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Bureau des voyages dans le temps

  Une immense porte céleste, sur laquelle sont sculptés les engrenages d'une horloge, fait face à Jésus. Deux jours, c'est le temps qu'il lui a fallu pour trouver l'endroit et remplir le formulaire donnant accès à une entrevue. Sans ce petit bout de papier, pas de rendez-vous. C'est armé de ce dossier constitué à la sueur de son front, qu'il pénètre dans les lieux. Il remarque d'emblée une cohorte de gardes armés de tasers, en rang d'oignion, le long de l'accès au guichet d'accueil. De grandes colonnes sur lesquelles trônent des peintures des grandes figures célestes agrémentent ce majesteux endroit.

Jésus s'avance et se présente au préposé qui attend sagement d'être sollicité.

— Bonjour. Je viens pour un entretien.

— Votre nom, je vous prie ?

— Ah bon ? Vous me priez ?

L'homme fronce les sourcils, observant Jésus de la tête aux pieds.

— Si vous êtes ici pour faire le mariole, ça va vite se terminer. Reprenons : nom, prénom, profession.

Encore une fois, il doit déclamer son identité. Cela commençe à l'agacer.

— Jésus de Nazareth, charpentier.

— Bien, motif de la rencontre ?

— Entorse à la procédure des voyages dans le temps.

— Vous avez votre dossier ?

D'une main ferme, Jésus tend l'épais dossier constitué des preuves qu'il a amassées. L'officier du temps observe le formulaire dans le moindre détail. Anxieux, Jésus essaye de repérer aux traits de son vis-à-vis s'il ne manque aucune pièce. La réponse tombe.

— Bureau 13, couloir de droite, septième porte à gauche. Bonne journée.

Sans un mot, le messie s'exécute et se rend immédiatement là où il est attendu. Après quelques minutes de marche d'un pas alerte, il se tient enfin devant le lieu indiqué. D'un coup sec, il frappe. Ouverture automatique. À l'intérieur, il découvre une petite salle d'un blanc immaculé, une lumière aveuglante se diffuse depuis le plafond. Au centre, une table autour de laquelle est assise une femme d'âge mûr. Devant, une chaise. Probablement pour qu'il puisse s'installer. N'attendant pas d'y être invité, il entre et va poser son séant face à l'employée.

— Vous êtes bien Jésus de Nazareth ?

Agacement.

— Oui, c'est bien ça.

— J'ai parcouru le dossier que vous avez constitué. J'ai bien peur qu'on ne puisse y faire grand chose.

— Comment ça ?

— Il est évident que ces "scientifiques" n'ont pas respecté les règles en vigueur, mais, malheureusement, le mal est fait. Nous risquons d'envenimer encore plus la situation en voulant modifier le cours temporel.

Le visage de Jésus se teinte en rouge, son souffle s'accélère et le changement de ton est perceptible.

— Vous êtes en train de me dire que j'ai fait toutes ces démarches pour rien ?

— En gros, oui.

— Vous savez qui je suis, ma petite dame ? J'ai des relations ! J'ai le bras long, ça va pas se passer comme ça !

L'officière parait s'offusquer de la remarque. Elle bombe le torse et répond d'un ton sec et cassant.

— Écoutez mon petit père, je n'aime pas les menaces ! J'en entends tous les jours qui viennent en me brandissant leur nom sous le nez, pensant que ça changera quelque chose.

— C'est des pignoufs ! Je peux vous garantir que je vais vous faire muter sur le champ ! Je suis le fils de Dieu.

À ces mots, un grondement de tonnerre éclate. Toute la bâtisse tremble et une lueur divine apparaît dans la pièce. Elle oscille et brille de mille feux. Une voix caverneuse et mystique s'en échappe.

— Qu'est-ce que c'est que ce souk ? Jésus ! J'en ai appris une bonne ! Il parait que tu t'es fait piquer ta place de messie par deux abrutis ?

