Changement de programme

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"Si on arrive à inventer le voyage dans le temps, t'auras des premières classes et des secondes, je te parie ce que tu veux."

J-M. Gourio

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 Une salle de classe, perdue dans une vieille école désaffectée. Des tables et des chaises sont empilées contre un mur, un tableau noir est blanchi de formules mathématiques toutes plus complexes les unes que les autres. Au centre de la pièce, une arche de métal reliée à de gros câbles noirs qui courent sur le sol jusqu'à un ensemble d'ordinateurs à écrans cathodiques. Deux hommes et une jeune femme s'agitent. L'un d'eux, d'une soixantaine d'année, visiblement agité, fait des allers-retours. Derrière, son compagnon plus jeune d'au moins trente-cinq ans, s'affaire à taper frénétiquement sur un clavier, pestant et éructant des grossièretés. Le vieil homme, aux cheveux blancs hirsutes, arbore une tonsure de moine et une barbichette grisonnante. Il fume une pipe courbée qui dégage une épaisse fumée. Au tableau, la demoiselle gribouille, efface et corrige. Elle semble s'agacer.

— Monsieur Brun, venez voir, je les ai repérés ! Regardez.

L'ancien s'approche précipitamment du jeune homme.

— Ah ! Magnifique mon petit Bruno. Où sont-ils ?

D'allure imberbe, portant de petites lunettes et arborant des cheveux gras mal coupé, le garçon pianote à nouveau. Il grogne légèrement. Intriguée par ce bref échange, la fille se retourne.

— Vous êtes sûrs ? On les a pas tués alors ?

— Mais enfin Lily, je vous ai dit que mes formules étaient exactes. Vous vous épuisez à vouloir les corriger, mais je n'ai pas pu me tromper.

Bruno relève la tête et pointe l'écran du doigt. Un schéma incompréhensible se dessine dessus.

— C'est eux, ce petit point qui clignotte.

— Écoutez mon petit Bruno, vous êtes bien gentil, en revanche je n'y comprends rien à vos logiciels. Alors, vous seriez urbain de bien vouloir m'expliquer précisément où ils se trouvent.

— Ici même.

Surpris, Jacques Brun redresse la tête et regarde en direction de l'arche.

— Qu'est-ce que vous me racontez, espèce d'andouille ?

— Je vous dis ce que je lis sur l'ordi. Ils sont ici professeur !

Visiblement très énervé, le vieil homme soupire et lève le poing.

— Faites un effort Bruno, sinon, je ne garantis pas de garder bien longtemps ma sérénité.

Lily s'approche de l'ordinateur et observe par-dessus l'épaule du jeune homme. Elle esquisse un sourire.

— Il a raison, ils sont ici, mais vous n'avez pas posé la bonne question professeur. C'était pas où sont-ils, mais quand sont-ils !

Cris de joie. Jacques exulte et frappe dans ses mains.

— Vous voulez dire qu'on a réussi ? Alors, à quelle époque les a-t-on propulsés ?

Afin de vérifier, Bruno plonge le regard dans l'écran. Il se retourne.

— L'an vingt !

— Vous voulez un chocolat, Bruno ?

— Non, professeur, Bruno vous dit qu'on les a envoyés en l'an vingt !

— Pas possible !

— Ah, si, je vous assure.

— Non, mon petit Bruno, je ne remets pas en doute votre affirmation, je vous fais part de mon exaltation.

Penché vers Lily, Bruno chuchote quelques mots.

— Bon sang, pourquoi il faut toujours qu'il parle comme un aristo ?

— J'en sais rien, je crois que c'est un style qu'il se donne.

Jacques se dirige vers la porte de la salle de classe. Elle est entourée d'un système électrique relié aux ordinateurs par d'autres câblages. Avançant sa main, il touche le bois. Un crépitement se fait entendre et un voile intangible bleu se dessine sur la porte.

— Qu'est-ce qu'il y a professeur ?

— Rien, Lily, je vérifie que nous sommes bien enfermés dans la bulle temporelle.

