Chasse à courre - 2° partie

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Happé par l’action en cours, la forme en approche ne retint pas l’attention du jeune prince. Le cri de son voisin le remplit d’effroi. Un animal de grande taille, extrêmement rapide, fonçait sur eux. Hugo prit juste le temps de tourner la tête vers sa gauche. Tel un bolide sur pattes, l’animal bondit, pesa de tout son poids, fit tomber le fils du roi Maximiliano sur le côté. Les deux puissants dobermans qui le suivaient sautèrent et enfoncèrent leurs crocs dans la chair de cavaliers armés. Une autre bête, plus légère encore, à peine plus charpentée que les chiens de chasse, s’en prit au mollet d’un quatrième.

Dépassée, la troupe freina pour mieux se défendre alors qu’un sifflement attirait leur l’attention depuis l’étendue couverte de bosquets. Quatre cavaliers apparurent, trottant dans leur direction. Obéissants à l’appel, les bêtes les rejoignirent, le grognement toujours présent dans leurs gorges.

Deux hommes vinrent en aide à Hugo, affalé au sol. Trois autres pressaient leurs blessures.

— Un tueur de loup ! s’exclama Jerry.

Ce lévrier aux multiples surnoms s’était rangé avec ses trois compagnons derrière les fiers destriers des nouveaux arrivants. Le plus grand chien connu à ce jour, de la taille d’un poney, rarissime, valait une fortune, et seuls de riches aristocrates en possédaient.

— Krys ! rugit Duncan, la rage au ventre, la main sur sa blessure au bras gauche.

Jerry ne l’avait jamais rencontré. S’agirait-il des Quatre dont tout le monde parlait ?

Faisant fi de la douleur, Duncan menaça le groupe de son arc. D’autres le suivirent dans son geste pour se rendre compte que Krys, rapide comme l’éclair, les visait aussi, suivi par les siens.

— Baissez vos armes ! lança le chef du groupe d’anciens esclaves. Ce serait miracle si vos jouets parvenaient à nous égratigner.

Tous les regards se portèrent sur les arcs des quatre arrivants.

— Baissez vos armes ! répéta Krys en montant d’un ton.

Précédé d’un sifflement, un « poc » puissant attira l’attention de Jerry. Un des hommes de la suite de Hugo sursauta puis cria d’effroi après avoir lâché sa flèche dans les airs, les yeux rivés sur l’embout de sa selle. Proche de son entrejambe, une flèche solidement plantée dans le cuir se dressait fièrement. Ce son mat et court témoignait de la puissance du tir et de la précision du guerrier. Toutes les têtes se tournèrent alors vers Krys. Il les tenait à nouveau en joue.

— …sinon je lâche mes chiens, sans répondre du résultat.

Convaincus du désastre qui s’ensuivrait, tous obéirent. Les nouveaux arrivants agirent de même et avancèrent. Lorsqu’ils furent à proximité, Hugo, qui s’était relevé péniblement, les tança :

— Que faites-vous là ?

Le ton employé n’avait rien d’amical.

— Nous entraînons nos chiens de guerre. Et accourons pour sauver deux d’entre eux.

— Des chiens ? Ce sont les loups !

Personne ne l’avait remarqué, mais les bêtes pourchassées s’étaient arrêtés en même temps que la troupe et se trouvaient à nouveau entourées par les chiens.

— De simples chiens-loups, vous dis-je. Mais pas n’importe lesquels. Vous vous apprêtiez à abattre deux des vainqueurs de Bladel.

Les cinq chiens de guerre qui avaient suivi la troupe d’anciens esclaves, se souvint Jerry. Leur précision aurait, selon les dires, surpris les soldats du général Gauthier. Deux chiens-loups, deux dobermans, et un malinois. Mais alors que faisait ce lévrier hors du commun avec eux ?

William, qui n’avait pas menacé Krys de son arme, fit un pas vers lui et lui demanda :

— Je peux voir votre arc ?

Sans se faire prier, l’ancien gladiateur tendit l’objet de toutes les curiosités. Le prince le soupesa, tenta d’en reconnaître la matière puis testa la tension de la corde. Surpris, il reconnut :

— Impressionnant pour cette taille.

— Vous tenez en main le véritable vainqueur de Bladel.

William dodelina de la tête.

— Mais celui que vous aviez ce jour-là n’était pas constitué de cette matière.

