La soirée - 1° partie

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Légèrement en retard, Bruce arriva au moment où Allie plaçait les ménestrels. Tout au long du trajet, il s’était demandé qui il côtoierait. Il espérait la proximité de la princesse afin d’obtenir plus facilement les réponses qu’il attendait. Qui d’autre pourrait lui en donner ? Les explications de Nadine ne l’avaient pas complètement convaincu.

La pièce était grande et spacieuse. Une seule table s’y trouvait, proche d’un mur. De grandes plantes et plusieurs espaces conviviaux occupaient l’espace restant.

Alors qu’il saluait les ménestrels, Allie plaça le capitaine à côté d’eux. Son voisin de gauche était Andreï Champenois, proche de la cinquantaine, père de Jacques, qui lui faisait face. Anne, la femme de Jacques était assise à côté de son mari, devant Bruce. Robert Agnot, voisin d’Andreï, complétait l’équipe. À la droite de Bruce, la place d’honneur, réservée à la princesse.

De l’autre côté, Allie et Alina côtoieraient les ménestrels, suivies de trois inconnues qu’on lui présenta sous les noms de Cassy, Julia et Lucette. Il en déduisit que la seconde place d’honneur avait intelligemment été attribuée à Vincent Moréa, une compensation à son éloignement de la maîtresse des lieux.

L’ambiance était chaleureuse. Il ne reconnut aucun des stigmates habituels aux femmes agressées, un fait qui le surprenait au plus haut point depuis sa visite. Les demoiselles arboraient la gaité d’un lendemain de fête.

Anne Champenois parlait avec le chef de la troupe. Cela lui offrit le temps d’observer les convives. Vincent fit son entrée, salua et prit place aux côtés de Julia et Lucette qu’il accompagna d’un mot d’humour pour ses voisines Celles-ci gloussèrent pour l’occasion. Bruce se demanda si elles n’avaient pas insisté pour se retrouver à côté de lui. Vincent notait certainement combien elles étaient jolies et ne regretterait pas la place qu’on lui avait attribuée.

La princesse fit son apparition, assise dans un fauteuil roulant poussé par Allie. Bruce et les ménestrels furent les premiers à se lever. Surprises, les demoiselles ne se firent pas prier. Vincent les imita. Parvenue à destination, elle dit : « Ne vous levez pas pour moi. » et prit place avec grande légèreté. Chacun se rassit. Elle souhaita la bienvenue à tous et présenta rapidement les convives. Les servantes commencèrent à servir les boissons.

Sara s’intéressa plus particulièrement aux ménestrels, après les avoir invités à détailler leur parcours. À la mort du roi, ils avaient accouru, curieux de la direction que prendrait le pays. Par crainte que celui-ci ne se délite, le nouveau dirigeant avait envoyé l’armée dans les régions soumises aux attaques et ils l’avaient suivi pour couvrir l’événement. Ce point intéressait beaucoup Sara.

Pendant qu’on servait le repas, Andreï s’intéressa à la santé de la princesse.

— Comment va votre jambe ?

— Bien. J’ai été surprise, lors de notre… petite expédition en forêt, qu’elle se révèle aussi solide.

— Petite expédition…

Le doyen de la troupe avait noté l’expression et répété à voix basse. Sara y reconnut l’incapacité qu’elle avait à utiliser le terme exact.

Profitant du sujet abordé, sans gêne aucune, Lucette voulu montrer combien la princesse avait malmené son membre blessé. Elle se leva, attendit que tous la regardent et, influencée par la présence de la troupe, salua.

— Tout le monde pérore sur la jambe de la princesse et sur la manière dont nous avons vaincu les brigands. Et s’il s’agissait d’une seule et même chose ?

À ces mots, ceux qui lui tournaient encore le dos se retournèrent, assoiffés de réponses. Attentif, Bruce se dit que, peut-être, enfin, il comprendrait.

— Ne vous inquiétez pas, commença-t-elle, la démonstration va être très simple, mais elle explique tout.

La jeune femme plia une jambe et chercha son équilibre sur l’autre. Celui-ci retrouvé, elle sautilla sur une distance de quelques pas sur un pied, puis revint à son point de départ. Arrivé à terme, alors que tous attendaient la suite, elle déclara :

— Ça n’a l’air de rien, mais c’est ainsi que la princesse se déplaçait pour combattre. Je vous propose de vous y entraîner une fois rentrés chez vous et vous constaterez combien c’est difficile.

Sur ce, Bruce se leva, l’empêchant de continuer. Il précisa avoir assisté par trois fois dans la journée à ce genre d’exercices alors qu’il arpentait les longs couloirs du château.

— J’ai remarqué plusieurs groupes de petites filles s’amuser à cette sorte de nouveau jeu.

Il se tourna alors vers Sara.

— De la démonstration de mademoiselle, je comprends qu’elles vous imitaient.

— Pas seulement trois groupes de petites filles, surenchérit Vincent. J’ai vu ça partout. Mais elles terminent leur course par un geste. Elles lancent quelque chose.

— Un poignard ! s’exclama Lucette. La princesse atteint ses cibles de cette façon.

Toutes les têtes se tournèrent vers Sara.

— Ne me dites pas que toutes les petites filles de la capitale sont en train de m’imiter…

Affectant la consternation, elle cacha son visage entre ses mains.

— Les seules personnes qui ignorent cette histoire sont les absents, estima Vincent.

— Vous êtes en train de devenir l’égérie du peuple, s’amusa Andreï. Si ce n’était pas déjà le cas, préparez-vous.

