La Horde et la harde

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Musique d'accompagnement :
Fever Ray – The Wolf
https://youtu.be/Q1UAjpQVeFc



Une silhouette rouge progresse à plat ventre sous la lumière rasante du matin. De dune en dune, elle rampe, se glisse sous les rafales violentes qui emportent les insouciants.

Elle se réfugie derrière une saillie rocheuse et se soulage – son excuse pour s'être absentée –, puis sort de sous sa robe le peu de nourriture qu'elle a maraudé. Elle ne le mange pas, pourtant, mais le tend à une forme partiellement ensevelie. Une petite main amaigrie s'en saisit, et porte le beignet à la bouche de l'enfant interdit.

Sa mère parfait son camouflage, tasse du sable de-ci de-là, mais ne l'enlace pas, trop pressée pour ces élans d'affection.

Elle s'aplatit à nouveau, se dirige vers les tentes quand le profil hérissé des montures de la tribu masquée émerge des vents ensablés. Des cris s'élèvent à mesure que leurs lances s'abattent. Les assaillis ripostent, mais la tempête dévie leurs flèches ; et les cornes des bêtes brisent leurs sagaies ; et les pointes de pierre brisent leur chair et leur volonté.

Les grands yeux de l'enfant caché s'écarquillent ; il n'a jamais rien vu de tel. Il s'arrache à la scène effroyable, cherche le soutien rassurant de sa mère, mais... elle semble aussi terrifiée que les hommes et les femmes dépecés.
Il comprend, désormais. Leur sort est scellé.

Sur fond de cris, de meurtres et pire, sa mère se rue vers lui, le berce, le serre, lui ordonne de s'enfuir ; de partir loin, loin. Loin des ravisseurs. Sa petite figure vêtue enroulée dans son étoffe sablée reste campée.

— Viens avec moi.

Elle frappe l'erg du pied.

— Pars !

Il échappera à leur regard, espère-t-elle.

Stoïque. Il ne la quittera pas. Qui le protégera s'il s'en va ?

Elle lui caresse la joue, lui fredonne une berceuse mille fois entendue.

Ne meurs pas, mon petit, ne meurs pas

Si tu meurs, mon petit, si tu meurs...

Si tu meurs, mon petit, maman pleure

Une lance de pierre tranche ses vers. Son sang se répand sur le rouge de sa robe. Son voile continue de claquer dans le vent.
À deux pas d'une lance aveugle qui déjà s'éloigne, l'enfant admire son regard glacé ; contemple sa dépouille immobile. Elle pouvait vraiment mourir, alors. Il croyait sa mère éternelle, jusqu'à preuve du contraire.

Le lancier s'en est allé. L'enfant est sauf. Plus qu'à rester caché.
Se terrer. Se camoufler. Il s'y est toute sa vie entraîné.
Il se lève, pourtant. Certain, pour la première fois, de la raison de sa naissance, de ce pour quoi on l'a sauvé.
Sans s'attarder sur celle qui se préoccupait de lui, à l'époque où lui-même ne s'en souciait pas, il abandonne son sablevoile aux rafales ; marche de toute sa hauteur dérisoire, prend le risque de se faire emporter par les vents.

Une arrogance fière guide ses pas. Il s'avance en vainqueur parmi les corps ruinés qui l'ont toujours hué, refoulé, abandonné. Conquérant des trépassés, il brave les masques effrayants, affronte ces remparts contre les attaques du vent, contre les vengeances condamnées.

Le souffle des cieux le pousse au cœur du charnier où le massacre se poursuit. Mais comme pour donner un sens à sa vie, la mort, elle aussi, l'éconduit.

Ses yeux secs et austères repèrent le chef ennemi, étincelant sous les rayons ardents ; couvert de pierres précieuses. Une par tribu anéantie, dit-on.

Nulle parcelle de sa peau n'est à la merci des feux célestes. Sur le visage émacié de l'enfant, un sourire fin se dessine. Le chef ennemi plisse les yeux ; se penche, cliquetant, sur sa monture et se fend d'un rictus dissimulé.

Une bourrasque sablonneuse et ses relents mortuaires agacent la bête accablée. Mais ni l'homme, ni l'enfant ne cillent.

*

Il s'est traîné droit vers le chef, ce gamin. On saccageait sa tribu et on le menaçait de nos sagaies, mais il s'en foutait. Lui, il souriait comme un benêt.

Il nous a fixés avec ses yeux creux, nous défiait de le saigner. Tout flanqué de lances, il a pas bronché. « Je veux devenir pilleur », qu'il a dit. On s'est tous esclaffés. Sauf le chef.

T'as des tripes, mais t'es gringalet. On ferait quoi de toi ? Tu vaux que dalle.

— Pour l'instant.

Le chef a lâché un petit rire intrigué.

C'est ce que tu veux ? Prouve-le.

Il lui a tendu un couteau de pierre. Le gamin l'a empoigné et l'a regardé, comme s'il savait pas quoi en faire. Il m'a fixé, l'air de débattre si c'est l'un de nous qu'il devait buter. Alors on l'a aidé à se décider. À ses pieds, on a poussé les captifs. Et le gamin s'est planté devant son ancien chef. Il l'a toisé pour la première, pour la dernière fois.

Il l'a tailladé. Vite et bien. Comme un tueur, comme un vaurien. Comme un des miens.

*

Sur des sables gorgés de sang, l'enfant surine guerriers et vieilles femmes. Les éteint les uns après les autres.

Une main parée de bijoux arrête son poignard à fleur de gorge d'une jeune fille.

Pas celle-là. Elle servira.

Le garçon en doute : elle le dépasse à peine. Mais peu importe.
Il rend au chef son couteau sanglant. Le géant doré éclate d'un rire gras.

Tu me plais, gamin. Elle était pourtant pas bien douée, ta tribu. Si je m'attendais à ce qu'elle recèle une perle comme toi !

Même masqué, ses hommes devinent son sourire satisfait. Le joyau de cette tribu démunie, ce sera lui : l'enfant interdit.

Son bras-droit hisse la nouvelle recrue sur son destrier. L'enfant fluet se cramponne aux cornes de la bête exotique.

Ils sont vraiment de ta tribu ?

Le garçon hausse les épaules.

Ils l'étaient.

— Pourquoi t'es tellement plus maigrichon qu'eux ? Je pourrais te casser d'un seul doigt.

Il dévisage les esclaves qui s'étaient un jour permis de nier jusqu'à son existence.

Mon oncle a souillé ma mère. Et c'est aussi mon père.

Le chef tend la main ; la pose presque paternellement sur la frêle tête.

Vivre n'est jamais ton propre péché.

Il se tait un instant ; ébouriffe la tignasse éparse.

C'est celui de tes parents. C'est eux qu'on aurait dû punir, pas toi.

Les grands yeux – trop grands pour un si petit corps – contemplent le carnage.

Ils sont punis.

Le chef acquiesce. Ses colliers cliquettent.

Bien.

Il éperonne son šian et souffle un mot dans le vent. Un nom. Celui de l'enfant. Il s'appelle Talo, à présent.

Talo bombe son maigre torse. Il a triomphé de tant et tant d'obstacles.

Il se dresse sur la selle. Sa selle. Parmi sa tribu saccageuse. En tête de file, loin devant les bêtes et les filles encordées que traînent les ravisseurs.

La seule chose qui me tuera, maintenant, c'est la mort elle-même.

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