Zone hadale

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— Ça y est. On a atteint le point Walsh et Piccard.

Yu baissa les yeux sur le moniteur. Ils avaient franchi les dix mille neuf cents mètres de fond. Quelques applaudissements et cris de joie résonnèrent dans l’étroit habitacle, comme les explosions de grains de maïs portés au feu dans une boîte de conserve.

— Pas de réjouissances précipitées, les modéra Toda, le responsable de l’expédition. Descendre à plus de dix mille, tout le monde peut le faire. Ici, l’enjeu, ça va être de battre le record chinois.

Presque onze kilomètres de fond, conquis par le sous-marin Fendouzhe le 19 novembre 2020. Plus de dix ans déjà. Cette mission aurait dû ouvrir la porte à de nombreuses autres, mais la troisième vague épidémique, suivie de son cousin mutant, le SRAS-12, avait mis un terme à toute velléité d’exploration chinoise pendant un certain temps. Du moins, c’était l’explication qu’on leur avait servi.

Si on la compare avec celle des sommets, les progrès dans la conquête des abysses ont toujours été lents. Depuis la première tentative de descente dans la fosse par les océanographes Don Walsh et Jacques Piccard, en 1960 (descendus jusqu’à 10 916 mètres), il s’est écoulé des décennies avant que l’homme puisse y retourner. La descente en solo du cinéaste James Cameron en 2012 avait relancé la mode de ces explorations extrêmes, à l’époque. Pensez-vous, un cinéaste ! Le record fut ensuite battu en 2019 par Victor Vescovo, puis, en 2020, ce fut l’astronaute Kathy Sullivan qui franchit une nouvelle frontière en étant la première femme à descendre à plus de dix mille mètres de fond. De glorieux conquérants de l’inutile, comme l’avaient été en leur temps Edmund Hillary et Tenzing Norgay, sur d’autres frontières. À ce niveau, les lisières du ciel et les tréfonds de la terre se confondent : Yu le savait, lui qui venait d’un pays où la montagne a toujours été le pendant inversé de la mer.

Avant de voir toute son économie balayée par la troisième vague – qui se montra bien plus meurtrière que les autres, et nécessita des mesures drastiques – le voisin chinois avait eu le temps d’installer une petite station d’observation, juste au bord de Challenger Deep. Plusieurs années de tractations politiques et la promesse d’une aide substantielle décida le gouvernement chinois à accepter que la mission japonaise utilise leur dispositif. Grâce à sa situation insulaire, le Japon avait été relativement épargné par l’épidémie.

On pouvait néanmoins se demander pourquoi les forces d’autodéfense, devenues la nouvelle armée japonaise après la révision de la constitution – pilotaient cette mission scientifique. Yu avait rapidement réalisé qu’avec Suzuki, le géologue, et Akiyama, l’ingénieur en océanographie chargé des analyses, ils étaient les seuls à être des scientifiques. Tous les autres étaient des militaires.

— Bon… On y est. La station est juste là.

Toda se redressa, les mains sur ses hanches. Les manches courtes de sa veste d’uniforme dévoilaient une peau hâlée et une musculature solide. Sur son biceps, on pouvait voir le patch aux armes de la marine, un soleil rayonnant. Yu songea au soleil se noyant dans le Pacifique et au goût des glaces à la mangue. Un long frisson lui parcourut l’échine.

— Transmettez notre position au Kōtan-maru, ordonna-t-il à l’officier chargé de la liaison. Et dites-leur qu’on s’apprête à entamer la procédure d’arrimage et qu’on attend leur feu vert.

Ses yeux sagaces se posèrent sur Yu.

— Vous, l’archéologue… Vous savez ce qu’est réellement notre objectif, n’est-ce pas ?

Yu acquiesça lentement.

Le militaire tourna son visage racé vers le centre de l’étroit habitacle :

— Pour les autres… Briefing dans cinq minutes ! Vous êtes concerné aussi, Koyama.

Oui. Yu connaissait leur objectif. Et soudain, il découvrit qu’il avait peur.

— Vous vous souvenez du bloop ? commença Toda.

L’air ahuri que suscita sa question montra bien que ce n’était pas le cas. Le géologue Suzuki, après avoir éclaté de rire, prit le relais.

— Ah ! Le bloop. Quelle farce !

