5 - Jen

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Aujourd'hui

Debout devant la fenêtre de ma chambre d'hôtel, je contemple une dernière fois le Sacré-cœur. Deux mois que j'ai fui l'Angleterre pour venir m'installer à Paris, mais aujourd'hui retour à la case départ. Si ça ne tenait qu'à moi, je resterais là, dans cette ville que j'apprécie de plus en plus, avec ses multiples facettes au fil des rues et sa culture infinie. Puis ici, personne n'a cherché à me blesser et je ne pense pas que quelqu'un puisse le faire un jour. Depuis ma dernière rupture, j'ai tiré un trait sur les hommes. Certes ça ne fait que huit semaines que j'ai rompu avec Pete, cependant je refuse de me laisser encore une fois avoir. Etre trahie est la pire des choses qui puissent arriver et pourtant mes deux dernières histoires se sont achevées pour cette raison.

J'ai connu Pete, un des sous-directeurs d'hôtel de mon père, peu de temps après mon retour de New-York. Durant plus d'une année, il a été mon roc, l'épaule sur laquelle j'ai pu m'épancher chaque fois que je me sentais mal. Tel un magicien, il a réussi à me faire sourire, même lorsque plus rien n'allait. Au fil des mois, nous nous sommes de plus en plus rapprochés jusqu'à ce que nous finissions par sortir ensemble. J'ai vécu quatre belles années à ses côtés, avant qu'une nouvelle chef réceptionniste soit engagée. Dès lors, il s'est mis à être de plus en plus distant et rentrer du bureau de plus en plus tard. J'ai eu pas mal de doute, mais je refusais de croire que lui aussi pouvait mener une double vie. L'histoire ne pouvait pas se répéter. Pourtant, il a fini par m'avouer sa liaison avec elle.

Depuis je ne cesse de me demander ce qui ne va pas avec moi pour que je ne fréquente que des hommes qui mènent un double jeu.

— C'est bon, t'es prête ?

Perdue dans mes pensées, je n'ai même pas entendu Leslie pousser la porte de ma chambre. Je me tourne vers elle, afin de lui répondre.

— Bientôt.

— Comment ça bientôt ? s'étonne-t-elle, les yeux aussi ronds que des billes.

Elle porte son attention sur le lit, sur lequel j'ai posé mon sac. Quand elle s'aperçoit que toutes mes affaires sont encore en vrac, elle fronce les sourcils. Je connais ma sœur par cœur et son expression ne me laisse aucun doute sur son mécontentement.

— T'es vraiment sérieuse ? me questionne-t-elle en me fusillant du regard.

Je hausse les épaules.

— Il n'y aurait que de moi, je resterais là. Je n'ai aucune envie de rentrer à Londres. Surtout que dans moins d'une semaine, il y a cette réunion avec tous les directeurs d'hôtel et Pete y sera.

— Tu m'as promis, Jen ! s'emporte-t-elle.

Malheureusement, c'est vrai et elle sait que je n'ai qu'une parole. Alors me rappeler mon engagement revient à me mettre un couteau sous la gorge. Je ne peux pas me défiler. Où avais-je la tête l'autre soir pour accepter de rentrer chez nous ? Pour ma défense, elle semblait si excitée à l'idée de rencontrer ses idoles que je n'ai pas pu refuser.

Ils n'auraient pas pu choisir un autre hôtel londonien que celui de notre filiale. S'ils l'avaient fait, Leslie ne m'aurait sûrement pas autant cassé les pieds.

— Dès qu'ils seront partis, je te promets qu'on reviendra à Paris, si c'est ce que tu veux.

— D'accord, finis-je par accepter, de mauvaise grâce

Heureuse, elle saute sur place avant de se jeter dans mes bras.

— T'es la meilleure Jen. J'en reviens pas, je vais enfin rencontrer S...

Avant même qu'elle finisse de parler, je pose ma main sur sa bouche pour la faire taire. Hors de question qu'elle me donne le nom du groupe ou de l'un de ses membres. Elle sait que depuis mon retour de New-York, je ne veux plus entendre parler de musique. Malgré ses innombrables questions, je l'ai toujours tenu à l'écart de cette histoire qui m'a plongée dans les ténèbres. Il n'y a qu'une seule personne qui connait le père de ma fille de ce côté de l'Atlantique : Antonio, notre chauffeur et mon confident.

