Emportée par le vent...

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Emportée par le vent...

Quand Anne eut quinze ans, elle se regarda beaucoup plus longuement dans le miroir, une psyché qui lui permettait de se voir de pied en cap. Elle ne se trouva pas assez jolie. Certes, les traits de son visage étaient délicats mais les formes naissantes de son corps d'adolescente lui paraissaient déjà trop affirmées. Elle aurait aimé être très mince, diaphane, presque transparente, comme une idée de jeune fille. Hélas, elle avait un corps bien visible et celui ci l'encombrait. Anne palpa à regret le gras de ses bras, effleura l'arrondi de son ventre, sa main descendit jusqu'à ses petites cuisses de grenouilles qu'elle voyait comme des cuisseaux de chevreuil ! Ses vêtements amples masquaient ses formes qu'elle croyait généreuses. L'image que lui renvoyait son miroir l'indisposait. Pourtant son corps de jeune nymphe en faisait déjà rêver plus d'un.

- Je suis laide, murmurait-elle souvent en détournant le regard de ses formes qu'elle détestait.

Aussi décida-t-elle de ne presque plus se nourrir. Le lundi, quelques graines de tournesol picorées de temps à autre suffisaient à calmer son appétit. Le mardi, une vieille pomme ridée emplissait son estomac jusqu'au soir. Le mercredi, trois petits verres d'eau citronnée suffisaient à l'hydrater et la rafraîchir et ainsi de suite jusqu'au dimanche...

Chaque matin, avant d'aller à l'école, un rituel s'imposait. Anne prenait un mètre de couturière et mesurait son tour de poitrine, sa taille, ses hanches en notant scrupuleusement, sur un carnet, les progrès constatés. Quand elle perdait un centimètre de tour de taille, elle inscrivait, en face des résultats, une note qu'elle évaluait en fonction des efforts consentis. Bientôt, elle n'eut plus faim et se trouva comme allégée d'un poids. Elle aurait rêvé ne plus avoir besoin de boire, non plus. Toutes ces contraintes lui pesaient et elle s'attardait souvent devant la statue de la Vierge, face à la mer, si belle, aux proportions parfaites, sculptée dans le marbre par un artiste de génie.

Après quelques semaines de privations, son miroir lui renvoya une image conforme à ce qu'elle désirait. Sa mère la disait filiforme, voire squelettique. Son père, pour la taquiner lui avait donné le surnom de Narcisse car, depuis qu'elle avait maigri, elle aimait passer du temps à s'observer dans la psyché pour surveiller sa ligne ou s'adresser un sourire complice.

Cependant, le fait de se nourrir de manière restrictive lui causait de violentes brûlures d'estomac. Parfois des douleurs lancinantes comme des piqûres d'aiguilles la tourmentaient jour et nuit. Son corps demandant grâce, elle consentait alors à manger un peu plus. Ainsi, ses souffrances s'apaisaient. Mais le petit démon qui la poussait à adopter des comportements extrêmes veillait. Et les privations reprenaient toujours plus agressives, son désir d'idéal l'absorbant toute entière.

Sa mère s'aperçut qu'elle semblait s'effacer un peu plus chaque jour. Son corps se réduisait à la portion congrue et pliait comme un roseau à la moindre brise. En maman avisée et inquiète, elle décida donc de l'emmener chez un de ces praticiens, spécialiste du corps et de l'âme :

-Ton indice de masse corporelle a dépassé le seuil critique. Il est de 14.5 et équivaut à une dénutrition. Je te dis les choses telles qu'elle doivent être dites, sans détour. Car en ne mangeant pas suffisamment, tu mets ta vie en danger, déclara le médecin d'un air sombre, à l'adolescente.

- Elle ne veut pas m'écouter quand je la mets en garde dit la mère. Elle continue obstinément à se priver de nourriture pour ressembler aux mannequins désincarnés que l'on voit à la télévision dans les défilés de mode.

