La Malédiction des femmes

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Musique d'accompagnement :
FlyByNo – Coriolis
https://youtu.be/s4UdSiRSIyQ



La jeune fille cesse de moudre. Elle ne peut pas. Elle ne peut plus.

Elle se recroqueville sur le sable brûlant, les mains serrées et les phalanges blanchies. Confuse. Chagrine.

— Yanni, pourquoi est-ce que j'ai fait ça ?

Les sanglots couvrent le vrombissement des insectes et le clapotis des enfants jouant dans la source. Yanni hausse un sourcil, puis le laisse retomber. L'adolescente n'attend pas de réponse. Elle a fait ce qu'elle a fait, et voilà tout.

— Il m'aime, maintenant ! Owan ! Owan vieux et moche ! Pourquoi est-ce que j'ai envahi ses rêves ? Pourquoi je ne l'ai pas laissé tranquille ?

— Peu importe tes raisons, jeune fille. Tu l'as ensorcelé. Il convient d'épouser le pauvre homme, à présent. Ne le laisse pas dépérir dans ta malédiction.

Il y a de la remontrance dans le ton de Yanni. Les folies des jeunes femmes... Envoûter les hommes comme s'il s'agissait d'un jeu. Bien fait pour elle.

L'enfant chute au sol. S'enterre la tête dans les mains, tremblante.

Ketti les rejoint, le pas alourdi par une pile de lessive sous le bras.

— Un peu de tolérance, Yanni. Le maléfice est difficile à contrôler. Moi, je n'ai jamais réussi à captiver les garçons que j'aimais. Toujours leurs pères et grands-pères.

Un sourire triste habille son visage, comme une ride de plus.

— C'est une bonne chose que je ne sois pas chasseur, vu comme je manque mes cibles.

Yanni se détend. Elle aussi, elle a peiné avec l'envoûtement. Elle pousse un soupir défait.

— Quand mes cheveux étaient encore sombres, j'avais souhaité qu'Anpani me succombe. J'avais réussi, en quelque sorte. Il m'avait voulue, a repoussé le sort au fond de mon corps et m'a abandonnée, à nouveau libre de mes filets. Et après chacun de mes souhaits en rêve, il me rendait mon maléfice et repartait. Alors peut-être que ce n'était pas si terrible qu'il ne m'aime pas. Peut-être...

La jeune fille lève les yeux.

— Je peux défaire le sortilège ?

— Si tu le laisse le replacer en toi, c'est possible.

Elle frémit.

— J'y suis obligée... ?

Ketti la contemple tristement.

— Ma douce, tu le devras lors du mariage, quoi qu'il en soit.

— Ce sera trop tard. Il me gardera pour épouse, même sans l'enchantement.

— Il n'a pas le choix. Personne ne voudra d'une fille salie. Pourquoi crois-tu que Yanni est restée sans union ?

Le regard de Yanni croise celui de l'adolescente. Elle y lit de la mélancolie. Un soupçon d'envie.

— Ça ne marche pas toujours, dit la vieille femme d'une voix sombre. Celui qui a pris ma sœur... Elle n'aurait jamais dû le maudire. C'était trop pour lui, elle l'obsédait. Il ne pouvait plus cesser de s'en saisir, de lui rendre son ensorcellement. Rien n'y a fait.

Nouvelle crise de larmes. Yanni réalise son erreur. La fille est aussi inexpérimentée que sa sœur regrettée. Elle parvient à trouver un peu de sympathie.

— Ce n'est pas nécessairement sinistre ! Pense à Tressa, tu te souviens de Tressa ?

Ketti acquiesce.

— Elle avait de forts maléfices. A subjugué tous les hommes de la tribu. Ses sœurs étaient déjà mariées aussi, alors son père lui a laissé un peu de choix. Pas son favori, bien sûr...

— En même temps, il avait quoi ? À peine cinq ans de plus qu'elle ? Comment est-ce qu'elle a pu croire qu'un garçon ferait un mari convenable ?

— Les rêves de la jeunesse, Yanni. Quoi qu'il en soit, elle a pu épouser un homme plutôt jeune, de l'âge de son père. Pas trop laid, et assez gentil.

