

- Range ça, chuchota Fanny, effrayée. Tu vas encore finir chez le directeur ! Tu veux vraiment te faire renvoyer ?!

- Calme-toi, Mamie. Il n'y a plus aucun risque que je me tire d'ici, ma mère est amie avec la femme de Dungan.

- Depuis quand ? fit Fanny, les yeux ronds.

- Depuis que j'ai failli me faire virer il y a deux semaines après avoir traité Dungan de collabo à cause de sa moustache... J'aurais jamais cru qu'un panier de cookies pouvait régler un incident diplomatique. Faut croire que parfois, cette grosse dinde sert à quelque chose.

- Amandine...

- Pardon. Il faut croire que parfois, ma grosse dinde de mère sert à quelque chose.

L'étudiante aux cheveux châtains esquissa un sourire gêné, puis acquiesça lorsque sa compagne l'invita de nouveau à sortir.

- Je vais aux toilettes et je te rejoins, fit la première. Ne m'attends pas, j'en ai pour cinq minutes.

- Lave-toi quand même les mains avant de sortir, ricana Amandine en léchant son papier à cigarette puis en plaçant cette dernière entre ses dents.

Fanny lança un sourire moqueur à sa camarade avant de se diriger vers les sanitaires. En ouvrant la porte commune des WC, elle se dirigea vers le couloir de droite quand le couloir de gauche menait aux toilettes pour hommes, et en ressortit peu après, soulagée. Mais lorsqu'elle enfonça franchement la porte, une autre personne arriva et se prit l'accès en pleine figure. La main sur son nez désormais en sang, le garçon blessé fermait les paupières en gémissant. Terrifiée, Fanny se précipita vers lui et chercha tant bien que mal à l'aider sans savoir quoi faire. Le lycéen ouvrit alors les yeux, sa respiration devenant moins haletante, puis les écarquilla, galvanisé. Au même instant, l'adolescente reconnut Gatien, et recula, troublée.

- Qu'est-ce que...

Gatien ne se plaignait plus, mais cherchait quelque chose dans sa veste avant d'en ressortir un paquet de mouchoirs. Ses doigts tremblaient en essayant d'attraper un Kleenex, et laissaient des traces rouges sur tout ce qu'ils effleuraient. Fanny tentait vainement de ne pas scruter le visage qu'elle avait défiguré, et se mordait les lèvres en se sentant coupable. Gatien, de son côté, avait autant de mal à ne pas l'observer, et attendait clairement qu'une autre personne vienne le délivrer de cette situation sans réussir à s'en aller lui-même.

- Tu devrais aller aux toilettes, bégaya finalement l'adolescente, les excuses ne lui semblant plus d'actualité après s'être rappelée l'humiliation que Gatien lui avait fait subir le jour de la Saint-Valentin.

Le garçon acquiesça en regardant ailleurs, puis entra dans les WC s'en rien ajouter - à la grande surprise de la lycéenne. Eprouvant à nouveau de la culpabilité, Fanny hésitait encore à rejoindre Amandine quand Gatien ressortit des sanitaires, la face nettoyée et plusieurs papiers appuyés contre ses narines. Etonné de retrouver l'étudiante devant la porte, le jeune homme maintint cette dernière quelques secondes, avant de la relâcher lentement.

- Tu ne m'as pas loupé, dit-il enfin, difficilement.

- Je suis désolée, répondit Fanny, sincère. Est-ce que... Est-ce que ça va ?

Gatien contemplait la jeune fille avec tant de calme que cette dernière se sentait de plus en plus embarrassée.

- Ca va. On va me traiter de cochon pendant plusieurs jours, mais je m'en remettrai, rit le garçon, bien qu'encore péniblement.

L'adolescente esquissa un sourire.

- Au moins, ce sera temporaire, comme tu dis.

En s'entendant parler, elle perdit son sourire et baissa les yeux au sol, sachant parfaitement que de son côté, elle serait un cochon pour la vie.

- Mais j'aurai l'air d'un idiot sur mes photos d'anniversaire... Quelle soirée ça va être...

