42 - Elle sera des nôtres

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1e jour de la saison du soleil 2448 - PDV Argoshin

La folie. L'instinct de prédateur. La faim, la terrible faim. Il la détestait ; elle qui s'avérait si manipulatrice et malicieuse, mais nécessaire.

Argoshin s'abreuva de l'eau de son outre à vin. L'action de consommer quelque chose calma son esprit.

« Je ne peux pas aller chasser, songea-t-il. Je dois rester ici. Patience. Il devrait arriver d'ici peu, ce messager elfe. J'espère que je ne perdre guère mon sang-froid, d'ici là. »

Il s'adossa contre l'unique arbre robuste dans les parages et leva le regard. Au travers des branches intimidantes, il pouvait voir le scintillement des étoiles. Sa gorge se serra dû à l'émotion du moment.

« Vais-je avoir droit à une place parmi vous? Je ne suis qu'un bâtard après tout. »

Il ne s'attendait pas à une réponse. Il n'en avait jamais reçu une de toute façon. Irrité, il renifla, se croisa les bras pour se protéger d'une brise froide puis, il tomba endormi.

***

La noirceur paisible de son sommeil se transforma éventuellement.

Une prairie fleurie s'étendait devant lui. Il n'avait rien, il avait tout perdu. Le désespoir s'éprit de sa volonté. Les seigneurs avaient eu ce qu'ils désiraient de lui : qu'il se retrouve cerné, sans défense. Des tornades sonores dévastaient tout autour de lui. Le vent s'abattait sur ses oreilles sensibles et le sifflement retentit au travers de la plaine sauvage. Il était prisonnier de cette catastrophe naturelle, l'amenant à croire que sa tête allait imploser sous la pression.

- Arrête ! hurla-t-il en agrippant son crâne comme si sa vie en dépendait.

Son regard tomba vers le sol jonché de fleurs aux pétales blanches. Elles paraissaient si fragiles, si douces tel un nuage velouté ; il désirait en effleurer une pour apaiser sa conscience. Mais il savait que ce geste s'avérerait vain. Même Elysia n'entendrait pas ses lamentations en ce jour. Alors qu'il tendit une main griffue, il fut interrompu.

Le son perçant d'une flèche qui fendait l'air engouffra ses sens sensibles. Il ne put se contenir. Il pressa ses mains sur ses oreilles.

- Arrête ! tonitrua-t-il, encore plus fort que la fois précédente.

Une deuxième flèche fila ; celle-ci atteint sa cible, heureusement à l'épaule. La tempête faisait rage autour de lui. Des gantelets de fer le saisirent.

- Non ! tonna-t-il, soudainement énergisé par de l'adrénaline.

Il rugit et, sans savoir comment, il tenait une dague fermement. Il l'enfonça dans le front de son assaillant puis, dans son œil et finalement, dans sa gorge. Il leva les yeux et gémit, indigné par ses actions sanglantes.

- Que vais-je faire sans toi ? pleurnicha-t-il. Je ne suis même pas un adulte. Peut-être est-ce le temps de grandir...

Il regarda ses mains qui étaient aussi douces que celles d'un enfant. Un frisson glacial grimpa le long de sa colonne vertébrale et les poils fins de sa nuque se hérissèrent. Quelque chose n'allait pas. Au fond de lui, il était conscient qu'il était un adulte. Pourtant, il s'était manifesté sous l'apparence d'un enfant d'environs dix ans.

« Un garçon foiré, se dit-il. »

La tornade approchait. Elle menaçait de détruire une petite, mais haute maison aux murs de pierres blanches qui se tenait tant bien que mal sur une colline. Son piteux ne ternit nullement son charme aux yeux du garçon. Un sourire se dessina sur ses fines lèvres alors qu'une larme roula le long de sa joue. La nostalgie ainsi qu'un sentiment troublant avait pris racine en lui. Il n'était pas supposé être ici.

On lui agrippa doucement l'épaule. Il s'attendait à voir un autre gantelet mais, cette-fois, il fut surpris de voir une main de femme. Par réflexe, il se cacha le visage dans le creux de son bras.

- Ne me regardez pas ! implora-t-il, honteux de son apparence physique.

- Viens avec moi, ordonna la femme. Dépêche-toi avant que les autres ne nous trouvent.

Sans trop savoir pourquoi, il savait que quelqu'un qui lui était précieux demeurait coincé dans l'habitation. Il hoqueta alors qu'il réalisa son identité.

- Mais ma mère... Elle est là-dedans.

La nouvelle-venue le traîna avec la force surprenante d'un colosse. Ayant perdu trop de sang, il succomba, n'ayant pas l'énergie pour se débattre.

***

Noir, du noir, des ombres dansantes... puis, une flamme. Il cligna trois fois avant qu'il ne puisse distinguer une chandelle qui reposait sur une table de nuit à côté de son visage. Il se redressa et sursauta, surpris de constater que son torse était exposé et qu'il était installé dans un lit qui lui était étranger. Paniqué, il chercha pour sa cape à capuchon. Elle était suspendue sur un crochet de la porte. Il se dépêcha de l'enfiler, dissimulant son corps gênant et rabattant la capuche sur sa tête.

Peu de temps après, on cogna prudemment. Une jeune femme avec un plateau dans les mains entra.