— Effectivement, il s’agissait d’un arc composite.

— Et celui-ci, de quoi est-il fait ?

— La prochaine guerre sera plus exigeante.

Un silence perdura dans la petite prairie. Tous comprirent l’allusion. Un ennemi puissant nécessitait des armes puissantes impossible à reproduire.

Jerry nota combien les hommes de Krys semblaient sûrs d’eux. En réalité, estima-t-il, ils surveillaient la troupe, attentifs à la moindre menace. Leur fière allure reflétait leur parfaite assurance.

— Cela ne nous dit pas ce que vous fabriquez, présentement et précisément, sur ces terres royales, fit remarquer Hugo après avoir péniblement repris place sur son cheval.

— Toute terre appartient au roi, répondit Krys. Ici ou ailleurs, comme nous vous l’avons déjà suggéré, nous préparons la prochaine invasion.

Le regard du prince se posa sur les sacoches des guerriers venus du sud. Une menace car, tout gibier, toute herbe appartenant au roi, il devenait aisé d’inculper qui que ce soit. Une attitude qui exaspéra le chef des Sudistes : avant qu’on ne s’intéresse plus avant à lui, il augmenta la pression.

— Maintenant, rappelez vos chiens, sinon je lâche les miens pour en faire de la pâtée pour chat.

En l’absence de réaction, Krys montra les chiens qui menaçaient encore ceux que chacun avait pris pour de dangereux tueurs d’hommes puis, d’un regard à ses bêtes, il cracha deux mots : « mordre, pattes ».

Si chacun des trente billys, braques et magyars faisait pâle figure par rapport à eux, comment ces six chiens pouvaient-ils espérer l’emporter ? La démonstration parut portant limpide, quand, d’un bond, les deux bêtes au pelage blanc fermèrent leur mâchoire sur une des pattes de leurs vis-à-vis, les lâchèrent, les babines en sang, puis passèrent à deux autres. L’espace autour de la prairie se remplit des hurlements, aboiements et jappements du troupeau alors même que fusaient sur eux le lévrier roi et ses compagnons. Apeurés, les chiens de chasse se contentaient de simuler l’attaque, espérant que leurs aboiements les sauvent. Le maître-chien comprit rapidement. Il fit avancer son cheval en levant les bras et en appelant ses bêtes. Krys lança un ordre. Toute querelle cessa. Au sol, huit chiens de chasse gémissaient, blessés.

— Et c’est ainsi qu’on gagne une guerre, conclut Krys.

Subitement, tout devint limpide. Quatre hommes et six chiens faisaient face à quinze princes et vingt gardes, officiers et soldats sans qu’apparaisse la moindre once de crainte dans leur regard. À l’opposé, le groupe des princes, leurs invités et leurs protecteurs ressemblaient à de jeunes brindilles abandonnées au vent.

Krys salua d’un signe de tête accompagné d’un « Messieurs » et fit un pas vers l’ouest. Hugo le tança :

— Vous avez menacé une troupe royale, ça n’en restera pas là !

Outré, Krys fit face à celle-ci.

— Je vous retourne votre question, vous, que faites-vous ici ? Vous amusez-vous ? Prenez-vous du bon temps ? Où étiez-vous lors de la dernière guerre ? Il s’agissait de défendre le seul territoire capable de, véritablement, défendre tous les autres et que faisiez-vous ? Vous amusiez-vous ? Pendant vos jeux, la fille du roi d’Andalore a failli perdre la vie ainsi que tous ceux qui défendaient ce territoire, au point que vous seriez bien incapables, aujourd’hui, d’en fouler le sol !

Il avait haussé le ton jusqu’à ce dernier mot, puis reprit, son regard balayant le visage des princes.

— Ici même, j’entends que plusieurs courtisent la fille du roi. Vous n’êtes pas dignes d’elle, elle se battait, elle, à Bladel. Pour vous ! Et vous l’aviez abandonnée à son sort !

Il fit volte-face, suivi des siens et de ses bêtes, y compris les chiens-loups.

Un grand silence régna dans la prairie jusqu’à ce que disparaissent les cavaliers à l’horizon.

.oOo.

