35 - Killian

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Nous sommes tous réunis à la cafète, assis à notre table habituelle, seuls Logan et Lucy manquent à l'appel. Un pincement au cœur me saisit alors que je prends vraiment conscience de la place vacante à mes côtés. Vingt-quatre heures que Lucy a disparu. Vingt-quatre heures que je retiens mon souffle en pensant à ma nouvelle petite sœur. Vingt-quatre heures que je crève d'inquiétude pour elle, au point de n'avoir quasi pas dormi de la nuit. Ne pas la voir me rappelle trop l'enfer que j'ai vécu dans mon ancien bahut.

Lorsque je suis arrivé ici, quelques mois après la mort de Tess, je ne pensais pas que je revivrai un nouveau drame. Si j'avais su, jamais je n'aurais foutu un pied dans cette ville. Je serais resté avec les miens, à faire ce pour quoi j'étais super doué. Manque de bol, ce n'était pas l'avis de mes vieux qui ont préféré m'envoyer chez ma tante. Ou alors, j'aurais peut-être dû écouter Lucy, lorsque je l'ai rencontrée. Me tenir loin d'elle m'aurait sûrement éviter de souffrir une nouvelle fois.

Moi, comme un con, encore traumatisé par la perte de ma frangine, je n'ai pas pu m'empêcher d'aller voir cette fille. Elle semblait apeurée, on aurait dit un petit animal blessé. Son regard m'a trop rappelé celui de Tess, juste avant de partir rejoindre les anges. Je ne pouvais pas laisser les choses se faire sans réagir Il fallait que je l'aide, peu m'importait les raisons. Un peu comme si j'essayais de me racheter après avoir détruit ma frangine.

J'ai vite capté ce qu'il se passait quand Robinson s'est pointé dans la même salle de cours que nous. Quand il a sorti ses merdes, mon sang n'a fait qu'un tour dans mes veines. Il fallait que je la protège, pour qu'elle ne subisse pas le même sort que celle que je pleure depuis presque un an.

Au fil des jours, j'ai appris à découvrir Lucy, une fille brisée par la vie. Comme moi. Pourtant, elle avait une grande bonté de cœur. Elle a toujours été là quand j'avais besoin d'elle. Quand mes pensées se barraient vers Tess, elle savait comment me ramener. Comment m'aider à affronter mon deuil. Sans elle, je crois que j'aurais replongé dans mes conneries. Elle a été le radeau auquel j'ai pu me raccrocher alors que sa propre barque était en train de couler.

Je me demande encore comment elle a réussi à pardonner à Logan, Kate et Reed tout le mal qu'ils lui ont fait. Tess n'a pas eu autant de force, elle a préféré se jeter dans le canal.

Lorsque je suis tombé sur sa lettre d'adieu, j'ai vite compris où elle se trouvait. Elle avait toujours aimé flâner aux abords du canal. Elle disait qu'il n'y avait aucun endroit plus beau et plus apaisant. Si elle devait en finir avec la vie, ce serait ici. Quand je m'y suis rendu, une masse de personnes s'était déjà agglutinée autour des secouristes. Je me suis frayé un chemin tant bien que mal entre toutes ces silhouettes. J'ai vu des hommes impuissants à réanimer ce corps aux couleurs caractéristiques d'un noyé. Je me suis écroulé au milieu de la foule. J'étais arrivé trop tard. Rien ni personne ne pourrait jamais me ramener ma petite sœur. Tous mes rêves, tous mes espoirs, se sont envolés en même temps qu'elle. Ce jour-là, mon cœur a cessé de battre et je suis devenu un monstre, froid et cruel… jusqu'à ce que je la rencontre.

Lucy est la fille la plus forte que je connaisse, mais j'avoue que je ne sais pas dans quel état on va la retrouver. L'autre salopard qui lui sert de beau-père est un psychopathe, prêt à tout pour assouvir ses pires pulsions. Ce que cet enflure risque de lui faire subir, me file la gerbe. Les mots qu'il nous a balancés, le jour où on s'est pointés chez lui, me donnent des putains de frissons.

Je me jure, à cet instant, que si la police ne l'a pas retrouvée dans quelques jours, je me rendrais à Boston pour demander de l'aide. La prochaine personne qu'il risque de trouver face à lui pourrait lui donner des sueurs froides, bien pire que moi. À côté de mon cousin, je suis presque un gentil. Si je m'arrêtais à la torture, lorsque j'étais sous l'emprise de la bouteille, lui tue sans état d'âme, même à jeûn.

Par contre, là où je flippe carrément, c'est de savoir que Gabson appartient au gang de la ville. Si Lucy tombe entre leurs mains, on ne pourra jamais l'en sortir. J'ai eu quelques échos sur eux en quittant Boston, ce qu'ils font aux femmes est d'une horreur extrême. Des esclaves sexuelles, voilà ce qu'elles sont.

Putain, je me sens tellement impuissant !