- Vous désirez un petit-déjeuner ? demanda-t-elle avec un sourire. Vous devez être affamé.

Sa politesse ne rassura nullement Argoshin qui recula de quelques pas.

- Tu as vu, souffla-t-il avec de la frayeur dans sa voix.

- Oui.

Elle déposa le plateau garni de nourriture sur la table de nuit.

- Est-ce mal ? questionna-t-elle avec une touche d'inquiétude qui imprégnait son ton.

- S'il vous plaît, n'appelez pas les gardes.

- Vous seriez déjà entre leurs mains si j'avais voulu vous remettre à la garde royale.

Argoshin déglutit avec difficulté. Sa gorge sèche lui apportait de l'inconfort.

« Peut-être pourrais-je lui faire confiance, se dit-il. Je pourrai... accepter sa nourriture. »

Une voix puissante, mais à la fois mélodieuse rompit le silence qui suivit :

- Seigneur Argoshin.

Ce dernier ouvrit brusquement les yeux. Devant lui se trouvait un homme en tenue de rôdeur équipé d'un arc long.

- Q-quoi ? lâcha-t-il d'une voix tremblante.

Son cœur battait la chamade. De la sueur ruisselait sur son front. Il mit sa main devant son visage, comme s'il voulait se protéger de quelque chose.

« Ce n'est qu'un rêve... rien qu'un rêve, pensa-t-il. Je ne vis plus à cette époque. J'ai vieilli et avancé dans la vie. »

Ses muscles se calmèrent lentement et sa vision s'éclaircit enfin.

- Vous allez bien, Seigneur Argoshin ? s'inquiéta l'homme.

Argoshin n'aperçut aucun soleil, mais l'aube n'allait pas tarder. Il baissa le bras.

- Tu es le messager ? Et ne m'appelle pas Seigneur. Je n'appartiens pas à la haute naissance.

Il ajusta son capuchon et les traits de son visage anguleux fondirent dans l'ombre.

- Je le suis, confirma l'intrus.

Il lui remit un parchemin scellé. Une épée avait été tamponnée dans la cire sombre.

- Ce n'était pas trop tôt, grogna Argoshin. Ça fait des jours que je traque notre personne d'intérêt.

Il brisa le sceau et lut en silence.

- Alors, c'est ce qui a été décidé. Je vois que mon raisonnement a porté fruit.

Il leva les yeux vers le messager.

- Assure-lui qu'elle sera des nôtres, mais que je ne peux pas prédire comment longtemps il me sera nécessaire afin de la raisonner et de la préparer. Elle va penser que nous sommes l'ennemi. Ça ne sera pas facile de la convaincre autrement.

Le rôdeur siffla comme s'il appelait un animal puis il laissa son interlocuteur l'observer.

- Mais nous sommes l'ennemi, insista-t-il avec sévérité.

Argoshin fronça les sourcils. L'elfe avait raison malgré son pauvre choix de mot. Il repoussa l'idée et mémorisa le visage du messager au cas où une complication se poserait.

« Beau, peau légèrement bleutée et yeux trop intenses pour être humain... Voilà les caractéristiques classiques d'un elfe lunaire, mais ce qui le différencie des autres est la cicatrice qui s'étend de son oreille à son menton du côté gauche. Et malgré cette difformité, il demeure ravissant. Tel est la bénédiction des elfes. »

Des battements d'ailes raisonnèrent. Une ombre ailée passa devant la lumière affaiblissante de la lune. Argoshin suivit la créature du regard. Celle-ci se posa gracieusement à côté du rôdeur et glatit fièrement tel un aigle — ce qu'il n'était pas. Ses yeux dorés se fixèrent sur Argoshin. Ce regard prédateur lui était familier, tant qu'il lui rappelait lui-même. L'elfe rabattit son capuchon et grimpa sur le dos de la créature avec agilité. Celle-ci possédait une tête, des ailes et des serres d'aigle ainsi qu'un corps, une queue et des pattes de lion : un griffon, emblème et partenaires des elfes lunaires.

- Nous livrerons la réplique à Seigneur Sombrelame, informa le messager.

Anxieux de partir, le griffon déploya ses majestueuses ailes brunes, labourant la terre de ses serres.

- Hé gamin ! appela Argoshin.

L'elfe lui lança un regard froid. Il était probablement âgé d'au moins cent ans ce qui expliquerait pourquoi il parut offensé, mais Argoshin était certain qu'il était plus vieux que lui.

- Qu'y a-t-il ? questionna le rôdeur sèchement.

Argoshin fit une pause de réflexion, s'effleurant tendrement le menton.

- Tu as de la nourriture à épargner ?

L'elfe prit un moment à répliquer.

- Sans vouloir vous offusquer, que mangez-vous ?

- La même diète que lui.

Il pointa le griffon. Son interlocuteur discuta en elfique avec sa monture. Cette dernière s'irrita et claqua son bec agressivement à quelques reprises. Son cavalier pigea alors dans un sac en cuir attaché à sa selle et en sortit un morceau de viande crue.

- Voilà.

Il le lança à Argoshin qui l'attrapa avec aise.

- Je te remercie, souffla-t-il au griffon, bien conscient que c'était lui qui avait partagé sa nourriture avec lui.

La créature glatit encore une fois, prit son essor et fila vers le ciel dans un silence mortel, prêt à s'abattre sur ses proies.

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