Aujourd'hui je fais le marché

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 « Aujourd’hui je fais le marché » dis-je à M’man et lui répète-je une seconde fois car elle devient sourde, avant de la laisser dans son fauteuil d’hôpital. J’emporte avec moi un sac de provision, assez d’argent pour le remplir de produits frais et une liste papier dans ma poche. On peut dire que j’ai de la chance, la place du marché est à deux pas, juste de l’autre côté d’un pâté de maisons. Ainsi il est huit heures à peine passé de quelques minutes quand je pénètre entre les étals. L’animation commence juste à venir à mes oreilles et les gens tournent autour de moi.

Pourtant… aujourd’hui et encore plus maintenant que je suis sur place, rien ne me fait envie.

Il y a une semaine, ma mère a fait une chute chez elle et elle s’est heurté la tête. Elle a dû rejoindre l’hôpital en urgence. Diagnostic rapide et quelque peu terrifiant : ma mère a perdu une partie de ses capacités cognitives. Alors quand j’ai été mis au courant je l’ai rejointe à l’hôpital. Avec l’aide du médecin j’ai tout fait pour qu’elle retrouve la mémoire. Avec cette mémoire reviendra son esprit et sa faculté de mobilité. C’est du moins l’espoir donné par « de précédents cas », dixit le médecin. Si ma mère n’est néanmoins pas au plus mal, moralement, de mon côté je n’ai vraiment pas la grande forme. Je suis même abattu. Au début, la possibilité que ma mère disparaisse m’a fait très terrorisé, et cette terreur ne m’a pas encore lâchée. Puis j’ai vu et j’ai soutenu la seule femme qui m’aime et que j’aime dans ses moments d’« absence » sans qu’elle puisse me dire un mot ni un sourire. Ces choses m’anéantissent encore aujourd’hui.

En journée, au travail, je suis incapable de me concentrer et je suis souvent submergé d’une grande envie de pleurer. Heureusement j’ai un patron humain et compréhensible tandis que la course à la compétitivité est pour moi au point mort. Pire, j’ai déteins sur quelques-uns de mes collègues qui font à peine mieux, par empathie.

Les étals du marché : c’est un peu de fraîcheur et de naturel dans une ville où tout est artificiel. Me voici à philosopher pendant que je marche entre les gens. Ma foi, après tout, la marche aide à penser, c’est du moins ce qu’enseignait Aristote en son temps. Une époque bien lointaine de la nôtre. C’était une époque où, j’imagine, il y avait bien moins d’échoppes sur les marchés. Il y avait autant moins de marchands que de choix dans les aliments proposés sur les étals. Le marché est aujourd’hui si grand qu’on peut s’y perdre. Comme là, je crois m’être perdu.


 Je reprends pleinement possession de mes esprits lorsque je m’arrête devant un présentoir peu commun pour un marché urbain. Un adolescent au visage sale et à l’allure triste est assis sur sa chaise. Il attend que l’on vienne acheter ce qu’il a à vendre. Mais encore faut-il saisir ce qu’il vend. Sur la table devant lui se trouve une multitude de bocaux de tailles différentes qui renferment des choses, des choses diverses, ça oui, mais surtout des choses étranges. Il y a devant moi un tout petit bocal qui ne renferme rien de visible. Sur l’étiquette collée sur le verre je lis : « Bruits de pas de chat ». Sur un autre, un grand et imposant bocal je remarque assez difficilement qu’il y a du liquide au fond. Sur son étiquette je déchiffre entre les tâches de saletés : « Crachats d’oiseaux ». Je crois même voir du coin de l’œil sur un bocal voisin : « Âme humaine », ou rêve-je ?

Je n’accepte pas facilement ce que je vois. Alors d’un ton étonné et hésitant j’entame la conversion avec l’enfant qui sursaute à ma voix :

« - Bonjour, excusez-moi, mais… qu’est-ce que vous vendez ?

- Qu’est-ce que vous achetez ? » Me répond-il directement. Sa question me prend un peu de court, sans réfléchir je continue :

« - Je ne pensais pas acheter quelque chose, je fais juste le tour du marché pour me promener.