Le professeur Jacques Brun, savant émérite, inventeur d'une machine à remonter le temps, connait les grands principes des lois de ce type de voyage. Celles que toute la littérature et le cinéma ont déjà maintes fois exprimées. C'est pourquoi, il a créé un système permettant à ceux qui gèrent le voyage depuis le présent d'être séparés de l'espace-temps dans lequel ils vivent chaque jour. Ainsi, ceux qui sont enfermés dans la bulle ne sont pas touchés en cas d'altération du cours de l'histoire.

— Professeur, vous savez bien que Billy et Willy sont au courant qu'ils ne doivent toucher à rien.

— Ce n'est pas parce qu'ils sont au courant des règles que je vais me sentir rassuré. Ce sont deux pangolins, aussi stupides que téméraires. Je n'ai aucune confiance.

Curieuse, Lily se dirige à son tour vers la porte. Elle suit les fils entourés de caoutchouc noir qui s'étirent sur tout le long de la classe, entourant la moindre fenêtre.

— Comment fait-on pour vérifier, monsieur Brun ?

Des volutes de fumée s'échappent de la pipe de Jacques, qui tire dessus nerveusement. À nouveau il s'agite dans la classe. Il se dirige vers sa sacoche et en sort un rouleau de papier. Se hâtant vers le tableau noir, il y accroche la grande feuille grâce à des crochets situés en haut.

— Observez !

Sur la page, un plan de l'école dans laquelle ils se trouvent. Jacques entoure un endroit avec un feutre rouge.

— Ici, c'est là que nous pourrons vérifier.

Bruno lève la main, il affiche un air sceptique.

— Oui, mon petit Bruno ?

— Excusez-moi professeur, mais c'est où cet endroit ?

— Dans la salle d'à côté.

Le visage décomposé, Bruno observe Lily. Elle comprend instinctivement ce que son amoureux sous-entend avec son regard perdu. Et ce n'est absolument pas une idée lubrique.

— Monsieur, ça veut dire qu'on va devoir sortir de la bulle pour vérifier d'éventuels effets ?

— Évidemment. C'est là-bas que j'ai posé tout un tas d'objets, une encyclopédie complète, un ouvrage traitant de l'histoire, une Bible et diverses photos de grandes personnalités historiques et de lieux prestigieux.

— Professeur ? Bruno pense que si Billy et Willy ont altéré l'espace-temps, il y aura peut-être plus de dehors.

Monsieur Brun se met à réfléchir. Grattant frénétiquement sa barbichette tout en fumant sa pipe, il blémit. L'idée ne lui avait pas traversé l'esprit.

— Comment ai-je pu être aussi stupide ? C'est idiot. Maintenant, c'est trop tard. Tant pis, nous organiserons une expédition. Billy et Willy se chargeront d'aller vérifier.

— Vérifier quoi ?

— Et bien, si rien n'a changé mon petit Bruno.

Une sonnerie de réveil retentit. Elle provient d'une vieille horloge métallique en forme de canard, posée sur le bureau où trônent les écrans. Le visage de Jacques se détend, Lily et Bruno n'ont pas l'air rassurés.

— C'est l'heure, faites attention à bien stabiliser les convecteurs temporels, mon petit Bruno.

Bruno fait un signe à sa dulcinée qui se rapproche de lui. Il se lève et se penche vers son oreille.

— Fais quelque chose. S'il dit encore "mon petit", je sens que je vais le fracasser.

— Que veux-tu que j'y fasse ?

— Essaie de lui glisser une allusion, démerde-toi.

— Une allusion ? T'es malade ? J'ai aucune envie de me le taper !

— Bordel, pas ce genre d'allusion ! Dis-lui que ça te gêne qu'il m'appelle "mon petit".

— Sérieux ? Tu crois vraiment qu'on a que ça à foutre, là ?

Intrigué par cette discussion en aparté, Jacques s'approche, la mine légèrement ennuyée.

— Dites, les tourtereaux, c'est pas vraiment le moment pour les messes basses. Vous fricoterez ensemble une fois que l'équipe sera rentrée.

Le visage de Bruno se pare d'une teinte rougeâtre. Il serre les dents. Apercevant l'état de son compagnon, Lily pose délicatement sa main sur son bras. Elle regarde le professeur dans les yeux.