Lucy me manque atrocement, j'aimerais tellement la serrer dans mes bras. Je n'ose même pas imaginer ce que ressens mon nouveau pote. Il faudrait être aveugle ou complètement stupide pour ne pas remarquer à quel point il est dingue d'elle.

Debbie m'a dit que la douleur a terrassé son frangin. Depuis la veille, il reste cloîtré dans sa piaule. Apparemment, il a hurlé sa haine face à ce salopard en saccageant tout ce qu'il lui tombait sous la main. Quand elle est allée le voir, il s'est effondré et a chialé une bonne partie de la nuit dans ses bras, jusqu'à ce qu'il s'endorme. Ce matin, il était totalement amorphe, comme mort. Je ne connais que trop bien ce vide dans lequel il se situe. On préférerait crever que de ressentir la moindre émotion, parce qu'elles sont bien trop douloureuses. Bien trop dévastatrices.

La première fois que j'ai vu ce gars et son air supérieur gravé sur sa gueule, j'ai eu envie de l'éclater. Pour moi, il n'était qu'un connard sans cœur, un type comme celui qui a bousillé la vie de ma sœur. Un petit merdeux, qui se croit au-dessus de tout, parce qu'il est populaire. Tout comme je l'étais aussi avant la disparition de Tess. À croire que partout dans ce pays, les sportifs sont vénérés comme des dieux.

J'ai fini par capter que les sentiments qu'il portait à ma petite sœur de cœur, étaient d'une toute autre nature lorsqu'il est venu me demander de m'éloigner d'elle. Dire qu'il a haï que je le rembarre serait un euphémisme. Je me marre encore en revoyant la gueule qu'il tirait ce jour-là. Il venait de trouver un adversaire à sa taille, ce con. Par la suite, il n'a pas arrêté de mater dans notre direction dès que j'étais avec elle. Chaque fois qu'il posait son regard sur nous et que je le captais, j'en rajoutais une couche pour le faire chier. Sa jalousie lui aura valu le pire tour de ma part quand je suis allé jusqu'à embrasser Lucy pour le foutre hors de lui. En même temps, il l'avait bien cherché. Face à moi, il n'avait plus aucune chance de blesser Lucy.

Depuis qu'il est avec elle, nous avons appris à nous apprivoiser tous les deux. Nous avons même fini par devenir potes. S'il a besoin de moi, je ne le laisserai pas tomber. Je ne suis pas ce connard de Robinson. Je sais à quel point la douleur peut être écrasante lorsqu'on perd la personne qu'on aime le plus. Je l'ai vécu une fois et je le vis à nouveau. Cette souffrance vous arrache le cœur, morceau par morceau. Elle ne vous laisse aucun répit. Jour et nuit, elle est là, sournoise, cherchant à vous anéantir. Mais cette fois, je ne flancherai pas. Trop de monde a besoin de moi, à commencer par les deux Baldwin. Et je veux être présent le jour où on la retrouvera.

Je jette un coup d'œil à Debbie, assise à ma droite. Ses yeux sont rougis comme ce matin, elle a encore dû pleurer avant de venir nous rejoindre.

Ma main vient se poser sur la sienne en guise de soutien. Même sans qu'elle le dise, je sens qu'elle en a besoin.

—On la retrouvera, lui dis-je pour la rassurer, mais ma voix sonne faux, comme si je n'y croyais pas moi-même.

Elle lève son regard triste vers moi, puis hoche la tête. J'ai l'impression qu'elle non plus n'y croit pas.

On dit que les quarante-huit premières heures sont décisives pour retrouver quelqu'un, il n'en reste que vingt-quatre. Pour le moment, les recherches n'ont rien donné, même pas une piste potentielle, d'après les dires de la frangine de mon pote.

—Debbie ? Je peux te parler ? entends-je.

Putain, c'est qui, ce con ? On n'a pas besoin qu'un emmerdeur vienne nous faire chier !

En tournant la tête, je découvre l'intrus. Robinson. Logan ne l'a pas raté hier, son arcade sourcilière porte des points de suture, il peine à ouvrir son œil gauche tant il est enflé et son nez semble comme écrasé.

Si Debbie ne m'avait pas demandé de l'empêcher de faire une connerie, je l'aurais bien aidé à rendre ce type méconnaissable. L'envie ne m'en a pas manqué. Encore aujourd'hui, je regrette de ne pas l'avoir cogné, mais elle avait besoin que j'arrête son frangin. Je l'ai fait pour elle. Voir cette fille si débordante d'énergie en temps normal, complètement anéantie m'a beaucoup touchée sans que j'en comprenne vraiment la raison.

Je ne sais pas ce qu'il fout ici, mais le voir me fout la haine. Si Lucy n'est plus là, c'est la faute de cet enfoiré. J'en suis autant convaincu que Logan l'était hier et doit encore l'être aujourd'hui. Je serre les poings à m'en faire blanchir les phalanges, tellementt je suis furax qu'il ose se pointer devant nous. Je n'ai pas trop envie de me battre aujourd'hui, mais s'il emmerde Debbie, je n'hésiterai pas à lui en coller une.