En pensant à elle, un poids me comprime la poitrine. Elle me manque terriblement. Sans en être consciente, je pose ma main sur mon ventre, comme si ce simple geste allait me la ramener.

Saleté d'accident !

— Tu penses à elle, n'est-ce pas ? me demande Leslie, en portant son regard sur ma main.

J'opine du chef tandis que les larmes viennent me brouiller la vue. Je lève la tête pour tenter de les maintenir derrière leur prison. Penser à ce jour fatidique me fait toujours aussi mal.

— Je suis désolée, Jen, compatit-elle en venant me serrer dans ses bras.

À la manière d'une mère, elle m'apporte tout le réconfort dont j'ai besoin. Comme à chaque fois depuis ce drame. Sans elle, Antonio et Pete, je ne serais plus là aujourd'hui. Ils ont tous deux été présents lorsque la vie est devenue si dure que je n'avais qu'une envie quitter ce monde.

Ma fausse-couche tardive m'a laissée sur le carreau durant de long mois. Je venais juste d'apprendre que ce serait une petite fille quand un chauffard nous a foncé dessus. Ce soir-là, je devais rejoindre des amis à Chelsfield, où nous devions passer un week-end de détente. Je conduisais tranquillement sur une route déserte quand un camion est venu me percuter de plein fouet. Ça s'est passé si vite qu'il m'a été impossible de l'éviter.

Je me suis réveillée deux jours plus tard à l'hôpital et la première chose que j'ai constaté est mon ventre beaucoup moins gonflé qu'avant. Sur le coup je n'ai pas compris, mais quand j'ai réalisé que ma fille ne bougeait plus, je me suis mise à paniquer. Une infirmière est venue me voir et m'a expliqué qu'ils n'avaient pas pu sauver mon bébé. Elle était encore trop petite. Elle n'a pas survécu. J'ai hurlé à en ameuter tout le personnel. Pourquoi la vie s'acharnait ainsi sur moi depuis cinq mois ?

— Allez, cette fois, il faut vraiment qu'on y aille ! me lance Leslie en mettant un terme à notre étreinte.

Penser à elle vient de me filer un coup de mou. Je ressemble à une limace à présent, incapable de se déplacer rapidement. À travers son regard, ma sœur laisse paraître son exaspération.

— Bouge-toi un peu ! Tu ne crois pas que je vais ranger toutes tes affaires à ta place !

Vu l'état dans lequel je me trouve, ça pourrait être une bonne idée. Néanmoins la connaissant, je sais qu'elle n'en fera rien. Bon gré, mal gré, je finis de préparer mon sac, avec son aide tout de même.

Une fois prêtes, nous descendons à la réception pour les informer de notre départ. Néanmoins, vu que je prévois de revenir sous peu, je leur demande de laisser cette suite disponible pour mon retour.

— C'est noté, mademoiselle Hollister, me sourit l'employée.

Posséder des hôtels aux quatre coins du monde a des avantages indéniables. Même si la vie ne s'est pas toujours montré juste avec moi, je ne peux pas me plaindre de ce qu'elle m'a apporté.

Devant l'entrée, notre Uber nous attend. Quand il nous voit sortir, un homme vient récupérer nos bagages, pour les placer dans son coffre. Nous ne sommes même pas encore montées dans la voiture que Leslie ne tient déjà plus en place. Elle danse et fredonne les paroles d'une chanson qui m'est totalement inconnue.

Je suis vraiment une idiote d'avoir accepté. Jusqu'au concert, elle ne va pas arrêter de me casser les pieds. Heureusement qu'elle n'est pas en droit d'évoquer leurs noms, sinon nos conversations ne tourneraient qu'autour d'eux. Machin par ci, machin par là. L'enfer, en somme.

Dès que nous sommes confortablement installées, le conducteur démarre.

Tandis que nous remontons vers le Nord, je regarde le paysage défiler sous mes yeux. Les quartiers par ici n'ont rien à voir avec celui de Montmartre. Drogue et trafiques en tout genre règnent en maître dans ce secteur. Sans compter les agressions faites aux femmes. Ce n'est pas trop par là que j'irais me balader.