Pour faire bonne mesure, Koyama suivit le mouvement général en affichant un léger sourire. Lorsqu'il cessa de faire semblant, il rencontra le regard clair du colonel Toda.

— Vous savez ce que c'est, Koyama-kun, n'est-ce pas ?

Yu acquiesça, un peu déstabilisé par l'honorifique familier.

— Pouvez-vous nous rappeler ce que c'était que ce bloop ?

Le jeune archéologue parcourut l'équipe du regard, cherchant l'approbation de ses pairs. Comme personne ne réagissait, il se racla la gorge.

— Le bloop est un son d’origine inconnu qui fut enregistré en 1997 par des chercheurs américains en plein milieu du Pacifique. À l’époque, les spéculations allaient bon train, et certains scientifiques ont avancé l’hypothèse d’une créature encore plus énorme que le plus gros animal connu… Le fait qu’un célèbre auteur de science-fiction ait placé la mythique cité de R’lyeh, un lieu de son invention, à moins de deux mille kilomètres du point d’origine de cet étrange son a alimenté les théories les plus folles.

— Au final, il est apparu qu’il s’agissait d’un bruit d’un mouvement tectonique sous-marin, ou le choc thermique dû à la fonte de la banquise, objecta Suzuki d’un ton légèrement agacé.

Suzuki était le plus âgé des trois scientifiques, en poste à la prestigieuse université de Tsukuba. Il ne comptait pas s’en laisser remontrer par un militaire : le géologue barbu, une sommité dans sa discipline, avait fait partie de ceux qui avaient activement manifesté pour empêcher la mise à l’as de l’article 9 de la constitution.

Les mains derrière le dos, Toda lui jeta un regard en biais.

— Bien sûr, professeur. Sauf qu’on l’a réentendu. En avril 2020. C’est ça qui a motivé les Chinois à lancer la mission Fendouzhe, en dépit de la crise sanitaire qui sévissait à l’époque. Et ils ont pu vérifier que ce son provenait en fait d’une nouvelle fosse sous-marine, probablement ouverte après le séisme de Hanshin-Awaji, puis agrandie encore lors de celui de la côte Pacifique du Tōhoku. En réalité, le 19 novembre 2020, le Fendouzhe ne s’est pas contenté d’observer la pollution sur les fonds marins et de faire un relevé d’échantillons. En traçant le son, ils ont fait une découverte. Une découverte fondamentale. Challenger Deep n’est pas le point le plus profond jamais mesuré… Il y en a un autre. Les Chinois ont construit une station pour l’observer, mais ils n’ont jamais pu l’utiliser. Nous serons les premiers à le faire.

La station en question, nommée Haigong – palais marin – pour faire écho à son pendant spatial, la station orbitale Tiangong – palais céleste – se trouvait juste au bord de cette immense fosse signalée par les Chinois.

— De quelle découverte s’agit-il, exactement ? s’enquit Suzuki, avec l’assurance que confère un titre de professeur. J’imagine qu’il ne s’agit pas seulement de la faille et du son – très certainement issu du mouvement des plaques dans cette zone instable, selon moi.

Toda l’effleura à peine du regard. Lorsqu’il parla, c’était en s’adressant à nous tous.

— Un objet inconnu, révélé par le séisme, au plus profond de la faille. D’après les mesures qu’ils ont faites avant d’abandonner la station, les Chinois sont formels : cela n’est pas naturel.

Cette fois, Suzuki croisa les bras.

— Qu’est-ce donc, alors ? Un vaisseau extraterrestre échoué dans l’océan ? ironisa-t-il.

— Non… Plutôt un front bâti. Appartenant à une cité engloutie suite à une catastrophe sismique, par exemple.

— Mu, maintenant ! s’esclaffa Suzuki sans retenue. Ne me dites pas que vous m’avez fait venir pour ça. Je suis un géologue, pas un auteur de fiction new-age !

— Justement. L’Agence a besoin de savoir si ces lignes ont été créés par la main de l’homme, ou celles des forces tectoniques en œuvre dans cet endroit.

De nouveau, Toda se tourna vers le jeune post-doctorant.

— Koyama Yu, que vous venez d'entendre, est spécialiste d’archéologie sous-marine, annonça-t-il à l'assistance. Il a fait sa thèse sur la structure immergée de Yonaguni. lI est familier de ce genre d'énigme. Docteur Koyama, pouvez-vous nous parler un peu de ce site ?