- Il y a un parc pour se promener. » Une fois encore la réponse est rapide. J’aurai pu me sentir agressé par celle-là mais le ton utilisé par le jeune adulte est si calme, posé et pourtant naïf et innocent que rien ne me fait croire qu’il se paye ma tête. Alors je reprends la discussion :

« - C’est vrai, mais j’ai une petite préférence pour le marché, il permet de voir, croiser et parler avec les gens.

- Ah les gens. Les gens ! Ils sont toujours pressés, toujours en retard. La meilleure discussion que vous pouvez avoir avec eux c’est de leur dire quelle heure il est. » Cette discussion est surnaturelle. Un enfant divague devant mes yeux comme si l’esprit d’un vieillard bourru avait pris quartier dans un corps puéril. Je tente quelque chose.

« - L’originalité a fait que je vous ai posé une autre question : qu’est-ce que vous vendez ?

- Qu’est-ce que vous achetez ? » Me répond-il comme la première fois. C’est raté pour moi. Mais il me vient une autre idée que je soumets au vendeur.

« - Vous avez en ville un magasin où je pourrai retrouver vos produits et peut-être d’autres ? » Une idée folle. Elle pourrait m’emmener bien loin. Mais en partant d’où je suis, mon meilleur espoir c’est d’oublier quelque peu les soucis.


 Sans dire un seul mot, le mystérieux marchand me tend un papier, noircit de saletés, sur lequel j’arrive à lire une adresse. Intrigué, je m’y rends d’un pas décidé qui m’étonne un peu. Le magasin, s’il existe, est situé dans un quartier de la ville pas très loin d’ici. Je ne prends ni le métro ni un taxi pour me rendre à l’adresse, je préfère, dans la situation, marcher. Marcher et songer à ce qui s’est passé et imaginer ce qui m’attend. Hormis une petite pensée pour ma mère que je vais retrouver après ma sortie et à qui je vais raconter toutes mes aventures, je ne songe plus qu’à ce magasin. Il semble posséder mon esprit

Mais à quoi bon y faire des suppositions et des hypothèses ? Ce magasin sera ce qu’il est et vendra ce qu’il a à vendre. Je suis réaliste, on ne peut proposer à la vente quelque chose qui ne se vendra pas, quelque chose que personne ne va acheter parce que c’est inutile. Et si on n’arrive pas à vendre quoique ce soit, un magasin ne peut pas subsister et il met la clé sous la porte. Je ne suis pas du coin, peut-être que ce n’est pas la première fois qu’il y a cet enfant qui vend sur le marché des produits bizarre. Mais il n’avait pas l’air d’avoir vendu beaucoup de chose dans la matinée, personne ne se pressait devant l’étal et la table était pleine de bocaux sans aucun espace vide ni autre signe que des produits aient disparus.

A force de tergiversations mes pas m’ont amené non loin de l’adresse indiquée sur le papier. Il faut alors que je me concentre pour trouver le bâtiment. Je n’ai aucun nom de magasin, juste le numéro de la rue. Je suis malheureusement dans la vieille ville, dans des rues que je ne connais pas du tout et où les façades des bâtiments sont vieilles et usagées. Les inscriptions sur les murs sont effacées depuis bien longtemps. Je prie intérieurement d’avoir de la chance.


 Il semble que j’en ai. Dans cette rue les bâtiments ont l’air de se disputer le prix de la rusticité et celui de l’austérité. L’un deux se démarque de manière évidente, un peu comme s’il avait raté le top départ de l’épreuve. Il illuminé de partout, il a des vitres neuves, le bois de la porte et de l’assemblage extérieur est rénové et il y a aussi une enseigne au-dessus de l’entrée. Elle ne ressemble vraiment à rien et n’indique rien de commun. On dirait une longue tige d’une fleur enroulée sur elle-même… ou bien un escargot ? Qu’importe, je ne fais aucun rapport avec ce que je crois savoir pour l’heure de ce magasin.

Je lis au-dessus de ma tête « Enrichissez votre Intérieur ! », j’ai la conviction immédiate d’être au bon endroit et je passe la porte. Elle grince comme si elle était vielle et le son bourdonne étrangement à mes oreilles. Une vague de fraicheur trop vive m’assaille, je ne retiens pas un petit frisson. M’englobe ensuite une odeur inconnue assez immonde. Une image me parvient pour décrire cette odeur mais elle est sans doute insupportable : un concentré d’urine post asperge. Me dira-t-on que les toxines desquelles les asperges libèrent notre corps sont bonnes pour les plantes ?