Tandis que Leslie fredonne la musique de son groupe favori, je pense à ce qui m'attend à Londres. Mon père va peut-être vouloir que je reprenne mon poste au sein de la direction, cependant je ne sais pas si je m'en sentirais capable. Même s'il ne peut pas me virer, puisqu'il a cédé à chacune de nous, une part de son empire, il pourrait revoir mes objectifs à la baisse. Et sans, je ne pourrais jamais m'occuper de l'ouverture des nouveaux hôtels à travers le monde.

Au final, ma sœur a peut-être raison de me forcer à retourner dans notre pays.

À plusieurs reprises, le conducteur jette un coup d'œil à Leslie à travers son rétroviseur. Son sourire amusé me laisse penser qu'il doit bien se moquer de cette groupie.

— C'est quel chanteur ? finit-il par lui demander alors que nous récupérons l'autoroute.

Leslie se tourne vers moi, pour me demander mon autorisation. Je secoue la tête. Il en est hors de question.

— Ça va faire cinq ans que tu refuses d'entendre parler de ce qui se passe sur la scène musicale. Je commence à en avoir marre de ne jamais pouvoir en discuter devant toi ! s'énerve-t-elle.

— Quand j'aurais totalement oublié, tu pourras.

— Et il te faudra combien de temps encore ?

— Je n'en sais rien.

Elle me lance un regard désappointé, tout en secouant la tête. Je suis persuadée que dans sa tête, elle doit me traiter de pauvre fille.

Si seulement, elle savait. Un jour peut-être que je lui raconterais toute l'histoire. Si au début, je n'y parvenais pas, car penser à Shawn s'avérait trop difficile, aujourd'hui, c'est à cause de notre fille que je ne peux plus. En tout cas, je viens de lui gâcher son moment de joie.

Les bras croisés sur la poitrine, elle boude, comme chaque fois que quelque chose lui déplaît. Heureusement, ça ne durera pas longtemps. Dans quelques minutes, elle n'y pensera plus et je mettrai ma main à couper que dès que nous serons en plein vol, elle se remettra à danser.

Après une demi-heure de route, nous arrivons enfin à l'aéroport. Leslie n'a toujours pas décroché un mot, depuis qu'elle s'est vexée. Malgré ses vingt-trois ans, elle ressemble parfois à une vraie gamine capricieuse.

Sans lui prêter plus d'attention, je récupère mon sac que le conducteur me tend, puis me dirige vers le hall d'accueil des passagers. J'entends les talons de Leslie claquer contre le sol carrelé. Comme je ne viens de croiser que des hommes d'affaires, ça ne peut être que les siens.

— Tu vas m'attendre, oui ? s'emporte-t-elle.

Je m'arrête net et fais volte-face. Rouge de colère, elle me lance un regard emplit de ténèbres.

— Il me semblait que tu étais pressée, je me trompe ? la taquiné-je.

— Et moi, je croyais que tu voulais rester ?

— Tout à fait exact, mais vu que madame ne veut pas rentrer seule, je suis obligée de la suivre.

— Pauvre fille, va ! me lance-t-elle avant de passer devant moi, à nouveau vexée.

Après avoir franchi la douane, nous rejoignons notre jet. Une fois à bord, nous nous asseyons loin l'une de l'autre. Elle semble me tenir rigueur de notre dernier échange. Ça lui passera et visiblement plus vite que je ne le pense.

À peine avons-nous obtenu l'autorisation de détacher nos ceintures qu'elle se lève et commence à chanter en se balançant de droite à gauche. La poisse ! Je vais devoir me coltiner ça durant une heure entière.

Je ferme les yeux, en espérant pouvoir m'endormir. Même si sa voix est des plus agréables, la voir ainsi me donne le tournis. J'espère que le marchand de sable va vite entendre mes prières.

Pourtant, malgré moi, au lieu de sombrer dans le sommeil, j'écoute les paroles qu'elle enchaîne. Les mots de cette chanson viennent me toucher bien plus que je n'aurais pu le penser.

Le chanteur parle d'une femme qu'il a rencontré et dont il est tombé fou amoureux au premier regard. Après son départ, la vie lui paraît trop sombre. Il la supplie de revenir, que sans elle, il n'est rien, qu'il va vraiment se foutre en l'air si elle n'est pas là pour le remettre dans le droit chemin.