Je les regardais. Plusieurs avaient pris la parole, en particulier Clément, Robb et Jerry. Leur fébrilité encore palpable, je me demandais s’ils étaient de ceux qui avaient le plus ressenti la violence de l’événement. Antoine, qui ne m’avait jamais approchée, avait raconté la fin, la partie la plus humiliante pour tous. Ceux qui m’avait courtisée, Jerry, Robb et Robert, avaient du mal à soutenir mon regard. Sans doute ne seraient-ils pas présents face à moi si Clément ne les y avait amenés.

— Eh bien, eh bien ! déglutis-je, quelle confrontation !

Robb et Robert se servaient copieusement de ces petits gâteaux si délicieux que mon frère avait fait amener, et qui les apaisaient certainement.

Je m’intéressais aux détails, surprise de la violence de la rencontre.

— Ce sont les hommes de Hugo qui ont levé leurs armes les premiers, commença Robb.

— Ensuite, le ton a monté, continua Antoine. Nous, nous n’avons pas été inquiétés.

— Je sais que Krys a horreur de la chasse, ajoutai-je. Une raison de son humeur, peut-être.

— Pourquoi ? demanda Robb.

— Il dit que les chasseurs ne tiennent que rarement compte de la population des animaux chassés.

— Tant mieux si les loups disparaissent, jugea Jerry.

— Selon lui, on a besoin d’eux.

Devant leur air interloqué, j’ajoutai, sans en connaître la raison :

— La forêt aurait besoin d’eux.

J’avais apprécié la dernière réplique de Krys au plus haut point. Il avait répondu à la menace en leur jetant, pour l’occasion, leurs contradictions en pleine face. Il ne s’agissait que de vérités, ce que chacun aurait pu comprendre par lui-même, mais que tous se cachaient, sans quoi, comment survivre face à la lâcheté ? Certes, les vrais responsables de ce qui aurait pu représenter un immense gâchis étaient leurs souverains de pères, mais j’appréciais la manière dont il avait placé leur progéniture devant le fait accompli, car ils s’impliqueraient sans doute plus aisément à l’avenir.

— Et Hugo, m’enquis-je, que compte-t-il faire ?

Ils se dévisagèrent, incertains.

— Il est resté maussade tout le trajet, répondit Clément. Et encore, quand il s’est senti suffisamment remis de sa chute, il a accéléré avec les siens et on ne l’a plus revu.

— Krys doit se croire protégé pour avoir osé lui tenir tête, supposa Antoine. Est-ce le cas ? Le roi le protège-t-il ?

Comme je fixais Clément, chacun attendit sa réponse.

— Pas spécialement, répondit-il dans un haussement d’épaules. Père ne l’apprécie pas autant que vous le pensez.

Après un court moment de silence pendant lequel aucune explication plausible n’apparaissait, hormis l’évidence – on avait besoin de lui – je déclarai :

— Méfiez-vous de Hugo. Son père a réussi à rallier à lui trois rois. Sa maladie l’affaiblit de sorte qu’on prête à Hugo l’ambition d’étendre sa domination en profitant de la menace des Galiens. La perte d’Andalore l’aurait arrangé, car, devant l’évidence, tous les royaumes se seraient ligués autour d’une bannière unique, qu’il se croit le seul apte à revendiquer. Et, effectivement, qui d’autre, à part son père malade ? Souvenez-vous : au lieu de se liguer pour protéger l’accès à l’Isthme, chaque royaume ne nous a envoyé que deux cents hommes. Cela s’est révélé insuffisant, ce que nous savions dès le début. Qui a usé de son influence pour limiter autant cette aide ? Qui, selon vous ?

Jerry m’avait fourni un indice : mon père exigerait trop. En réalité, la gloire lui serait revenue en cas de victoire, ce qui aurait porté atteinte aux ambitions hégémoniques de Hugo. Je soupçonnais ce dernier d’avoir exigé la fonction de meneur des dix royaumes. Devant le refus de mon père, il aurait convaincu la congrégation – réunie pour préparer la guerre – que celui-ci exigeait le statut de roi des rois, alors que c’est Hugo qui le revendiquait.

Ce soir-là, comme je l’avais imaginé, aucun prince ne demanda à me voir. À l’inverse, amies et princesses étrangères désiraient en savoir plus, interpelées par la mine refrognée des participants à la course. Il s’était passé quelque chose et, en leur compagnie, honteux, ces messieurs protégeaient leur secret.

