Le Dieu de l'oubli

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(Accompagnement musical : Sainkho Namtchylak - Naked Spirit https://youtu.be/lEr3iQFen9M)




— Pourquoi les histoires ne parlent jamais que des Yuma ?

— Parce que nous sommes les seuls à en raconter.

L’enfant se détourna du conteur avec une moue incrédule. Il esquissa un regard sceptique vers la jeune Med cramponnée à son bras, bercée par les vents. Elle dansa et scintilla dans la langue hybride.

— C’est ce qu’on pense, traduisit l’enfant, mais seulement parce que les nôtres ne prennent pas le temps d’écouter les voix du vent, le cri des cratères, le souffle des gouffres, les berceuses du sable, l’hymne des abîmes, le tumulte des montagnes et le bruissement des arbres.

— Et puis quoi encore ? Les murmures des morts ? compléta le conteur. Les Med ne savent pas, parce qu’elles ne racontent pas : elles ne savent que répéter la vérité. Mais d’histoires, jamais.

L’enfant haussa les épaules et grattouilla l’étrave de la Med.

— Ça veut dire que le monde raconte des histoires à notre sujet aussi ? Seulement le nôtre ?

— De quoi parlerait-il, si ce n’est de la créature qui s’est juré de le détruire ?

— Tu parles des Pères… C’était il y a longtemps.

— Mais le monde n’oublie pas. Après tout, il ne sait parler que de ce qui est arrivé.

Le conteur ferma les yeux, baigné dans la lumière couchante de Mur.

— Je connais une histoire sans Yuma. Une histoire oubliée, voire dissimulée.

— Une histoire sur les Med ?

— Non. Une histoire sur les dieux.

— J’en connais beaucoup…

— Mais pas celle-là. Celle-là ne parle pas de nous.

L’enfant s’assit en tailleur, tout disposé à écouter.

— C’est l’histoire d’un dieu, d’un dieu mystérieux. Ce dieu-là, tu ne le connais pas, parce qu’on l’a caché.

— Il a un nom ?

— S’il en a eu un, nul ne le connaît.

— Pourquoi ? Il est timide ?

— Non. Il nous rend d’ailleurs souvent visite.

— Ah bon ? Mais je le connais alors.

Le conteur frappa le front de l’enfant, qui se recroquevilla sous ses bras.

— Écoute au lieu de poser des questions inutiles.

Il secoua la tête, médusé par l’impertinence de son neveu.

— C’est un dieu obscurci par la brume. Pas la vraie, pas celle que tu peux respirer. Il nage dans celle du temps ou de l’esprit. C’est flou, comme tout ce qui le concerne, lui, le dieu de l’oubli.

L’enfant pinça les lèvres pour retenir sa question. Le conteur expérimenté l’anticipa :

— Est-ce que les autres dieux, embarrassés par sa présence, ont tu son existence ? A-t-il commis un crime, pour lequel on l’a puni ? A-t-il forgé un pacte avec les Yuma pour qu’on l’efface de nos esprits ? Encore une fois, nul ne le sait.

La voix du conteur s’égraina au vent avec le sable des dunes. Il dessina une courbe devant l’enfant, et la ferma d’un cercle à chaque extrémité. La vie, la naissance, et la mort. L’enfant jeta un œil affectueux à la Med, qui n’entendait rien à ces concepts, comme le reste de son espèce.

— Vois ces sillons, dit le conteur. C’est toi, c’est moi, ce sont tous les Yuma, et même toutes les créatures inférieures. Les Med aussi peut-être, mais peut-être pas.

Il adressa une moue désapprobatrice à la Med, ballottée par le vent, que des fondamentaux tels que la vie et la mort indifféraient.

— Tout autour, dit-il en désignant les quatre horizons, se trouve le domaine du dieu de l’oubli.

L’enfant eut un mouvement de recul. Il regarda les alentours, la terre et les cieux en quête d’une réponse et plissa les yeux quand il croisa ceux du conteur.

— Comme toi, je n’ai d’abord pas compris, reprit son oncle, parce que nous avons oublié. Nous ne voyons qu’une ligne du monde, de notre naissance à notre décès, et seulement en surface. Tout le reste, tout ce qui nous est inconnu, appartient au dieu de l’oubli.

Les yeux de l’enfant s’arrondirent. Le conteur secoua la tête.

— Réfléchis : le néant qui précède ta naissance ? L’œuvre du dieu de l’oubli. Le néant qui suivra ta mort ? La sienne aussi. Avant nos premiers jours, son toucher indélicat nous prive de nos souvenirs d’enfant. Et son contact après nos derniers jours prive les doyens de leur mémoire.

L’enfant béa. Le conteur acquiesça.

— La nuit qui dévore notre sommeil ? Son passage aussi.

La Med chatoyait en quête d’attention. L’enfant la berça. Il ne songea pas à lui traduire cette histoire, parce qu’il aurait fallu tout expliquer. Le sommeil ? Inconnu. L’oubli ? Mystérieux. La mort, même ? Incertaine.

Il écourta ses réflexions et se concentra de nouveau sur les paroles du conteur.

— Voilà pourquoi notre mémoire s’enfuit, contrairement aux Med. Un de nos dieux nous la vole.

L’enfant oublia presque de garder le silence. « Pourquoi ? » plaidèrent ses yeux.

— Peut-être se sent-il seul ? S’il est tout ce que nous ne sommes pas, il n’a que les rejets pour compagnie. Les promesses brisées, les souvenirs envolés, les morts négligés.

La Med s’agita. Le vent la secouait et les Yuma gazouillaient dans leur langue impénétrable. L’enfant la réfugia dans sa besace, qu’elle inonda de chatoiements reconnaissants.

— On dit que sa seule voix nous glace l’échine. Que son regard nous pétrifie. Que ses pensées nous abîment.

L’enfant remua le contenu de son sac, aggravant la Med qui l’arrosa de gigotements et de lueurs offensés avant de lui tendre la gourde qu’il cherchait.

— Quoi qu’il voie, quoi qu’il touche, poursuivit le conteur, le dieu s’en souvient et sa cible l’oublie, de sorte que quiconque l’aperçoit l’efface aussitôt de sa mémoire.

— Alors comment tu connais son histoire ?

L’enfant porta la gourde à ses lèvres. Son oncle se figea un instant.

— Tais-toi et bois, dit-il en lui frappant le front.

À son contact, l’enfant s’évapora. Seul resta le vieil homme dans le désert.

D’ailleurs, que faisait-il là ? Il s’épousseta et s’avançait vers le couchant, quand la courbe d’une dune d’allure confortable attira son attention. Il s’y nicha et remarqua la présence d’un enfant. Le portrait craché du conteur à l’aube de sa vie. Un neveu, certainement.

Une question à la bouche, le garçon jouait avec le bouchon de sa gourde. D’un hochement de tête, son oncle l’invita à satisfaire sa curiosité.

— Pourquoi les histoires ne parlent jamais que des Yuma ?

— Parce que nous sommes les seuls à en raconter.

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