—Non, lui répond-elle sur un ton qui donnerait des sueurs froides même à un glaçon.

—C'est vraiment important. Il faut vraiment que je te parle.

Elle soupire d'agacement tandis que d'un simple regard, je tente de faire capter à ce mec qu'il ne faut pas qu'il me pousse à bout.

— S'il te plaît, insiste-t-il.

—Alors, fais-le ici, devant tout le monde.

Il nous jette à tous un bref regard, avant de reprendre la parole :

—Seul à seule, s'il te plaît.

À mon avis, la façon dont on le matte ne doit pas trop lui donner envie de rester. Et pour cause, je ne suis visiblement pas le seul à avoir envie de lui en balancer une. Kate tient sa fourchette un peu trop fortement pour qu'elle soit vraiment calme.

—Si tu veux vraiment me parler, fais-le devant mes amis. Je ne te suivrai pas Chris, lui rétorque Debbie, toujours aussi tranchante.

Quand il hoche la tête, je pense qu'il va nous foutre la paix, mais, il reste planté devant nous, à nous observer tour à tour.

—Chris, si tu n'as rien à dire, tu ferais mieux de dégager, lui conseille Reed.

—Je suis désolé pour Lucy, dit-il en baissant les yeux. Je ne savais pas. Je ne voulais pas de ça.

Il laisse passer un blanc avant d'ajouter :

—Debbie, je voulais juste que Logan sache que je m'en veux terriblement pour ce que j'ai fait.

Tandis que je m'étrangle avec mon verre d'eau, Deb ricane. Ce son n'a absolument rien d'agréable. On peut entendre combien elle est outrée qu'il puisse sortir une telle connerie.

—Je suis certaine que mon frère adorera que je lui rapporte que son ancien pote est venu me voir parce qu'il se sent mal, crache-t-elle, ironique. Je t'assure que ça va vraiment lui remonter le moral, maintenant que la pire ordure sur Terre va pouvoir détruire la fille qu'il aime.

Déstabilisé par la répartie de la jolie brune à ma droite, Chris blêmit et ferme les yeux.

—Je voulais juste que Lucy foute la paix à ton frère, dit-il en rouvrant les paupières.

Je darde un regard sur lui. Il ferait mieux de se casser avant que je ne puisse plus me retenir.

—C'est réussi, non ? craché-je.

Il secoue la tête.

—T'es vraiment, un connard, l'insulte Kate. Logan était heureux avec elle. Si tu l'avais écouté, ne serait-ce qu'une seule fois, tu saurais à quel point, il était bien avec elle !

—Comment tu as pu en arriver là ? Lui demande à son tour Reed, dépité par l'attitude de son coéquipier. Je crois que t'as zappé l'esprit d'équipe, mec. C'est tous pour un et un pour tous. T'as pensé en putain d'égoïste !

—Les voir ensemble me donnait la gerbe, tente-t-il de nous expliquer mal à l'aise. Cette fille…

À ses derniers mots, je bondis sur mes pieds. Il vaut mieux pour lui qu'il ne sorte pas le fond de ses pensées, sinon je vais lui éclater la tête. Et vu comme les autres gars de son équipe le regarde, je ne pense pas que grand monde lui vienne en aide.

—Quoi, cette fille ? demandé-je, avec fureur.

—Cette fille n'est pas pour lui. C'est tout ce que je voulais dire.

Je secoue la tête et reprends ma place sur ma chaise.

—Comment peux-tu savoir ce qui est bon pour Logan ou pas ? lui demande Kate. Quand il m'a expliqué ce qu'il ressentait pour elle, je n'ai pas jugé. Logan était heureux et ça me suffisait.

Elle se lève pour quitter la table, hors d'elle.

—Si j'avais su qu'il voulait l'enlever, je vous jure que je ne lui aurais rien dit. Croyez-moi je suis sincèrement désolé, ajoute-t-il.

Putain, Lucy a été kidnappée parce que cet enfoiré ne supportait pas de voir son pote avec ma petite sœur !

Il nous lance un dernier regard, avant de nous foutre la paix.

Des murmures s'élèvent sur son passage. Tous le dévisageant avec dédain. À l'instant où il s'en est pris à ce qui était le plus cher au gars le plus populaire de ce bahut, il a tout perdu.

Je reporte mes yeux sur Debbie. Des larmes roulent le long de ses joues, elle a dû avoir les mêmes pensées que moi.

— Eh, viens là, lui dis-je en lui ouvrant mes bras.

La fin du repas se passe dans un silence de mort qui me rappelle le jour où je suis revenu dans mon ancien bahut après le décès de ma sœur. Seuls des chuchotements s'élevaient sur mon passage comme si parler en ma présence était devenu tabou. Certains me regardaient avec pitié. D'autres que je ne connaissais ni d'Adam, ni d'Eve sont venus me presser l'épaule ou le bras, comme si on s'était toujours côtoyés alors que je ne leur avais jamais adressé la parole.

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