Gêné d'être ainsi livré à l'attention générale, Yu s’éclaircit la voix, conscient du regard sévère du géologue de Tsukuba et de celui, plutôt dubitatif mais amical, de l’ingénieur en biologie.

— Je ne suis qu’un post-doctorant, commença-t-il en jetant un regard furtif au militaire. Pendant ma thèse, j’ai travaillé sur la formation gréseuse calcaire au large d’Arakawa, dans l’archipel des Ryūkyū. Le site date de la dernière glaciation. Selon certaines théories, c’était, lors de la glaciation de Würm, un bras de terre permettant de relier l’archipel au continent. Pour une partie de la communauté scientifique, le site est naturel, mais d’autres relient la régularité de ses formations à l’architecture protohistorique dite gusuku et à la longue tradition du travail de la pierre dans la région.

— Voyons jeune homme, l’interrompit alors Suzuki, ne dites pas de bêtises ! De telles formations peuvent se produire dans la nature. C’est le cas des orgues basalistiques de la chaussée des géants, en Irlande ! À moins que vous ne soyez de ces fous qui fantasment sur les Atlantes ?

Très embarrassé, Koyama jeta un coup d’œil furtif à Suzuki par-dessus la protection de ses lunettes.

— Certains archéologues opèrent un rapprochement entre les structures mégalithiques protohistoriques de Grande-Bretagne et celles du Sud-Ouest de l’archipel japonais, osa-t-il dire.

Il l’avait fait sans reprendre son souffle, comme un robot.

— Et quelles conclusions tirent-ils de cette perspective comparatiste hors de propos ?

Cette fois, Yu hésita. L’encouragement discret fourni par Toda le poussa à continuer.

— Pour le centre de recherche en archéologie sous-marine de l’université des Ryūkyū, ces mégalithes pourraient être les vestiges d’une civilisation très ancienne, qui occupait le Pacifique et le Nord de l’Europe il y a cent dix mille ans.

Suzuki leva les bras et les laissa retomber, comme s’il renonçait à argumenter. Puis il secoua la tête et saisit ses lunettes, qu’il commença à nettoyer.

— Bien. J’imagine que je serais l’unique caution scientifique de cette expédition, alors, lâcha-t-il abruptement. Et vous, Akiyama ? Que pensez-vous de ces élucubrations ?

L’ingénieur haussa un sourcil circonspect.

— Je ne suis qu’un analyste, un laborantin. Les conclusions, c’est vous qui les tirerez, professeur.

— J’entends bien. Bon, mettons-nous au travail. J’imagine qu’il va falloir déplacer tout notre matériel sur cette fameuse station !

Suzuki avait tout naturellement pris la tête du groupe scientifique.

— Effectivement, reprit Toda. C’est là que nous nous installerons pendant toute la durée de notre recherche. Étant donné les conditions, comme vous le savez, cette mission exploratoire ne durera qu’une semaine, avant l’arrivée du typhon n°5 annoncé par l’Agence Météorologique.

— Entendu. Et la raison de la présence des jieitai ? tenta Suzuki.

— Je ne suis pas autorisé à vous en parler. Sachez seulement que vous êtes bien entouré, professeur. Nous sommes là pour vous aider et vous protéger. C’est le rôle de l’armée.

— Bien sûr, bien sûr, grogna Suzuki. C’est ce qu’on nous a dit pour faire passer la pilule de l’article 9 et nous imposer la remilitarisation !

Il rectifia ses lunettes et se tourna vers le hublot du bathyscaphe. Dehors, rien d’autre n’était visible qu’un noir effrayant.

La faille émergea soudain, comme la barque des dieux du Kojiki sortant de la bouillie primordiale. La station leur apparut alors, énorme insecte de métal et de tuyères agrippé au bord d’une fosse sans fond. L’endroit parut tout de suite sinistre à Yu, qui se détourna rapidement de la vue.

Bientôt, il faudra descendre.

Yonaguni était loin d’être immergée aussi profondément. Comparée à la profondeur où ils se trouvaient, la structure était presque au niveau de la terre.

— Une prouesse technologique, s’exclama Suzuki, admiratif. Cela a dû coûter une fortune !

— Cette station est le fruit de recherches menées sur de longues années, précisa Toda sans fournir plus d’informations.