Malaise. Mine gênée du fiston qui ne sait plus où se mettre. Sourire amusé de l'officière qui se régale d'assister à une belle engueulade.

— Papa ! Sérieux ! J'ai pas voulu t'en parler, je voulais régler ça tout seul.

— C'est réussi ! Rappelle-moi, quand je t'ai envoyé sur Terre, tu faisais pas dans le miracle ? Changer l'eau en vin, marcher sur l'eau, distribuer les pains ?

— Si, pourquoi ?

— Non, je me disais juste que t'étais qu'une grosse feignasse !

— De quoi ?

— Si ta mère voyait ce que t'es devenu, la pauvre.

— Ah non, laisse maman en dehors de tout ça !

Ne pouvant contenir un fou-rire, la chargée du temps s'esclaffe. Jésus lui jette un oeil noir. La voix reprend, encore plus solennelle.

— Tu vas retourner sur Terre et régler cette histoire toi-même. Et je te préviens, je ne veux plus te voir passer ton temps à glandouiller. À partir de maintenant, finies les parties de strip poker avec Aphrodite et consorts, c'est compris ?

— Mais... Papa !

— Y a pas de mais ! Regarde à quoi tu ressembles ! On dirait un vieux clochard ! Tu vas me faire le plaisir de mettre une toge ajustée, de te tailler la barbe et de te coiffer, c'est pas l'Armée du Salut, ici ! Allez, hop !

— Non, j'irai pas !

— Tu oses t'opposer à ma volonté ? Nom de moi, qu'est-ce que j'ai fait pour mériter un gosse pareil ? J'en ai marre de ta crise d'adolescent mal dégrossi.

— Pas question d'y aller, ils vont encore me crucifier. Et cette fois, avec une clé Allen !

— J'en ai rien à secouer ! Je t'ordonne d'y retourner, sinon je t'envoie en pension chez Satan ! Tu m'as bien compris ?

La lumière disparaît instantanément. La pièce retrouve le calme dont elle jouissait quelques instants plus tôt. Face à Jésus, l'officière ne peut contenir un sourire de satisfaction.

— Bien, je crois que nous n'avons plus rien à nous dire, monsieur De Nazareth.

— Gna gna gna !

Lâchant une grimace bien sentie, Jésus se lève et quitte les lieux.

******

Dans un champ de blé, une apparition. Jésus débarque dans un halo de lumière, planant légèrement au-dessus du sol. Lentement, il atterrit. Ses yeux observent et scrutent l'horizon. Il semble attendre. Levant le visage, il place sa main pour s'abriter de la lumière du soleil. Un son déchire brusquement l'air, une sorte de grondement de tonnerre, bref, sec, violent. Deux individus blonds sont éjectés d'un cercle bleuâtre et roulent sur le sol. Ils se relèvent avec difficulté, s'époussettent pour retirer la paille qui colle à leurs frusques de nigauds. Leurs visages affichent un air moitié jovial, moitié idiot.

— Oh putain Billy, ça y est, on y est ! Regarde, c'est la préhistoire !

Se regardant, ils font claquer leurs mains l'une dans l'autre avant de cogner leurs poings en criant de manière efféminée. C'est précisément à cet instant que Jésus se signale d'une quinte de toux. Willy repère immédiatement le barbu à la longue toge et aux cheveux longs.

— Merde, regarde Billy, un cromagnon !

Hochement de tête dépité de Jésus. Il s'avance d'un pas décidé vers les jumeaux. D'une voix ferme, il les invective.

— Tiens donc, les comiques. Vous allez où comme ça ?

Interloqués, les deux blondinets restent figés. Willy questionne son frère.

— C'est qui ce clodo ?

— Qu'est-ce j'en sais moi ?

D'un geste de la main, Jésus leur fait signe de s'arrêter.

— Vous irez nulle part ! Pas question d'aller foutre le merdier. Repartez d'où vous arrivez !

