Mise en scène - 3° partie

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Au matin, ce n’est pas sans une certaine satisfaction que je pris connaissance de l’éloignement de mon père. J’appréhendais son retour, et imaginais nos embarras respectifs. Quels seraient ses premiers mots ? Allait-il me reprocher ma désobéissance ? S’excuser de ne pas avoir tenu sa promesse ? Il nous avait abandonnés ! Il m’avait abandonnée ! J’étais terriblement gênée pour lui.

La nouvelle de la victoire lui était arrivée alors qu’il n’avait pas atteint sa destination. J’imaginais son effarement et sa honte. Comment allait-il gérer la situation ?

Comme promis, Tamara était passée tôt, mais pour m’interdire mon petit déjeuner. On m’avait lavée, bichonnée, aseptisée. J’étais prête pour les bons soins de Krys. J’oubliais le roi pour me laisser bercer dans cette attente.

Ma jambe guérirait sans dommage, j’en étais persuadée. Pour mon avenir… Je pris une forte inspiration. Pourquoi avais-je l’impression que Krys et ses amis pouvaient là aussi changer les choses ? Parce qu’ils représentaient mon seul espoir ? Ils étaient si différents. Pour le peu que je discernais, ils avançaient, ils ne reculaient pas. Ils étaient soudés là où nous étions si souvent divisés. Je les avais observés pendant le trajet : il se dégageait d’eux une force. Une forme de plénitude. Une totale assurance.

Ils respiraient la vie !

Krys en était-il seul responsable ? Ou s’agissait-il d’un principe acquis loin de nous, loin de tout ? Les deux, sans doute. J’espérais qu’ils restent avec nous. J’espérais que leurs conceptions se révèlent communicatives et contribuent à transformer durablement notre société. J’espérais que mon père serait si impressionné qu’il attribuerait à l’un d’eux les plus hautes responsabilités. Si ce que j’ai cru percevoir en Krys se vérifiait, notre monde en deviendrait plus égalitaire.

Allait-il continuer à s’occuper de moi afin de m’éviter une totale dépendance de nos médecins ?

Tout s’était passé si rapidement ! À l’angoisse des premiers jours de la guerre avait succédé l’élan de la victoire. Je regardais mon poing. Je l’avais fermé avec force afin d’appuyer mes dires. Maintenant, je l’attendais. Krys. Darkhan Krys ! C’était bien lui que j’attendais. Que pouvait espérer d’autre une princesse comme moi ? Beaucoup mieux qu’un ancien esclave, diraient certains.

Mais pas moi.

Ces pensées qui virevoltaient dans mon esprit me préservaient de l’ennui. Pour autant, il me faudrait m’armer de patience. Mon lit allait devenir ma vie. Ma chambre, mon paysage. Mes pensées, mon horizon. Et pour longtemps encore ! Je baissais les yeux sur mes sous-vêtements. Du linge que seuls les nobles se procuraient. Des toiles et dentelles de soie confectionnées par nos meilleurs artisans. Le deux-pièces, un moyen privilégié par ces dames pour séduire la gent masculine. Sans lui, à moins de me retrouver nue sous les draps, je serais fagotée de toiles quelconques découpées pour l’occasion.

Krys fut annoncé. Je relevai le drap jusqu’au cou.

Les salutations furent comme je les avais imaginées, rapides. Il s’enquit de la qualité de mon sommeil et des douleurs ressenties. Je le tranquillisais.

— Tout va bien, donc ? demanda-t-il une deuxième fois.

— Oui, vraiment. Juste un peu de nostalgie et… beaucoup de plaisir à retrouver mes amis.

J’avais passé la nuit seule pendant que tous fêtaient la victoire. Maintenant, il arrivait, tel un rayon de soleil illuminant la pièce.

— Tu as été magnifiquement représentée lors de la fête. Et très regrettée.

Je connaissais la troupe : une femme élancée aux traits fin avait interprété mon rôle. Par son intermédiaire, les spectateurs me virent pour la première fois une épée à la main. J’aurais aimé assister à l’effarement de certains. Beaucoup avaient dû conclure à une exagération de troubadours.

— Une princesse qui se bat pour la sauvegarde du royaume, ça ne se voit pas tous les jours, continua-t-il, un sourire en coin.

Qu’en savait-il, lui, qui venait juste d’arriver ?

— Mais ça, tu ne le savais pas avant de venir ici, répondis-je pour le taquiner.

— Si, chez nous, certains ont été enlevés tardivement.

Les îles environnantes protégeaient nombre de pirates. En dehors des invasions galiennes, le commerce d’esclaves continuait avec les razzias.

— Tu me raconteras ?

— Oui, bien sûr. Sache déjà que tu as été très applaudie.

Allie me l’avait déjà annoncée, mais ça faisait plaisir de l’entendre dans sa bouche.

— Tu crois pouvoir faire un diagnostic ce matin ?

— Oui. C’est le but de ma visite.