— Professeur, Bruno estime que le petit sobriquet dont vous l'affublez relève d'une certaine condescendance. Pour la réussite de cette mission, il serait bien que vous évitiez de le surnommer "mon petit".

De l'étonnement s'affiche dans le regard de Jacques suite à cette remarque. Il hausse les épaules.

— Soit, si cela vous déplaît, je veux bien faire l'effort de ne plus vous nommer ainsi. C'est parce que je vous tiens en haute estime, Bruno, rien de plus. Vous êtes un élève brillant. Au moins autant que vos cheveux.

Pour faire taire la sonnerie, Jacques appuie sur le réveil. Il jette un oeil à l'arche, toujours vide.

— Bruno, est-elle activée ? Il n'y a aucun mouvement de plasma, rien.

— Elle est stable, professeur. C'est eux qui sont en retard.

— Mais qu'est-ce qu'ils fabriquent ?

— Je sais pas, peut-être qu'ils se sont paumés.

— Sacrebleu ! J'étais certain qu'ils allaient boire le bouillon !

— Le bouillon ? Quel bouillon ? Vous leur avez pas donné du bouillon quand même ?

Pour le faire taire, Lily donne une tape sur l'épaule de Bruno.

— Monsieur Brun pense qu'ils ont échoué.

— Quel rapport dans le contexte ?

— Mon pet... Heu, Bruno. Il n'y a pas de bouillon, c'est une expression. Je crois qu'il leur est arrivé quelque chose.

Alors qu'il achève à peine sa phrase, le professeur remarque que l'arche se met à vibrer. Un voile bleu se dessine au centre, il émet un son grave et oscillant. Le jeune homme s'assoit et se met à triturer son clavier, fixant l'écran pour s'assurer que tout fonctionne. Bouche-bée, Lily observe l'arche. Quant au professeur, il se fige, la pipe à moitié posée sur sa lèvre inférieure. Deux silhouettes se dessinent dans l'opacité du plasma. Un grésillement se fait entendre. Soudain, deux beatniks sont éjectés violemment du voile bleu et s'effondrent au sol, un mètre et demi plus loin dans un fracas épouvantable. L'arche s'éteint d'un seul coup.

Dotés d'une même chevelure d'un blond très clair, de yeux bleus presque identiques, Les deux jeunes gens sont des jumeaux. Le professeur s'est toujours arraché les cheveux avec leurs copies, mais pour ce qui est de l'action, il sait que ces deux-là savent y faire. C'est pourquoi, il les a choisis pour assurer cette mission. À l'instar de Lily, Jacques se précipite vers eux, Bruno restant à son poste et scrutant les résultats qui s'affichent. Les deux garçons toussent et semblent avoir du mal à respirer. Billy regarde le professeur.

— Oh putain de sa mère ! Ça m'a ruiné le cerveau !

Willy observe son frère.

— Ta gueule, abruti ! T'en as pas !

Malgré son aversion pour ce vocabulaire châtié, Jacques laisse échapper un sourire. Lily applaudit d'une façon épileptique, tellement heureuse de revoir ses amis en vie. Les deux frangins se redressent pour s'asseoir par terre. Déclarant qu'li faut garder ça pour la postérité, le professeur demande à Lily de filmer la scène. Soudainement silencieux, les trois scientifiques semblent attendre que les jumeaux débriefent leur aventure.

— Quoi ? Pourquoi vous nous regardez comme ça ?

— Billy, racontez-nous !

— Non, moi c'est Willy. Billy, c'est lui.

Faire la différence entre les deux était difficile. En effet, il était nécessaire de bien les connaitre pour savoir qui était qui. Billy a un grain de beauté, juste au coin de l'oeil droit. Willy, lui, a un menton légèrement plus carré. Les deux s'amusent souvent à s'habiller à l'identique, juste pour emmerder le monde comme ils disent, et surtout, pour pouvoir s'échanger des filles.

Jacques continue à les fixer. Il semble légèrement courroucé.

— Allons, mes garçons, dites-nous ce que vous avez vu !

Billy prend la parole, le souffle encore haletant.

— C'était chanmé ! Le pied, putain !