— C’est plutôt le ROV qui était privilégié, ces dernières décennies, se rengorgea Suzuki. Au moins, cette mission chinoise aura eu le mérite de replacer l’humain au centre du dispositif !

— Les véhicules d’explorations téléguidés sont moins coûteux et plus sûrs, soupira Toda. Mais pour cette mission… Les choses sont différentes.

Rien que l’arrimage du bathyscaphe et la mise en place du sas permettant le passage de l’équipage constituait une prouesse technologique, digne de l’astronautique.

Bientôt, ils furent suffisamment près pour qu’on puisse lire les sinogrammes sur la paroi de la station. Sous les spots puissants du sous-marin, les courbes noires des caractères évoquaient la démesure communiste. Haigong, le palais des mers. Un palace bien peu ornementé, particulièrement austère. Celui qui attendait dans la faille, en revanche…

Les doigts glacés effleurèrent sa colonne.

— Jonction imminente, annonça le technicien. Veuillez amorcer la procédure de sécurité.

Machinalement, Yu mousquetonna sa sangle à la rampe la plus proche, comme à l’exercice. En cas d’avarie, cette maigre assurance leur serait de peu d’utilité, à plus de dix mille mètres de fond et une pression mille fois supérieure à la surface.

Le choc fut néanmoins assez violent. Il s’accompagna d’un bruit de poids lourd compressé particulièrement anxiogène : tout le monde retenait son souffle. Puis, enfin, une petite sonnerie hulula sur le moniteur.

— Batyscaphe arrimé, annonça alors le technicien. Vous pouvez vous détacher.

Toda défit sa sangle, puis il verrouilla son regard ambré sur Yu.

— On peut y aller.

L’intérieur ressemblait au bathyscaphe, en beaucoup plus grand. L’environnement chinois renforçait cette impression d’austérité et d’altérité, avec les polices de caractères différentes sur les moniteurs, la forme particulière des leviers, des manettes et des boutons. Les scientifiques exploraient déjà tout le matériel d’analyse installé par leurs pairs du continent, tandis que les militaires continuaient de décharger caisson après caisson. De nouveau, Yu jeta un œil discret en direction de Toda, qui, encore une fois, lui rendit son regard.

Yu se surprit à se demander si Toda fréquentait les bars de Sanchōme.

Puis il chassa cette idée de son cerveau. Ils n’étaient pas là pour ça.

Une fois le matériel déchargé, Toda distribua à chacun leurs quartiers : une petite cellule individuelle grande comme un placard. Puis, enfin, ce fut le moment de souffler.

— Petite pause avant le prochain briefing, annonça Toda. Prenez le temps de vous reposer.

Yu défit son paquetage, puis il se rendit dans la salle commune. Ignorant ouvertement les ordre, Suzuki était parti dans le laboratoire. Étrangement, Akiyama ne l’avait pas suivi.

— On ne s’est pas présentés, lui annonça l’ingénieur. Je m’appelle Akiyama Jun. Comme tu l’as deviné, je travaille à Tsukuba.

Yu hocha la tête. Il lui semblait bien que Suzuki avait eu la main sur le recrutement.

— Université de Kyūshū, pour ma part, s’excusa presque Yu.

— Tu es originaire de la région, alors ? Département de Kagoshima ? l’interrogea Akiyama en posant devant lui un gobelet de mugi-cha.

— Miyazaki, répondit Yu. Mais j’ai grandi à Tokyo : je n’y retournais que pour les vacances. Merci.

— Miyazaki… la terre des dieux, fit pensivement le jeune ingénieur.

Yu réprima un frisson.

— Moi, je viens de la péninsule de Kii, ajouta Akiyama. Miyamachi, dans la baie d’Ise. Tu connais un peu la région ?

— J’y suis allé en sortie scolaire, il y a très longtemps. J’ai visité le sanctuaire, le site de l’ancienne capitale impériale. Je me rappelle avoir trouvé la nourriture locale délicieuse, précisa Yu pour être poli.

— Tu as mangé des ormeaux ? s’enquit Akiyama, jovial.

De nouveau, des doigts glacés jouèrent leur sombre mélodie sur ses vertèbres.

Le rêve de la pêcheuse d’ormeaux… Pourquoi fallait-il que cette estampe érotique, qui représentait une femme dénudée en pâmoison sur un bord de plage, en train de subir les attentions intrusives d’une pieuvre géante, lui revienne pile à ce moment-là ?

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