— Cette chanson est du groupe qui débarque à Londres ? m'enquiers-je.

Leslie s'arrête aussitôt et me fixe intensément.

— Ça t'intéresse, maintenant ?

— Je la trouve juste touchante, c'est tout.

— Oui, c'est d'eux. Le leader est compositeur également.

Comme Shawn, ne puis-je m'empêcher de penser.

Je chasse cette pensée direct de mon esprit. Hors de question que je m'attarde sur cet homme qui n'en vaut pas la peine. Si je suis rentrée en Angleterre, c'est pour l'effacer à jamais de mes pensées, pas pour y repenser cinq ans après. Je le déteste plus que n'importe qui, plus que Pete même. La haine que je ressens à son égard est de la même intensité que l'amour que j'éprouvais pour lui.

Leslie recommence à chanter, mais cette fois je préfère la faire taire avant que les paroles viennent à nouveau s'ancrer en moi. Je n'ai aucune envie de dériver à nouveau vers ce blond qui m'a fait rêver pendant des mois.

Lorsque le silence se fait maître à bord, je ferme à nouveaux les yeux et cette fois, je m'endors. Ce n'est qu'au moment où le pilote nous annonce l'amorce de l'atterrissage que je me réveille. J'attache aussitôt ma ceinture et attend patiemment que l'avion bloque ses roues au sol.

— On y est enfin ! s'exclame Leslie en tapant dans ses mains.

La pauvre ! Une véritable groupie. J'espère pour le groupe qu'ils n'auront pas le malheur de la croiser au détour d'un couloir de l'hôtel.

D'après ce que j'en sais, il y a toujours la sécurité pour éviter que ce genre de personnes n'entrent dans l'enceinte des établissements où dorment les artistes. Mais qu'en est-il lorsque la fan déchaînée est déjà dans les murs ?

En même temps, ça pourrait être comique. Rien que de les imaginer en train de fuir ma sœur, j'éclate de rire.

— Qu'est-ce que t'as à rire comme une baleine ? me demande-t-elle au moment où l'avion ouvre ses portes.

— Rien, laisse tomber.

— Jenny ?

Quand elle m'appelle par mon prénom en entier, je sais qu'elle souhaite vraiment une réponse.

— Comme tu voudras. Je pensais juste à toi en train de courir après tes idoles et eux en train de fuir.

— Pfffff. J'ai quand même passé l'âge de ce genre de conneries.

— Vraiment ?

— Ouais. Même si je ne dirais pas non à une nuit dans les bras de...

Elle se retient de justesse avant de prononcer son prénom.

— Merde ! C'est chiant Jen de ne jamais pouvoir prononcer leur prénom devant toi. En plus, t'as eu l'air d'apprécier leur chanson tout à l'heure.

Pour le coup, elle marque un point.

— C'est vrai. Je ne veux pas de prénom, mais si ça peut te faire plaisir, tu peux me le décrire, lui dis-je en détachant ma ceinture.

— Il est super canon. C'est un grand blond aux yeux bleus. Il a posé pour plusieurs magazines, torse nu et mon Dieu, si tu voyais ses abdos, ils sont à se damner.

— Tant que ça ?

— Ouais, lâche-t-elle rêveuse.

Je lui lance un sourire avant de quitter la cabine. Elle me fait trop rire. J'aimerais bien avoir son insouciance, malheureusement ça fait très longtemps que j'ai perdu la mienne.

Quelques minutes après, nous rejoignons Antonio dans le hall de l'aéroport. Ravie de le revoir, je me jette dans ses bras. Tout aussi content que moi, il me rend mon étreinte et nous restons ainsi jusqu'à ce que Leslie y mette un terme.

— Dis-moi, Antonio, est-ce qu'ils sont arrivés ?

Tous deux n'entretiennent pas la même relation que lui et moi. Tandis que la nôtre se situe sur un plan amical, celle qu'il y a entre eux est strictement professionnel.

— Non, mademoiselle. J'ai entendu dire qu'il devrait arriver à l'hôtel d'ici une heure.

— Bien dans ce cas, ne perdons pas de temps. Je tiens vraiment à arriver avant eux.

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