L'Oracle ignorant

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(Accompagnement musical : Hewar - Needless to say https://youtu.be/31kSgkiAZxY)

Sous des cieux brûlés par l’œil vorace de Mur, les sables fument et l’air se révulse. Nulle âme ne brave ces régions hostiles, serait-on en droit de penser. Pourtant la nuit, et seulement la nuit, la vie s’éveille et s’agite, colonise ce désert qui cherche sa mort.

Entre les dunes ardentes, dans un recoin de pierre, gît une grotte naturelle ou artificielle. Les seuls au fait de la vérité ont disparu depuis longtemps.

Dans cette grotte, si un jour tu la trouves, ne sois pas surpris qu’un vieillard te dévisage. Tu peux lui parler si tu le souhaites, mais il ne te répondra pas. Sa langue s’est effritée bien des éons de cela. Sur sa peau tannée et poussiéreuse, ses orbites vides veillent sur les dernières traces du peuple de la nuit.

Qu’ont-ils vu, ces yeux antiques ?

Depuis les entrailles de la terre, ils ont contemplé les cycles se faire et se défaire. Ils ont assisté à la danse incessante du sable incandescent et des vents brûlants. Témoins de miracles et de prodiges, témoins des colonnes de lumière qui ont transpercé les cieux vengeurs. Mais de dieux, jamais.

Et quand des globes occupaient encore leurs cavités, ils ont vu le crépuscule du peuple de la nuit.

Cette tribu, la momie s’en souvient peut-être, se blottissait sous terre pour échapper à la colère de l’astre du jour. La nuit seulement sortaient-ils chasser et fureter. Ce qu’ils arrachaient au désert leur appartenait de bon droit, y compris et surtout la mort.

Il y avait aussi un garçon, alors, toujours à poser des questions.

« Qu’y a-t-il au-delà de cette dune-ci ? Qu’y a-t-il au-delà de cette dune-là ? »

L’Aïeul désapprouvait.

« Tu sais comment nous sommes arrivés ici, mon garçon ? Parce que nos ancêtres ne cessaient de poser des questions. Qu’y a-t-il au-delà de cette colline ? Au-delà de cette forêt ? De cette montagne ? De la mer ? Des étoiles ? Si bien que nous ne sommes jamais revenus, trop absorbés par la prochaine aventure. Et où cela nous a-t-il menés ? À notre perte, je te le dis. À notre chute. À notre conclusion.

Le garçon qui posait toujours des questions interrogea l’Aïeul sur les forêts et la mer et la montagne, mais l’Aïeul lui-même n’en connaissait plus que les noms. La curiosité de l’enfant resta inassouvie, ainsi qu’on commençait à l’y habituer.

Comment savons-nous tant de certaines choses, et si peu d’autres ? se demandait-il de plus en plus.

Maintenant, je ne t’ai pas tout dit sur cet enfant. Après que le désert lui arracha son père et que sa mère mourut en couches, il ne se résigna pas au destin des orphelins. Il raisonna que puisque personne ne savait rien, on ne saurait lui en vouloir de fabuler quelques réponses.

Plutôt que de mendier, il devinait les destins dans la viande condimentée ; il lisait les aléas dans les bols de lait ; prédisait les fortunes dans la farine de racines.

Ses réponses vagues et interprétables à souhait s’inspiraient des réponses décevantes qu’on lui avait toujours données. Mais ses mécènes, moins méfiants que les enfants, s’extasiaient de ce qu’il entrevoyait toujours la vérité.

Peut-on blâmer le plus gras des orphelins de s’être ainsi nourri de crédulité ?

Il s’enfonçait dans le mensonge, espérant secrètement qu’un jour on le découvre, mais rien n’y fit. Pas même quand il raconta tenir sa sagesse d’une déesse. Pas même quand il se targuait qu’elle fût tombée d’amour pour lui. Pas même quand il prétendit que son amante des étoiles cherchait à l’épouser.