Chaque prince interrogea son parent. Un royaume avait été attaqué et on l’avait laissé seul face au danger, quitte à perdre ce lieu stratégique entre tous : l’Isthme. Le territoire d’Andalore aux mains des Galiens, subitement, trois royaumes auraient partagé leur frontière avec l’ennemi héréditaire.

Alors que je croyais l’espoir de mes prétendants anéanti pour le temps des festivités, la recherche de sincérité décelée chez William lors de notre première entrevue le libéra de son fardeau. Plutôt que de se morfondre dans la culpabilité, il demanda des comptes à son père, puis osa prendre rendez-vous avec moi.

— Échanger quelques dizaines de mètres de frontière contre près de deux cents kilomètres, ce n’est pas du tout la même chose, lui ai-je dit. J’étais outré.

— On peut l’être à moins, confirmai-je. S’est-il expliqué sur ce point ?

Le prince confirma ma manière de penser. Si le roi George était resté évasif devant son fils, il s’était tout de même retranché derrière les supposées ambitions démesurées de mon père pour expliquer son choix. Je lui révélais mes conclusions, partagées peu avant aux jeunes princes : la congrégation des souverains avait adopté le point de vue de Hugo, qui consistait à projeter sur mon père ses propres ambitions.

— C’est curieux, fit remarquer William. Tout le monde connait les plans de Hugo, comment peuvent-ils croire en ses mensonges ?

J’avais opiné de la tête.

— Tout le problème est là, reconnus-je. Mon professeur répondrait que les hommes ont tendance à adopter trop facilement le point de vue de celui qui les effraie, quitte à prendre son parti contre leur volonté première.

J’avais résumé sa pensée sur le ton de la récitation, sans doute pour la rendre plus audible.

— De la lâcheté, donc, déduisit le prince.

— Rien de moins. Au moment où ils disposent de la capacité de mettre un terme à la folie du fait de leur nombre, à ce moment précis, ils l’adoptent.

— Et se laissent entraîner avec elle, ajouta-t-il pour lui-même.

— C’est pourquoi nous nous devons d’être différents.

Il me fixa intensément. Je devinai dans ses pensées le lien qu’il établissait avec la question posée lors de notre première entrevue. Pourtant, je n’osais ajouter à son trouble. J’attendais sa réponse, il le savait, inutile de lui rappeler. Son silence parlait de lui-même : il ne parvenait pas à trancher. L’injustice vécue par tant de petites gens le dépassait. Si son honnêteté et sa franchise m’attirait, son indécision sur ce point m’indisposait. Je voyais en Krys quelqu’un de plus décidé et volontaire que William. Il dut le déceler dans mon regard, s’excusa et prit congé rapidement. Au moins avait-il rempli son objectif : m’assurer de son innocence quant à la politique menée à l’approche de la guerre. Cependant, il venait à nouveau de mesurer combien mon attente nous séparait.

À la place de son père, aurait-il argué de l’importance vitale de défendre l’Isthme contre le point de vue dominant ? Une fois sur le trône, ferait-il partie des très rares souverains à prendre sur eux pour combattre la misère ?

Si oui, j’accèderais à sa requête sans hésiter.

Et Krys ? Quels détails dans sa personnalité m’avaient convaincue qu’il rentrait dans mes petites cases ? Mon attirance pour sa fougue m’aurait-elle aveuglée ?

Quoiqu’il en soit, c’est de lui que je rêvais cette nuit-là, reproduisant l’événement étape par étape, faisant maintes fois tourner en moi sa dernière réplique. Il n’avait pas craint l’aura des puissants.

Les jours qui suivirent furent empreints du même embarras. Le jugement de l’ancien gladiateur avait douché les velléités des plus téméraires. Un revers fortuit, qui profita à d’autres princesses. Plusieurs affinités apparurent, comme autant de signes détectables aux oreilles indiscrètes et aux bouches avides de bavardages et de ragots. Les plus pressés n’attendirent pas, les fiançailles eurent lieu durant la semaine de cérémonie, tirant profit de la présence des plus importants personnages. Ces moments érodèrent la retenue de certains, un événement qui arriva malgré tout trop tard. Nous nous séparâmes en bons termes et tous promirent de me revoir bientôt. J’avais échappé, pour le moment, à mes obligations, mais craignais une décision hâtive du roi à défaut d’en avoir choisi une qui l’arrangerait.

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