Il commença par la jambe, comme à son habitude. Il la prit plus délicatement que d’ordinaire. Il me jeta un œil pour s’assurer du niveau de douleur supporté. Il la reposa, puis analysa la blessure qui la balafrait. À son expression, je compris que tout semblait normal. Il souleva le drap et étudia les plaies parcourant mon flanc droit. Il me demanda si j’avais mal.

— Seulement quand je bouge ou éternue, répondis-je.

Il acquiesça et continua son inspection.

— Ou quand je ris, le taquinai-je.

Il continua son inspection en dodelinant de la tête, une moue amusée au visage. Il s’entoura de ses fameuses fioles et répandit leur contenu sur un tampon pour l’appliquer sur mes plaies. Je retins mes gémissements mais ne parvins pas à empêcher les soubresauts face à la douleur. Parfois, ses interventions me donnaient des frissons. Parce que c’était lui, je crois avoir été attentive à la moindre de ses actions sur mon corps. Enfin, il recouvra le tout avec des bandages. Il aurait pu laisser faire Tamara mais préférait agir de lui-même. Moi aussi, je préférais. Finalement, il refit l’attelle avec des éléments plus adaptés que les bouts de bois et ficelle glanés au fort.

— Docteur ?

Il dodelina de la tête.

— Les blessures se comportent bien. Pas de risque d’infection. Pas de complications, assura-t-il.

— Et ?

— Si tu ne ressens rien en restant immobile, c’est que tout va bien. Les douleurs dues à tes mouvements sont utiles, elles t’empêchent de bouger et d’aggraver les blessures. Le processus de guérison va être long. Tu devrais pouvoir te tenir droite dans trois semaines, quoique pas longtemps au début.

— Aïe ! Et je marcherai dans combien de temps ?

— Tu commenceras à te déplacer avec des béquilles dans… une dizaine de semaines. Il se passera du temps avant que tu puisses marcher normalement. Il faudra aussi rééduquer tes muscles – ils auront oublié – et t’armer de patience.

Dix semaines ? Je le fixai.

— Il ne s’agit pas d’une blessure anodine, expliqua-t-il, interprétant la signification de mon regard. Tu tenais tête à un Morcan, seule qui plus est. Pour s’attaquer à ce genre d’adversaire, il faut être nombreux. Et équipé.

— Nous n’étions plus assez nombreux…

La scène me revint en mémoire dans toute son horreur, m’empêchant de continuer.

— Nous n’avions plus les ressources pour l’affronter. Il a écrasé ceux qui m’ont suivie. J’étais la dernière, dis-je les yeux humides. J’ai tenu un moment. Et il y a eu ce fameux coup…

Il me considéra, ébranlé, puis me prit la main. Je la serrai.

— Excuse-moi, dit-il, je ne voulais pas…

— Ça ira. C’est juste un moment… J’ai cru voir la fin.

Il chercha ses mots, mais un serviteur accompagné de Tamara apparut au pas de la porte. Curieusement, il fit un signe à Krys, qui acquiesça. Que se passait-il ?

— Je te laisse, m’annonça-t-il. Une urgence.

Je me tournai vers Tamara. Elle haussa les épaules.

.oOo.

Mes servantes terminaient de m’habiller quand on annonça le retour de Krys. À ma grande surprise, il n’était pas seul. Gauthier, notre général, Thomas, Hector, Antony, Olivier, Olga, Guenièvre et d’autres encore, l’accompagnaient

— Alors voilà, annonça Krys, nous avons pensé que, comme tu n’as pas pu assister à la fête, ce qui subsiste de la fête viendrait à toi.

Et tous d’applaudir. Chacun prit la peine de me saluer personnellement. Krys me présenta Markus, que je n’avais pour l’instant aperçu qu’épisodiquement. Il s’agissait du quatrième des immortels. Il me salua par un baisemain. Sa stature m’impressionnait, plus encore que celle de Thomas ou d’Hector. Finalement, Krys, qui était tout de même bien bâti, se trouvait être le plus chétif des quatre. Je les regardai. La bande des quatre ! Mes gladiateurs à moi.

Ils arrivaient si nombreux que je me demandais si ma chambre pourrait les contenir tous.

— Tout cela n’était donc rien d’autre qu’un vil complot ! clamai-je, alors que la porte se refermait. Tamara qui me refuse mon petit-déjeuner, mon serviteur qui s’adresse à Krys, lui-même qui disparaît pour me permettre de m’habiller et maintenant vous voilà tous. Votre visite me fait vraiment plaisir.

— Nous avons souffert de ton absence hier soir, princesse, souligna le général.

— C’était très émouvant, ajouta Antony.

Deux serviteurs amenèrent un petit-déjeuner copieux. Chacun se trouva une place. Nous échangeâmes des amabilités en nous restaurant. Des groupes se formèrent. Je parlais avec mes soignantes en jetant fréquemment un œil vers Krys. Il devisait avec le général et ses officiers. Markus trouva le moyen d’approcher Allie. Finalement, alors que Tamara s’éloignait, Krys approcha. Il prit place sur le siège laissé vacant par son amie.