Gatien était joueur, Fanny sur ses gardes. Le soudain enthousiasme du garçon avait de quoi intriguer, au vu des circonstances, et l'adolescente s'inquiétait de ce qu'il avait réellement en tête quand il reprit la parole, plus timide cette fois.

- A ce propos... Je me demandais...

*Holà...*

- Du coup, c'est mon anniversaire samedi...

*Il ne va pas le faire quand même...*

- Et je voulais savoir... enfin si ça te dit... je me disais que ce serait bien... je ne t'oblige en rien, mais c'est vrai que...

*Seigneur...*

- Ca te dirait de venir ?

*Il l'a fait...*

L'adolescente resta pensive une seconde, puis se redressa, l'air grave.

- Tu me proposes de venir à une fête remplie de gens qui me détestent alors que je t'ai envoyé paître l'autre jour ?

- Je crois avoir compris que tu n'appréciais pas les clichés, s'amusa-t-il en pointant son misérable nez.

Fanny retint tant bien que mal le rictus qui étirait ses lèvres.

- C'était peut-être mérité en fait... Ca ne doit pas t'étonner qu'après ce que tu m'as fait, je n'ai plus envie de te parler, et encore moins venir à une de tes soirées...

- C'est là que je ne comprends pas, se reprit Gatien. C'est vrai que j'aurais dû être honnête avec toi pour la rose, mais je ne vois pas pourquoi tu devrais en faire toute une histoire.

- Tu ne vois pas ?

- Non. Et je te signale qu'on est en train de parler ; donc ta résolution ne tient pas.

- Excellente remarque qui me donne l'occasion de te quitter une bonne fois pour toute.

- Attends, s'élança Gatien en attrapant une main de Fanny.

Secouée de la tête aux pieds, l'adolescente ne dégagea pas sa menotte de celle de l'étudiant, mais le fixa avec effroi. Plus tétanisé encore, Gatien avait perdu la parole et l'esprit, et ne savait plus faire autre chose que retenir la lycéenne. Finalement, il se rapprocha lentement d'elle, abandonna ses mouchoirs ridicules au sol, hésita, attrapa son petit menton, et le releva doucement vers ses lèvres sans que la jeune fille ne proteste. Ses yeux gris-verts étaient saisissants et, bien que doté d'un nez cassé, il n'avait jamais été aussi séduisant.

- Fanny...

L'adolescente répondit par le silence.

- Viens samedi, s'il-te-plaît.

Cette fois, la voix de Gatien était claire et teintée d'inquiétude. Il avait dit ces derniers mots avec tendresse ; d'une tendresse qui faisait chavirer les cœurs et oublier à Fanny le reste du monde. Enfin, il la relâcha, lui offrit un dernier regard - délicieux -, et quitta les lieux, probablement en direction de l'infirmerie. L'étudiante se posa contre le mur pour trouver l'accalmie, et arrêter son mal de crâne. Le choc du ballon de volley lui semblait bien futile à côté de ce qu'elle ressentait à présent ; une violence à couper le souffle.

*Qu'est-ce que tu fais ?... Tu as déjà tout oublié ?!... Ce mec est un connard... Ce mec est un con... Ce mec est... Non, oublie ça... Pense à Pia... Voilà... Maintenant c'est facile... Ce mec est un connard.*

Fanny se redressa, inspira profondément, jeta un œil vers les sportifs et s'avança, malgré elle, vers ce qu'elle avait toujours considéré être "de l'agitation inutile". Loin de s'intéresser aux élèves de dernière année, elle observait les secondes, à l'autre bout de la salle. Pia, lumière au milieu du tas d'élèves informe, réalisait services et rattrapages de balle à la perfection. Pourtant, sa sœur l'examinait avec tristesse. Cet aura ne lui avait jamais paru aussi dangereux, aussi réel. Enfin, elle détourna les yeux, et s'en alla rejoindre son amie - qui en était probablement à sa cinquième cigarette. Sans être un génie sportif ou intellectuel, Fanny prit soudain conscience de son aptitude à une chose... le sacrifice.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Rachelsans2LE ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0