 Même si le monde entier m’avait averti de ce que j’allais trouver à l’intérieur, mon étonnement et mon incompréhension auraient été les mêmes. Il n’y a rien à l’intérieur… Ce n’est cependant pas une salle vide. Il y a des étagères, des tables, un comptoir au fond et des rayons comme dans tout magasin normal qu’il vende des fleurs et des plantes ou de l’électro-ménager. Mais il n’y a rien sur les étagères et dans les rayons.

Après avoir fait quelques pas entre deux meubles vides bien entretenus, je décide de m’approcher du comptoir. J’ai l’infime espoir qu’il y ait quelque chose derrière. En même temps je hèle :

« - Il y a quelqu’un ? »

Petit silence où je pourrai entendre voler les mouches ou courir les souris dans les murs, malheureusement il n’y a ni l’un ni l’autre de ces animaux ici.

« - Je suis venu ici pour acheter quelque chose »

Alors que je me tends un instant au-dessus du comptoir pour regarder derrière, une personne apparait à cet endroit et me surprend juste à la fin de mon exclamation.

« - Bonjour ! Que voulez-vous acheter ? » Me demande la petite fille qui, selon mon estimation de la proportionnalité de sa taille avec l’âge que son visage laisse présumer, dépasse d’une manière étrange et dérangeante d’une tête le buffet.

Sidéré par cette situation sans sens, je mâche d’abord mes mots avant de reprendre plus audible, avec une petite ironie :

« - Qu’est-ce que vous vendez ?

- Tout ce que vous voulez. Tout ce que vous désirez. Même ce que vous pensez impossible.

- Comment ça ?

- Dites une chose que vous voulez et je vous dirai si je peux vous le vendre. »

J’ai du mal, beaucoup de mal à saisir ce qu’il se passe. Outre le fait de parler à une plus jeune enfant encore que le garçon au marché mais qui a autant de platitude d’expression, je me remémore la situation dans laquelle je suis. Je me trouve être dans un soi-disant magasin, il est vide et en fait je n’ai rien à d’acheter. Depuis le début, une liste de course, j’ai jusqu’à oublier que j’en ai une dans la poche. Ahuri, je me déconcentre l’ombre d’une seconde et mon esprit me fait articuler :

« - Si je vous demande d’avoir une mère en pleine santé… vous me dites… ?

- Que vous ne le désirez pas car vous l’avez déjà ! Autre chose ? » Au risque de me répéter, je ne comprends rien et de plus en plus je me sens sombrer dans la folie.

Comment en serait-il ainsi ?... comment en serait-il ainsi ??... me répète-je dans la tête. Une larme se forme sous mon œil droit. La sensation d’être triste à la pensée de ma mère me fait revenir entièrement à moi. La discussion n’est pas finie et j’aimerai bien en savoir plus.

« - J’aimerai acheter des médicaments pour soigner ma mère.

- Votre mère n’a pas besoin de soin, comme je vous l’ai dit.

- Comment cela ?

- Je ne vends que ce que vous désirez vraiment. » Je repère le tout discret haussement d’épaule de la jeune fille. La dernière question que je lui ai posée m’a totalement fait non pas douter mais observer plus attentivement et sévèrement la « vendeuse ». A son geste je suis persuadé de la conclusion suivante : soit elle se fiche de ma tête soit elle dit la vérité. Cette vérité est tellement inimaginable que je choisis de tester la crédibilité de la petite personne en face de moi. Alors je commence à chercher ce que j’aimerai acheter. Je peux demander tout ce que je veux, c’est ce qu’elle a dit… Il faut avouer que même en me sondant profondément je ne trouve pas grand-chose, voir même rien… je ne désire rien. Plutôt, je ne désire rien d’autre que la santé de ma mère. Alors que fais-je dans ce magasin ? La santé s’achète-t-elle ?


 Cette question me fait reprendre conscience au milieu du marché, la main tendue devant moi, montrant à mes yeux la liste de course. Mon doigt est posé sur une rature : « la santé de maman ».

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