— Je comprends tout maintenant, dis-je. Les messes-basses, les arrivées millimétrées. Je n’ai rien vu venir.

— On pourrait renouveler l’opération pour t’éviter l’ennui.

— Rester entre quatre murs toute la journée, ça ne m’arrive jamais.

— Je vois que tu as de nombreux livres. Tu sais tout de même t’occuper.

— Sans eux, je deviendrais folle. D’autant que tu viens de m’annoncer le délai de rétablissement.

Et j’espère que tu vas continuer à me soigner tous les matins…

— Vous parliez de moi tout à l’heure. Je t’ai vu te retourner quand tu échangeais avec Gauthier.

— Il dit que mademoiselle est incroyable. Sur le plan militaire, une sacrée lame qui bat même ses meilleurs officiers.

— Il s’agit d’une légende. Comment aurait-elle fait ? Se serait-elle tant entraînée que cela ?

— Ne devrait-elle pas se contenter d’être princesse ? me taquina-t-il.

— Elle s’imagine que cela n’empêche pas. Et elle ne parvient pas à se contenter d’apprendre le solfège ! C’est malgré tout fort indiscipliné de la part d’une demoiselle de son rang, ne trouvez-vous pas ?

Nous parlions avec emphase, comme des nobles discourant sur une tierce personne. À ce jeu, il se débrouillait plutôt bien.

— Serait-elle effrontée ?

— Sans doute. Mais pour l’heure, elle est punie. Et non par son propre père, non, uniquement par le sort ! C’est le sort qui la contraint à rester au lit.

— Pourtant, elle devait bien savoir que cela arriverait un jour. Qu’il lui faudrait payer pour son courage.

— Il semble que cette fois, elle ne pourra plus se le cacher.

— Et, pour une fois, elle est contrainte d’attendre qu’on s’occupe d’elle.

— Qu’on veuille bien s’occuper d’elle, fis-je en simulant une plainte.

— Malgré son effronterie, dont il se dit qu’elle est permanente, elle est malgré tout très aimée et entourée.

Ma répartie se dégonfla comme une baudruche, sans doute parce que j’avais besoin d’entendre ce compliment. Je ne savais si j’étais entrée dans son jeu ou lui dans le mien, mais ce moment de complicité me fit du bien. Je devinai que son diagnostic de tout à l’heure ne signait pas notre dernière rencontre. Il allait continuer à s’occuper de moi.

— Désolée de vous avoir placés dans nos anciennes écuries. Sur le coup, nous n’avons entrevu que cette possibilité.

— Au contraire, c’est ce qu’il nous fallait. C’est suffisamment vaste pour nous installer tous et envisager d’y construire des ateliers. À tel point que nous nous demandons si nous n’allons pas chercher à acquérir cet emplacement.

— Tu… Tu as de quoi l’acheter ?

— Nous ne sommes pas sans moyens. Dans les grottes dans lesquelles nous avons passé un certain temps, nous avons eu la chance d’extraire quelques pierres précieuses de belles dimensions.

— Ce serait moi, je vous offrirais ces locaux, je veux dire, au regard de ce que nous vous devons. J’imagine que vous allez être tous très occupés.

— On devrait en faire un lieu de vie et de travail. En quittant nos cachettes, nous avons abandonné une bonne partie de ce qui nous permettait de fabriquer toutes sortes de choses.

— Épées, lances…

— Ici, si nous parvenons à nous installer, nous pourrons nous diversifier.

— Mon père risque de te commander les armes sophistiquées qui nous ont tous tant émerveillés.

— C’est possible que nous commencions par elles. Elles nous permettront d’investir dans de nouveaux ateliers.

— Quelles sont ces armes avec lesquelles vous transperciez les armures morcanes ?

— Nous les appelons arbalètes. Ce sont des arbalètes spéciales à flèches courtes, bien plus lourdes que les autres. Leur portée est limitée, mais la poussée est impressionnante. C’est une arme spéciale Morcan.

— Sans elles, nous n’aurions pu gagner.

— Certainement. Lors de notre voyage de retour, nous craignions en permanence d’en voir surgir un. Ils sont très rapides. Les arbalètes étaient armées jour et nuit.

— Les souverains des dix royaumes vont faire le déplacement pour les admirer. Vous allez devenir riches.

— Nous-mêmes devrions nous équiper. Les Galiens ne vont pas rester sur un échec. Ils vont revenir en force cette fois.

Je hochais la tête. J’appréciais son implication. Il ne nous abandonnerait pas en cherchant à commercer avec les royaumes du nord.

— Vous allez équiper notre armée ?

— Le général va insister auprès du roi.

— C’est donc de cela que vous parliez tout à l’heure…

— Oui, entre autres.

— Et il va falloir entraîner tout ce petit monde. Vos archers sont bien plus performants que les nôtres.

— Le général dit la même chose.

— Dès que je peux, je viens m’entraîner avec vous.

— J’espère bien, dit-il en me lançant son plus beau sourire.

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