Mais chaque fois qu’il commençait de croire en ses mensonges, il était une âme innocente pour lui demander :

« Comment savons-nous tant de certaines choses, et si peu d’autres ? »

Il leur mentait, bien sûr. Ces gens n’étaient pas prêts pour la vérité.

« On ne connaît que les choses qui veulent bien qu’on les connaisse. »

Et, de plus en plus, un même refrain revenait :

« Et qu’en est-il des dieux ? »

À cela, il réfléchit. Il suspectait que les dieux se moquaient des dires des mortels, sans quoi Hittala l’aurait frappé au cœur depuis longtemps.

« Seuls les dieux en manque d’attention nous laissent connaître leur nom. »

Et nulle fureur divine ne s’abattit sur l’enfant devin, alors la tribu savait ses simulacres sincères. Et elle l’écouta quand il leur apprit quels dieux écoutaient encore leurs prières, et lesquels avaient tout oublié des mortels.

Et elle écouta le Conquérant des dieux quand il lui dit qu’elle était libre ; qu’il l’avait affranchie de la divine tyrannie.

Quoique certains racontent, si tu veux prêter l’oreille à ces médisances, qu’en guise de bataille céleste, il n’eut qu’à pointer un doigt vers le ciel vide et annoncer le déclin des dieux. Omettant que, peut-être, ils n’avaient jamais existé.

Mais personne ne lui demanda comment il avait vaincu l’invincible. S’ils avaient osé, il l’aurait appelée une victoire vaine et vide de sens, ou une victoire envers le néant. Et chacun y comprendrait bien ce qu’il voudrait.

Alors que son dos s’affaissait à la tombée de sa vie, il réalisa que, peut-être, sa conscience lui pesait. Il rassembla ses disciples les plus fervents et leur révéla, du moins c’est ce que dit l’histoire, qu’il n’y avait jamais eu de dieux, parce qu’alors, ils l’auraient puni bien avant.

Il s’assit là, à l’entrée des crevasses qui cachent les mortels aux ardeurs du désert, et confronta les sables jusqu’à sa mort, jusqu’à son dernier souffle.

Et quand vint sa nuit, sa douce nuit, la tribu vint le veiller.

Il n’avait pas assez fait pour eux. Il leur avait menti, il les avait volés.

Mais qu’importait à la tribu : il leur avait tout donné.

Alors des jours et des nuits, les mortels se joignaient au Dernier Dieu dans son barrage face au désert. Ils ne le croyaient plus capable de disparaître. Après tout, ne leur avait-il maintes fois répété le secret de l’éternité ? « C’est très simple, il suffit… d’oublier de mourir. »

Et peut-être parce que chacun le regardait, et que même à ses enfants il n’avouait plus sa mortalité, quand il s’était endormi, il n’avait point péri. Il s’était fané, mais de nos jours encore, son sourire sagace affronte encore les affres des sables.

Et la tribu se préparait à aller là où ses yeux ne sauraient se poser. Parce qu’à l’aube de sa mort, le Dieu Orphelin leur avait dit :

« Allez. Allez trouver l’endroit où les jours sont cléments. Allez trouver le lieu où les cieux ne nous convoitent pas avec appétit. Allez trouver le pays où les vivants ne s’enterrent pas avant que la mort ne les pousse au tombeau. Allez-y. Et moi, je resterai ici. J’attendrai le retour ou la naissance des dieux, si un tel jour advient. Et si vous lancez une prière au vent, peut-être que je l’entendrai. »

Alors pour ce garçon qui ne cessait de poser des questions, celui qui demandait ce qui se cachait derrière cette dune-ci, et cette dune-là, la tribu s’en alla. Pour celui qui ne trouva jamais de réponse, qui n’avait jamais vu, elle alla trouver ce qui se cachait derrière cette dune-ci, et cette dune-là, si bien qu’elle ne revint jamais. Du sud du désert aux steppes septentrionales, elle ne revint jamais.

Et si un jour tu entends une voix dans le vent, ce peut être le chant du garçon, ou la prière de la tribu, ou, plus probablement, le cri du vide où les dieux n’ont jamais vécu.

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