— On l'enviait toutes, je me souviens.

— Il s'est mis à la répugner après leur union, par contre. Il détestait s'être fait maudire, sans doute.

— Il faut dire qu'elle avait joué avec son âme. C'est grave.

Yanni se tait, se souvient de la fille en pleurs. Un nouveau sanglot. Mieux vaut cesser les discours culpabilisants.

— Il lui a rendu son sort, bien sûr, et l'a modelé en enfant. Donc tout n'est pas noir ! Elle adorait ses petits chéris.

— Mais je ne veux pas un enfant d'Owan !

Ketti tapote les boucles échappées de ses tresses.

— Tu dis ça maintenant, mais ils feront ta joie.

Sa voix se perd, comme si un non-dit la voilait. « Ta seule joie », peut-être.

— Ce que j'essaie de dire, c'est que ton père n'a pas encore formellement accepté Owan. Donc dans tes prochains rêves, charme tous les hommes que tu ne hais pas.

Yanni lève les yeux au ciel : l'adolescente en a assez fait. Mais Ketti l'ignore.

— Concentre-toi sur tes préférés si tu le dois, mais sois réaliste. Ceux dont ton père est susceptible d'accepter la requête doivent être maudits avant qu'il ne te donne à Owan.

La jeune fille s'assied droit et inspire longuement. Il lui reste du travail, mais juste après...

— Ma belle, tu n'as rien fait d'autre que nous regarder travailler, lui dit Ketti comme si elle s'était immiscée dans ses pensées. Tu nous gênes aujourd'hui, alors va rêver. Rêve en grand et rêve précisément. Mais surtout, rêve vite.

L'adolescente se hâte, battant une fumée de sable sous ses pas pressés, décidée à sombrer dans l'inconscience.

Les deux vieillardes l'observent bosseler le désert. Il lui reste un espoir, si frêle soit-il. Yanni se repenche sur sa pierre à moudre. Elle travaille plus vite et plus fort, travaille pour deux, ignorant les protestations de ses articulations.

— Emi, pourtant.

Ketti décolle les yeux des tissus trempés et frottés, un sourire paisible et peiné sur les lèvres.

— Oui. Elle a eu de la chance.

— Beaucoup de chance !

— Tant mieux pour elle.

Son regard agrippe sa lessive, rasséréné.

— Elle a charmé le bon, celle-là. Donc ça peut arriver. Et ça se peut se reproduire.

Le sourire de Ketti s'étire encore. Ses petites-filles ne sont pas destinées à souffrir. Pas nécessairement.

*

Dans la source des hommes, Merrik somnole et Owan s'étire en bâillant.

Ouais, Khetan est vraiment louche.

— Il l'a remerciée pour le sort ! Il lui offre même des cadeaux ! Non mais qui fait ça ?

Allongé dans l'eau tiède, Merrik ferme les yeux pour mieux apprécier la caresse du vent.

— Il aime sa fille comme un fils, il l'a dit. Quel tordu.

Il laisse échapper un court éclat de rire.

Les femmes ne valent que les fils et petits-fils qu'elles te portent.

Tête baissée, Yanni et Ketti s'approchent avec des galettes fraîches, le labeur du jour, et se retirent furtivement.

Les mots des hommes, pourquoi blessent-ils ainsi les vieilles femmes ?

Ketti plisse le front. Peut-être est-ce la faute des hommes, en fin de compte. Quelqu'un a-il pensé à cela ? Ivres de rêves et saouls de songes, qui sait s'ils ne se jettent pas d'eux-mêmes dans les serres des maladroites ? Il les regardent de haut, les sorcières. Ils les regardent de haut lancer leurs enchantements désespérés, en plein dans la crevasse qui leur sert de cœur.

Est-ce la raison pour laquelle les hommes ne savent pas maudire ? Point de place dans l'ample poitrine des femmes pour accueillir un sortilège. Quand elles tombent dans le piège de l'amour, comme chacun sait, c'est que leur propre magie s'égare.

Mais non. Ketti doit taire ses pensées déplacées. C'est ainsi, et voilà tout.

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