Juste une scène : Le chromophage

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Sibari plante ses griffes dans le rocher sur lequel je me tiens. Je bondis en arrière. Il fait exploser le rocher. Le choc me déstabilise. Je perds l’équilibre. Il plonge sa main droite dans sa manche gauche et en fait jaillir une chaine orangée. Je n’ai pas le temps de l’éviter. Elle m’enserre en un rien de temps. Il faut que je me dégage. Il va la faire sauter. J’augmente la masse du fer de façon gargantuesque. Les maillons commencent à se contracter. L’entrave se desserre. L’anneau de Sibari s’illumine. J’accrois ma propre masse de façon à retomber au plus vite sur le sol. Une détonation au-dessus de ma tête me confirme la destruction de mes liens. Je réduis mon poids et me pose sur les vagues. Nous ne bougeons plus.

Il me fixe. Son grimage de clown est toujours aussi effrayant. Son rictus fend son visage. Ses yeux ne sont plus que des fentes. Ses mains, de la taille de raquettes de tennis, aux doigts taillés en pointes raclent le sol. Son grand manteau noir flotte dans le vent. Son immobilité me donne des frissons. S’il ne m’attaque pas, alors qu’il en a eu mille fois l’occasion, c’est qu’il attend quelque chose qui pourrait bien causer ma perte. Leur piège est trop bien rodé pour qu’ils m’aient laissé ne serait-ce qu’une échappatoire. Je profite de ce cours répit pour reprendre mon souffle.

Soudain, une lueur bleutée apparait à côté de Sibari. Il n’y a pas de portails par ici : ils sont en train de percer la dimension ! La lueur devient un cercle aussi grand qu’un homme. Marego en sort, et à sa suite une myriade de petits papillons couleur azur. Ces insectes ne sont pas ordinaires. Je ne parviens pas à savoir ce qui cloche, mais il faut que je le découvre. Connaissant les pouvoirs de mes deux adversaires, il est vital que je comprenne leur plan. Je sors ma lunette multichromique. Je consulte la dimension la plus proche : celle du bleu. Par reflexe, je recule. Des milliards et des milliards de papillons ! Comment se peut-il qu’il y en ait autant ? Une de ces bestioles passe devant mon œil et… Ce ne sont pas des animaux, mais des origamis. Des petites feuilles de papier pliées que Marego fait voler grâce à ses dons de magie. Je me rappelle soudain ma discussion avec Francese.

« Mes espions ont repéré Sibari dans la dimension d’à côté. Il passe ses journées à feuilleter des liasses de papier. Un nombre incalculable de liasses. Au moins un entrepôt plein. Sans aucun doute beaucoup plus.

« Quel type de papier ?

« Des feuilles carrées.

« Un attentat les desservirait. Le format ne permet aucune dissimulation. Le choix de la dimension est important, car un tel volume ne pourrait pas passer inaperçu au travers d’un portail. Ils vont déchirer une membrane afin de les transférer dans la dimension rouge, ou dans le panachromique. Je doute qu’ils les conservent dans la dimension bleue, et je soupçonne que leur action soit orientée vers la nôtre. Si Sibari doit tous les touchers, c’est qu’ils comptent les faire exploser tous ensemble quelque part. Où ? Le résultat peut être catastrophique. Il faut le découvrir au plus vite.

Maintenant, je sais. Ils comptaient m’éliminer depuis bien longtemps. Ils ont préparé tout ceci de longue date. Il faut que je parte au plus vite ! Si les papillons s’approchent d’un peu trop près, je suis mort. Je commence à battre en retraite. Tout à coup, d’immenses chaines jaillissent de la mer pour me barrer le chemin. Garamu est aussi là. Nous sommes déjà dans un trois contre un, et je crains que la situation ne fasse qu’empirer. Les chaines se resserrent et me bloquent même la vue. Les papillons se rapprochent. Je me retourne et observe la faille. C’est désormais un flot colossal de papier qui se déverse depuis le trou céruléen. Un regard dans la lunette me confirme que leur nombre dans l’autre dimension ne décroit pas. Je suis bloqué. Je ne peux ni rester ici, ni essayer de percer l’espace : la seule couleur à proximité est celle de l’eau ; or, ce serait me placer au milieu des détonations. Il faut que je trouve une solution. Il y en a bien une, mais… c’est impensable… même au prix de ma vie, je ne peux me résoudre à utiliser cette technique. Toutefois, si je l’utilise à très petite échelle, je pourrais peut-être échapper au gros des dégâts. Il faut que je tente le tout pour le tout.

