Chapitre 33

4 minutes de lecture

La rue Marie Curie avait toujours été une longue route plate à l'apparence plutôt calme. Les maisons qui longeaient les trottoirs, embellis d'arbres urbains, avaient quelque chose de charmant. De style XIXe siècle, elles se distinguaient des quartiers résidentiels qui ne cessaient de croître en ville. Un seul défaut empêchait, depuis quelques années, l'harmonie parfaite de cet ensemble : le lycée que la mairie avait fait construire. Les habitants, dont la moyenne d'âge dépassait bien les soixante ans, s'étaient immédiatement plaints du projet immobilier, mais la mairie n'avait pas changé d'avis. Les étudiants étaient de plus en plus nombreux, et le petit établissement Jean Jaurès ne pouvait plus les accueillir. Ainsi, la réputation de Marie Curie était passée de rue silencieuse à rue tumultueuse en un temps record.

L'entrée du bâtiment représentait un attroupement de jeunes gens crieurs et joyeux. Il constituait un passage effrayant pour les élèves malmenés, et un lieu d'amusement pour les grandes gueules. Les petits vieux avaient beau déprécier le vacarme, ils ne se confrontaient jamais aux lycéens, forts et capables de les renverser d'une poussée de mains. Aussi évitait-on le plus possible d'approcher l'établissement scolaire que la rue qualifiait de "trou à voyous".

Pourtant, l'école secondaire avait bonne réputation dans le reste de la ville, et les parents se sentaient bien aise d'y envoyer leurs enfants. Cela leur évitait les soixante kilomètres par jour qui les séparaient du lycée le plus proche.

C'était en tout cas le sentiment de Gatien Illys qui, de chez lui, ne prenait qu'une dizaine de minutes en scooter pour rejoindre l'établissement. Après avoir garé son véhicule près des autres, il se mêla à la foule qui attendait devant les portes du bâtiment, et s'adossa au mur de briques qui encerclait l'infrastructure. Fouillant dans la poche de sa veste, il en sortit un petit paquet et un briquet, puis s'alluma une cigarette en posant un pied nonchalant contre l'enceinte. Il se trouvait seul, mais cela lui plaisait. Il pouvait réfléchir sans être interrompu dans ses pensées. Du moins, pour un temps.

Il feignait de ne pas avoir entendu untel le saluer pour éviter une grande conversation qui mettrait fin à son apaisante solitude dès qu'il le pouvait. Mais quand ses yeux rencontraient malencontreusement ceux d'un autre élève, il ne pouvait plus faire semblant de rien, et acceptait les bavardages incessants dans l'ennui le plus misérablement masqué.

Pour l'instant, Gatien se trouvait toujours seul, et exécutait son jeu de simulation sans erreur. Il était sept heures quarante-cinq, et, malgré son désintérêt des choses environnantes, un fait intriguait le jeune homme. Le groupe de Sophie Calice attendait, fébrile et sans parler, un peu plus loin depuis dix bonnes minutes. Les adolescentes regardaient à l'extrémité de la rue dans une impatience qui annonçait quelques fourberies inquiétantes. Aussi, Gatien les observait de plus en plus souvent, cherchant la cause de leur attitude peu naturelle, et obtint finalement une réponse qui dépassait toutes ses attentes.

Dans l'angle qui séparait les rues Jean Moulin et Marie Curie apparut une jeune fille maigrelette à la démarche pataude. Les cheveux dans le vent, Fanny Rita-Lans passait une main sur son visage couverts de mèches et regardait le sol. Elle semblait essoufflée bien qu'elle ne courait pas, et son arrivée provoqua des exclamations de joie et des rires de mauvais augure. Gatien se redressa instantanément, le cœur battant. Et les idées morbides qu'il nourrissait contre Luc Asvaldi depuis près d'un quart d'heure s'évanouirent aussi vite. Les yeux grands ouverts et les lèvres tremblantes, il attendait sans savoir quoi faire tout en ayant la conviction que Fanny était la proie des étudiantes. Enfin, il les vit s'en approcher, et se liquéfia.

Sophie se révéla la plus entreprenante. Elle plaqua le souffre-douleur contre le mur sans prendre garde aux élèves qui passaient - eux-mêmes ne manifestant pas d'inquiétude particulière devant la situation - et chuchotait des mots qui faisaient gémir la victime. Après un moment de suspense intolérable pour Gatien, Sophie empoigna Fanny, et le groupe de filles commença à s'éloigner pour éviter, cette fois, les mauvaises langues du lycée. La tête de Turc ne se débattit pas beaucoup, peut-être à cause des menaces qu'elle venait de recevoir, ou tout simplement parce qu'elle sentait que cela serait inutile.

Mais le jeune homme, lui, ne pouvait rester inflexible plus longtemps. Et tandis que les tortionnaires s'éloignaient sans s'être encore évanouies dans le décor, il siffla avec importance, de sorte que nombre d'étudiants, elles compris, se retournèrent. Il avait repris son air impertinent qui faisait craquer toutes les élèves, et fit un signe de tête en direction du groupe qui ne put rester insensible à sa conduite.

- Hey, les filles ! Venez par là ! lança le garçon avec arrogance.

Décontenancées, les adolescentes se jetèrent des regards interdits, et, incertaines, gardèrent leur position quelques secondes. Enfin, Sophie relâcha peu à peu le bras de Fanny alors que tous les regards étaient désormais fixés sur elles, et prit un air on ne peut plus agréable en rejoignant Gatien. Sa bande ne perdit pas plus de temps, et la victime se retrouva bientôt seule, livide et tremblante. Le jeune homme la regardait tandis que Sophie et autres discutaient de tout et de rien. Il ne répondait que par des "Hmm" désintéressés quand tout son intérêt se portait sur la pauvre Fanny, perdue, troublée et figée. Lorsque celle-ci sembla saisir ce qui venait de se passer, elle leva ses grands yeux bruns vers Gatien, qui tressaillit. Infiniment reconnaissante, elle sourit autant que l'émotion le le lui permettait, et retint ses larmes avant de gagner le trottoir opposé pour contourner ses bourreaux, puis passa derrière eux et entra dans le lycée.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 10 versions.

Vous aimez lire Rachelsans2LE ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0