Recroquevillée sur sa chaise, Anne fit pivoter son corps du côté de la porte comme pour échapper aux paroles accusatrices. Puis elle entortilla sa queue de cheval autour de ses doigts en signe de reddition. Le duvet mousseux de ses cheveux frissonna sur sa nuque.

- Elle mange réellement comme un moineau, renchérit sa mère. Rien que des graines de tournesol, de lin, de pavot, et de sésame.

Comme pour la conforter dans ses dires, Anne sortit de sa poche quelques graines de tournesol qu'elle commenca à grignoter consciencieusement, avec l'air effarouché et tranquille à la fois d'un écureuil.

Le silence était à peine égratigné par le bruit sec de la mastication.

- Qu'en penses-tu, Anne ? questionna le docteur, en la regardant fixement.

La jeune fille baissa les yeux en silence. Le diagnostic ne l'affectait pas, elle était déjà ailleurs. Elle ne trouvait d'intérêt à la vie que dans la mesure où elle suivait à la lettre les règles qu'elle s'était fixées. Cela la rendait tellement heureuse. Ils ne pouvait pas comprendre... Pourtant, elle décida de se ranger à l'avis du praticien et de sa mère :

- Je vais faire un effort pour manger davantage, dit-elle d'une voix atone.

- Ha ! Ma petite fille, lui dit le médecin en souriant, me voilà rassuré ! Je te prescris des vitamines pour remédier aux carences.

Puis comme une boutade qu'on lance pour mettre un terme à une conversation pesante, il poursuivit :

- Si tu ne manges pas plus, un jour, tu finiras par t'envoler!

La jeune fille le regarda d'un air doux, à la dérobée. L'homme ne perçut pas son cillement de paupières, à peine un léger battement d'ailes... Anne fut la seule à remarquer, à travers la fenêtre, les nuages plumeux et délicats qui filaient vers l'horizon comme aspirés par les courants d'altitude.

Le lendemain, lorsqu'une tempête se leva, Anne se souvint de ce que lui avait dit le médecin, à la fin de la consultation. Cette idée de ne plus sentir son corps la séduisait. S'envoler et n'être qu'une âme parmi les reflets mauves d'un coucher de soleil, voilà ce qu'elle espérait. Se défaire de son enveloppe comme un papillon sort de sa chrysalide, c'est tout ce qu'elle désirait. Etre belle ne lui suffisait plus. Elle voulait se fondre dans la beauté des choses...

Elle se remémora ses privations, ses douleurs, son corps qui souffre et se cabre. Tout ce contrôle sur elle-même, n'avait-il pas pour but d'échapper à leur contrôle, à eux : sa mère, son père, le médecin ? Se libérer de leur regard, de celui des autres, de tous les autres, se délivrer du carcan de leur autorité pour pouvoir enfin s'épanouir et voler de ses propres ailes... Et respirer à pleins poumons le vent dur de décembre, celui qui coupe le souffle d'une délicieuse blessure...

Elle s'enveloppa dans un châle et partit à pied en direction de la falaise, s'agrippant aux réverbères, aux garde-fous, aux arbres, tant les rafales étaient violentes. Le vent hurlait et bourdonnait contre ses tempes, l'attirant à lui, impérieux, exigeant, puis la repoussant aussitôt. Quand elle parvint jusqu'aux vagues mugissantes, elle leva les yeux au ciel, écartant ses membres frêles pour prendre à pleines brassées les bourrasques. A ses pieds, tout en bas de l'à-pic, l'océan roulait sa colère. Elle resta là, un moment, offerte aux éléments déchaînés. Puis elle s'envola, petit pantin de chiffon désarticulé, balloté par les tourbillons impétueux du vent...

Dans le cimetière de Saint Benoît, une tombe est fraîchement creusée, avec une stèle en forme de cœur, portant les inscriptions suivantes : Anne Orexie - 2004 - 2019 - Emportée par le vent.

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