— Hé, ho ! Où tu te crois toi ? On est en mission !

— Ouais, en mission spéciale.

— Alors, autant vous dire que votre mission spéciale, vous allez vous la carrer où je pense ! Je vais vous botter le cul, ça vous donnera de l'élan pour rentrer plus vite !

Avec un air de vainqueur, Willy demande :

— T'es qui, toi ?

— Jésus de Nazareth, charpentier, accessoirement le fils de Dieu.

Les jumeaux s'observent, stupéfaits. Ils éclatent de rire.

— Bonne blague ! Allez, casse-toi le vieux, on a du boulot.

— Sans déconner, quel mytho, lui.

— Dites, un peu de respect, je suis mort sur la croix pour votre salut.

— Si t'es vraiment Jésus, pourquoi tu nous fais pas un petit miracle ? Hein ?

Jésus semble s'agacer assez vite. Par le passé, il a déjà eu affaire à ce genre d'individus sceptiques.

— Très bien, si ça peut vous convaincre de cesser vos conneries. Par contre, ça fait longtemps que j'ai pas pratiqué, soyez indulgents.

Willy et Billy attendent, les bras croisés, l'air impatient. Concentration maximale du messie qui ferme les yeux et porte ses mains à sa tête, les doigts posés sur ses tempes. Un marmonnement s'échappe de sa bouche fermée. Soudain, il tend le bras droit et claque dans ses doigts.

— Et voilà !

Incrédules, les deux frangins restent stoïques, réclamant des précisions sur la nature de l'ouvrage divin.

— Retournez-vous !

Avec curiosité, les jumeaux se retournent, ils contemplent le champ de blé qui s'est transformé en champs de maïs.

— Heu... Ouais, et donc ?

— Et bin ! Le blé est devenu maïs ! Si c'est pas du divin ça, je sais pas ce qui vous faut !

— À vrai dire, tu peux bien raconter ce que tu veux, on a jamais suivi les cours de botanique. Ça aurait été du cannabis, là, d'accord.

— Ouais, en vrai, on sait même pas à quoi ça ressemble du blé.

— Ah mais d'accord, en fait, je suis vraiment tombé sur deux gros débilos. Bon, écoutez, vous êtes bien gentils mais si vous vous barrez pas, je vais me fâcher. Je vais vous balancer les dix plaies d'Egypte !

Les blondinets n'apprécient pas la tournure que prend la rencontre. Coup de sang. Willy se met à beugler.

— Maintenant, tu te casses, sinon on va te savater, pépé ! Allez, tire-toi !

Billy ajoute :

— Et pourquoi tu viens nous prendre la tête, d'abord ?

Réponse brève :

— Parce que vous êtes deux trous du cul.

— Oh putain, Billy, retiens-moi, je vais le tuer !

— Tu peux toujours essayer, y en a d'autre qui ont tenté. Ça a pas bien fonctionné. Allez, venez, les blondes, je vous attends !

Willy se jette en direction de Jésus pour tenter de le frapper d'un coup au visage. Le messie le retient en le tenant à distance, sa main posée à plat sur son front. Le jeune homme fait des moulinets dans l'air avec ses poings. Voyant son frère dans une situation délicate, Billy se lance à l'assaut à son tour. Jésus esquive d'un habile mouvement de hanche et lance son pied dans le derrière du garçon qui valse au sol. Son sac à dos glisse et tombe à terre. Une sonnerie retentit, elle provient de la poche de Willy qui cesse instantanément de brasser l'air. Jésus reluque les gamins avec une certaine fierté.

— Alors ? C'est bon ou je vous lance une plaie ?

Les voyageurs du temps ne lui prêtent même pas attention. Ils se retournent et voient le cercle par lequel ils sont arrivés se reformer. Willy appelle son frère et lui ordonne de courir. Ensemble, ils sautent au centre de l'anneau de plasma qui s'estompe et disparaissent dans un éclair bleuté.

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