Au loin, derrière la masse d’origamis, j’aperçois un éclat orangée. Sibari passe à l’attaque ! Je n’ai plus le choix, à présent. Il faut cependant que j’attende le déclenchement des explosions pour pouvoir agir. Un papillon à une dizaine de mètres de moi se détruit dans une formidable déflagration. Aussitôt, tous ceux à proximité éclatent à leur tour, créant d’immenses orbes de flammes. Des flammes rouges. A ce moment-là, je concentre une masse inexprimable dans le bout de mon index droit. Mon temps relatif ralentit. L’espace commence à se tordre autour. Petit à petit, l’air devient même noir. Les brasiers se font de plus en plus proches. Il me faut patienter jusqu’au dernier instant. Il faut que je touche le feu pour percer sa couleur. Il faut que je passe dans la dimension rouge !

Je sens une brulure dans mon doigt. Une douleur se répand peu à peu dans mon bras. A ce point, je plonge en avant et traverse les sphères. Mon temps redevient normal. Les explosions me lèchent le corps. Je me sens brûler tandis que j’atteins petit à petit ma destination. J’atterris enfin sur une mer écarlate. Mes vêtements sont toujours en flamme. Ma peau me fait un mal de chien. Je tombe à genoux. Je respire d’un coup. Puis, venant d’en dessous, une vibration me réveille de ma torpeur. Je réduis mon poids à presque rien. Le vent m’emporte aussitôt une dizaine de mètres plus loin. Un crocodile plus gros qu’un immeuble jaillit à l’endroit où je me tenais une seconde avant. Orochi m’attendais ici. Ils avaient donc tout prévu ! Je n’ai plus assez de force pour passer dans une autre dimension. Tout va se jouer en ce lieu, mais si je dois mourir, je ne me laisserai pas faire ! Je rends l’air ambiant bien plus lourd que le plomb. Orochi se retrouve plongé dans les flots par la pression atmosphérique. Je ramène l’environnement à la normale, puis bondit jusqu’à un récif. Mes intestins me font mal. Ma tête me fait mal. Mes jambes me font mal. Mes poumons aussi. Mon cœur, pareil. Tout mon corps souffre. Je ne tiendrai pas. Ils sont quatre. Sans doute plus. Je suis seul. Aucun membre de mon équipe ne peut venir m’aider. C’est aujourd’hui que je meurs.

Une onde sonore me vrille soudain le dos. Je tombe à la renverse. Kameda se trouvait derrière moi. Cinq contre un. Je me reprends aussitôt et évite ainsi un nouveau flux. Les rafales passent près de mes membres, mais aucune ne m’atteins. Alors que je suis en l’air, Kameda frappe une cloche. Tout à coup, tout semble ralentir. Je ne tombe quasiment plus, et mes membres refusent de bouger rapidement. Seul mon adversaire peut encore se mouvoir à sa vitesse habituelle. Un bruit dans mon dos m’interpelle. Lentement, je parviens à tourner la tête. Orochi est ressorti de l’eau et tente encore une fois de m’avaler. Heureusement, l’effet de frein l’atteint lui aussi. Hélas, mon attention a été détournée trop longtemps. Kameda m’a touché avec une triple vague sonore. Ma peau est tranchée par l’attaque. Le sang jaillit lentement des coupes. La douleur me submerge aussitôt. J’ai envie de hurler, mais je ne peux pas. Soudain, le temps reprend son cours. Je me retourne tant bien que mal vers Orochi. Je me rends compte qu’il est en train de changer de forme ! Il devient bien plus petit, bien plus fin… Il se métamorphose en serpent ! Ses crocs dégoulinent de venin. Une morsure me serait fatale. Alors qu’il est à deux doigts de planter ses crochets dans ma chair, je place ma main au-dessus de lui et en augmente considérablement le poids. Le coup le renvoie dans les vagues.

Une corde m’enserre brusquement. Je suis secoué dans tous les sens. Je parviens toutefois à distinguer Sibari, Marego et Garamu sortant d’un cercle de lumière. Je n’ai plus la force de briser mes liens. Je n’en ai même pas l’occasion car ils explosent. Je suis projeté vers le récif. J’entrouvre un œil. Kameda se trouve juste un peu plus haut que moi, et tend la main vers mon torse. Une lame vibrante me transperce et m’éjecte contre la roche dure. Mes bras sont parcourus de spasmes. Je ne peux plus rien. A part…

Je suis propulsé sur une paroi par une déflagration. Le choc vide mes poumons de leur air. Je suis désormais paralysé. Plus aucun de mes muscles n’est opérationnel. Le combat est fini. Dans un effort intense, je réussi à jeter un regard devant moi tandis que je m’affale contre la pierre. Je ne distingue dans le flou que la grimace de Sibari. Ses yeux cerclés de rouge. Sa bouche ceinte de blanc. Ses joues teintées d’orange. Ses cheveux verdâtres hérissés. Sa poigne massive m’étrangle, puis me soulève. Je ne respire plus. Je ne me débats pas. Ce qui me reste de vision s’obscurcit. Il faut… que je…

Dans un ultime sursaut de volonté, j’enclenche l’explosion de mon corps. Avant que je ne m’éteigne, je me sens renaître dans les flammes. J’espère que ma mort servira à quelque chose… Adieu tout le monde… Je n’ai pas été assez fort.

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