Puis, à destination du capitaine :

— Si j’ai bien compris, vous avez enquêté sur ce qui s’est passé dans la cabane ?

— Oui.

— Combien de personnes atteintes de flèches ?

— Oh, je dirais… Un gros tiers.

Andreï Champenois se tourna vers la princesse.

— Comment avez-vous fait pour éliminer autant de malfaiteurs à vous seule ?

Sara évalua le personnage. Le chef de troupe était en plein travail. Elle avait en face d’elle deux enquêteurs, en quelque sorte. Pour l’un, Bruce, il s’agissait d’une de ses missions. Pour l’autre, son gagne-pain. Plus ce dernier en savait, plus les gens cherchaient à entendre ses histoires. Ils partageaient toit et couvert et, parfois, le rémunéraient. Leurs hôtes parlaient de leur quotidien et le ménestrel augmentait ses connaissances et son attractivité. Une fonction qui intriguait la fille de roi.

Elle dévisagea ses compagnes avant de répondre à la question.

— Parce que je n’étais pas seule.

— Oui, bien sûr, mais…

— Peut-être que la princesse devrait faire une petite démonstration, proposa Julia.

— Oui, le lancer de couteau, par exemple, surenchérit Lucette.

Sara secoua la tête, peu décidée à jouer ce rôle. Ne s’en laissant pas compter, la jeune femme modifia sa proposition.

— D’accord, alors, nous allons vous montrer comment ça s’est passé.

Survoltée, Lucette réclama la présence de Julia et Cassy. Les ménestrels préféraient voir et montrer plutôt qu’entendre et parler ? Ils en auraient pour leur argent ! Elle s’empara de deux coussins et en donna un à Julia.

— Disons que ce sont les portes d’une armoire transformées en bouclier. Nous, nous protégeons la princesse, Cassy, qui nous suit de près. Derrière elle, les autres filles sont armées de débris pour les blesser ou les aveugler. » Elle se tourna vers les servantes. « Venez, vous autres, vous nous attaquez.

Guidés par Lucette, elles simulèrent un combat qu’elles connaissaient par cœur, tellement la peur avait inscrit l’événement jusqu’au tréfond de leur être. Cassy simulait les gestes d’un archer et les servantes les coups d’épées et les morts au combat, jusqu’à la fuite dans la forêt. Pour parer à l’improvisation, Lucette détaillait les actions au fur et à mesure et guidait les gestes de ces actrices en herbe.

La simulation ne dura qu’un temps, suffisamment pour que Sara s’amuse de l’intérêt inscrit sur le visage des convives. Ainsi, tous sauraient, sans qu’il soit besoin de raconter. Seul au bout de la table, Vincent assistait à la démonstration, épaté.

— Mais qui a eu toutes ces idées ? s’émerveilla Andreï en applaudissant.

Lucette haussa les épaules et désigna la fille du roi.

— La stratégie de la flèche et du bouclier, intervint Jacques. On protège les archers afin qu’ils fassent le gros du travail.

— Assurément une bonne stratégie si on parvient à les protéger, convint Andreï.

— Mais différente de celle engagée à Bladel, il me semble, fit Vincent.

Ils discutèrent ainsi un moment. Sara écoutait avec curiosité. Les hommes nageaient dans leur élément, donnant leur opinion sur la meilleure manière de remporter un combat.

— En fait, réagit-elle, ce n’était pas si différent de Bladel. Au fort, les hommes aux armures résistantes ont joué le rôle de boucliers, en quelque sorte. Grâce à eux, les archers de Krys ont remporté la décision.

Andreï respira profondément, comparant les deux situations. Il hocha la tête. « Tout s’explique, maintenant ! » conclut-il. Il remercia les filles pour leur prestation et les félicita chaleureusement. Avis d’expert.

.oOo.

Après le repas, des groupes se constituèrent. Sara échangea avec Bruce et Vincent, et les ménestrels discutèrent des détails du combat avec les autres demoiselles. S’ils désiraient reproduire l’événement, que ce soit en parole ou en acte, ils avaient besoin d’une vision la plus détaillée possible. Le dessert occupa le milieu de soirée, puis les servantes préparèrent une zone conviviale faite de tapis, de poufs et d’éclairage de circonstance. Robert Agnot et Jacques Champenois préparèrent leurs instruments et chantèrent. Vincent invita Lucette à danser, suivi rapidement par d’autres. Bruce tendit la main à Anne. Au milieu des danseurs, il demanda :

— Comment interprétez-vous le fait… (il chercha ses mots) …au vu de ce qui leur est arrivé, que les demoiselles ne semblent souffrir d’aucun traumatisme ?

— Eh bien, figurez-vous que je me suis posé la même question. On peut prendre en compte leur victoire sur leurs bourreaux, bien sûr, ce qui représente… (elle hésita) un fait indéniable, en soi, déjà très important. Je me demande tout de même… si une seconde raison ne se superpose pas à celle-ci.

— Vous m’intéressez.

— De ce que j’ai compris, elles ont également relevé une seconde victoire. Quand la princesse les a invitées à se battre, elles n’étaient pas prêtes. Elles ne croyaient pas en elles. Elles avaient renoncé. Mais quand elles se sont retrouvées seules avec un des brigands, cette fois, elles ont pris sur elles-mêmes, malgré les risques. C’était leur décision. Et il y a eu cette suite de combat, donc le dernier combat, très dur. À chaque étape, elles ont tenu le choc. À chaque fois une nouvelle victoire pour elles.

Bruce jeta un œil aux demoiselles. Rien ne révélait les faits passés. Au contraire, guidées par Lucette, elles avaient mimé leur propre histoire.

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