— Mais encore ?

Willy interrompt son frère. C'est le plus malin des deux, même si, comme certains aiment à le dire, ce n'est pas une lumière.

— On s'est retrouvés dans un champ ! Y avait que dalle. Alors, on a un peu marché pour tomber sur une sorte de village de pignoufs. Ils étaient cradingues. On les a observés pendant un moment et, par curiosité, on est rentré dans une baraque. Putain de chiottes, ça fouettait grave là-dedans. Jamais vu un truc pareil. Des vrais porcs. Je crois qu'ils chient à même le sol !

— Bwilly, s'il vous plaît, pourriez-vous adopter un vocable plus scientifique ?

— Bwilly ? Non, moi c'est Willy !

— En même temps, vous avouerez qu'il n'est pas aisé de vous reconnaitre. Je préfère vous appeler Bwilly.

Avant de reprendre, Willy grogne doucement.

— Bref, Billy voulait emporter un souvenir. Je me suis souvenu de vos discours, alors on a rien pris.

— Mais bon sang, comment étaient-ils ? Quelle langue parlaient-ils ? Que faisaient-ils ces gens ?

— Qu'est-ce que j'en sais, moi, je suis pas sociologue ! Ils s'occupaient. Je crois qu'ils priaient.

— Ils priaient ? Oh, c'est magnifique, les débuts du christianisme !

— J'en sais rien, en tout cas, c'était flippant. Ils chantaient, on aurait dit des témoins de Jéhovah un dimanche matin.

Les yeux brillants, Jacques se retourne, émerveillé par cette première expérience visiblement concluante. Il est soudainement pris d'un doute.

— Personne ne vous a vus, les garçons ?

Réponse en choeur.

— Heu... Non.

— Très bien, il faut vérifier que vous n'avez pas fait d'erreur. Tous les deux, vous allez vous rendre dans la pièce d'à côté. Il y a des livres et des photos entreposées. Vous devez tout récupérer et me le rapporter ici. Vous avez saisi ?

— Ça va, on est pas complètement cons, non plus. Allez, viens, frangin.

Le professeur aide les deux jeunes gens à se lever. À la fois curieux et dubitatif, Il les observe. Un sentiment l'envahit, comme une sensation étrange, il pressent qu'ils ne lui disent pas tout. Pour les laisser sortir, il commande à Bruno de stopper la cage temporelle. Inconscients qu'ils sont, Willy et Billy ne se posent aucune question. Ils ouvrent la porte. De ce que peut en voir Jacques, rien ne paraît avoir été modifié. Il le sait, cela ne signifie rien. Il attend avec impatience de vérifier le matériel témoin.

Bien vite, les jumeaux reviennent, les bras chargés des volumes de l'encyclopédie. Ils les déposent sur une table. Jacques continue à les bombarder de questions.

— Dans la salle, avez-vous vu quelque chose de particulier, de différent ?

— Non, enfin, y me semble pas.

Jacques se rue sur les ouvrages pour les consulter. Perdu, il semble ne pas savoir par où commencer. La solution vient de Lily. Elle propose de rechercher un évènement en l'an vingt, dans la région où l'équipe se trouve. Feuillettant le grand livre, le professeur tourne les pages et lit en s'aidant de son doigt. Il tire nerveusement sur sa pipe. D'un coup, son visage se décompose.

— Qu'avez-vous fait ? Qu'avez-vous fait, inconscients ?

Échange de regards mal à l'aise entre Billy et Willy qui tentent sournoisement de s'éclipser. Ils reculent discrètement, mais tous les regards sont braqués sur eux. Inquiète à son tour, Lily s'enquiert de la situation.

— Qu'est-ce qu'il y a, professeur ?

Bruno fronce les sourcils.

— Je vous avais dit de pas leur faire confiance à ces trous du cul !

Repérant le petit manège des garçons, Jacques fait non du doigt et, d'une voix colérique, les menace.

— Non, non, non ! Vous n'allez pas vous en tirer comme ça tous les deux ! Vous allez réparer vos âneries !

Excédée, Lily se met à crier.

— Vous allez nous dire ce qu'ils ont fait, bordel ?

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