Chapitre 2 : Le bienfaiteur

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Marchant d’un pas vif, le pirate se demandait pourquoi on l’avait chargé de la fillette. Maintenant qu’il la tenait, elle n’avait pas l’air de pouvoir sortir un démon de sa veste. C’était plutôt un spectacle misérable : Ses petits pieds peinaient à suivre ses longues enjambées, à deux doigts s’il ne la traînait pas derrière lui. Une opération ardue lorsqu’il dû lui faire traverser le pont suspendu au-dessus de la mer déchaînée.

La planche tendue entre les deux bateaux était maintenue de chaque côté au prix d'innombrables efforts. La tempête secouait si fort les navires qu’il était difficile de les garder alignés. Sans pouvoir l’éviter, la jeune fille dérapa en descendant sur le navire pirate. Mais elle fut remise sur pieds et forcée de continuer. La prise sur son bras était si serré qu’elle savait qu’un bleu s’y formerait. Au-dessus d’eux, la nuit avait commencé à tomber et la cale ne leur parut pas aussi sombre. Néanmoins, elle n’avait pas le temps de s’habituer à la pénombre, car le pirate continuait de la guider de sa démarche précipitée. D'un geste prompt et indélicat, il la fît entrer dans une pièce et referma la porte derrière lui. Tout ça s’était passé si vite que la jeune fille n’avait pas compris où elle avait atterri.

Durant de longues minutes qui lui parurent des heures, elle n’osa pas faire le moindre mouvement quand bien même la pluie gouttait de ses habits détrempés et formait une flaque à ses pieds. Malgré le noir, elle distinguait les formes des meubles. Plantée sur ses jambes prêtes à rompre, elle écouta l’orage, le bateau gémir et les hommes à l’extérieur qui répondaient aux ordres jetés. Les poils de sa nuque étaient dressés, comme si le monstre était encore là, rôdant dans chaque recoin sombre. La première fois qu’il était sorti de la brèche infernale et qu’il s’était présenté, elle en avait vomi son repas. À peine un an s’était écoulé et, chaque fois, elle se demandait pourquoi il l’avait choisie, elle et pas une autre. L’envie de pleurer lui serra la gorge, elle aurait voulu assommer l’homme au grand manteau pourpre.

Plusieurs pas résonnèrent dans le couloir et la tirèrent de sa rêverie. Lorsque la porte s’ouvrit, une vive lumière entra alors dans la cabine en même tant que l’élégant pirate. Suivi d’un vieux marin à la peau marquée de rides et au nez épaté. Sous son regard aiguisé comme le long sabre qu’il portait à la ceinture, elle se raidit. Le cœur de l’enfant partit dans un staccato. Mais les deux hommes étaient emportés dans une discussion et ne s’arrêtèrent pas pour la contourner.

  • … C’était à prévoir mais les gars vont être difficiles à calmer. Ce démon les a complètement secoué, et je les comprends. Pour l’instant, ils sont occupés à sortir se rafiot de la tempête mais après, je ne peux rien prévoir de leurs décisions...

Sans barbe mangeait quelque peu ses mots, mais il possédait une voix puissante et claire que le temps avait bonifié.

  • Un peu d’or et d’alcool et ils suivront le moindre de mes ordres ! déclara le capitaine d’un ton certain, tout en se défaisant de son manteau dégoulinant.

Dans son dos la porte s’ouvrit à nouveau et une voix féminine au son grave s’exclama : “Regardez-moi c’te gosse, elle est maigrichonne.”

Les bras chargés, la nouvelle arrivante se faufila à l’intérieur comme elle put.

  • J’ai fait s’que pouvais avec les restes. J’espère que ça ira.
  • C’est parfait ! Poses-ça là.

D’un geste le capitaine repoussa carnets et cartes encombrant la petite table posée au milieu de la pièce et dégagea une petite chaise en bois. La femme déposa un bol fûmant et un tas de linges.

  • As-tu les habits pour elle ?
  • Oui cap’taine, et j’ai apporté un vieux torchon pour vous essuyer.

N’ayant pas bougé de sa place, la fillette tentait de réduire à quel point ses dents jouaient des castagnettes, le corps recroquevillé sur lui-même.

  • Efraim, accroches la lanterne veux-tu. Viens-là toi.

Le capitaine attira l’enfant devant la chaise où était posé les vêtements propres. Dans son dos, le vieux marin déposait la lanterne sur son crochet. Il n’eut besoin que de tendre le bras pour atteindre la poutre du plafond. Une fois arrimée, elle se balança au rythme du roulement des vagues, créant de grandes ombres mouvantes.

  • C’est pour toi. Sèches-toi et changes-toi vite. Quand t’as fini, frappes à la porte, on doit causer. Tu pourras manger ton repas tout en m’écoutant. Oui ?

D’un petit hochement de tête, la fillette prit le torchon qu’il lui tendait. Sur ce, les hommes sortirent, son repas en main afin d’éviter qu’elle ne s’en régale avant qu’il lui ait parlé. La femme lui lança un sourire édenté avant de refermer la porte dans un bruit calfeutré. Dehors, les cris n’avaient pas cessé. La lanterne continuait de danser, éclairant la jeune fille ou bien le reste des meubles de la pièce exiguë encombrée.

La chambre regorgeait d’objets dont elle aurait pu se servir pour se défendre, tenter une escapade, quoique ce soit pour la sortir de là, mais ses os frigorifiés et son esprit embrumé l’empêchaient de se concentrer. Avec prudence, elle défit ses nippes ruisselantes. L’air glacé lui mordit la chair alors elle se contenta d’un rapide coup de torchon avant d’enfiler ses nouveaux vêtements. Ils n’étaient pas particuliers, d’un tissu grossier comme la plupart, mais ils avaient l’avantage d’être propres et dans un état plus que convenable, comparé à ceux qu’elle portait en arrivant.

Un vêtement lui fit retrouver le sourire : un grand pull de laine vert lichen bien épais. Elle allait pouvoir le garder longtemps comme les manches lui couvraient sans peine les mains. Il était rêche et grattait mais pour supporter les vents glaciaux c’était une bénédiction. Était aussi présent des bottines au cuir usé, deux tailles trop grandes, dans lesquelles se cachait une paire de chaussettes en laine rapiécées. Excitée de pouvoir protéger ses pieds qui avaient souffert après la disparition de sa précédente paire, elle reprit le torchon et apporta un grand soin à décrotter ses pieds. Après avoir reniflé, elle s’essuya sur sa manche. Pour finir, du côté le plus propre, elle se frictionna la tignasse. Les bonnes sœurs lui avaient répété, à de nombreuses reprises, qu’elle s'enrhumerait si ses cheveux n’étaient pas correctement séchés.

Comme demandé, elle alla frapper à la porte. Pendant un instant elle hésita, dehors le vent sifflait et ressemblait à la voix du démon. Pour le moment, le plus sage était de montrer un peu de respect à celui dont son repas dépendait, le reste pouvait attendre.

En entrant, le capitaine marqua une pause durant laquelle il l’observa d’un regard qu’elle ne put déchiffrer. Elle était vraiment une brindille, obligée de lever la tête pour le regarder. Quant à lui, il n’était pas aussi effrayant que la plupart des hommes qu’elle avait côtoyés. Elle s’était imaginé un homme crasseux, à l’air méchant, pour diriger un équipage de pirates répugnants. À la place, un homme dans la forme de l’âge entretenait une barbe et une moustache brune avec grand soin, sans compter son maintien droit et son exigence dans les habits choisis. Le bol à nouveau sur la table, il lui fit signe de s’asseoir, occupé à fouiller l’unique armoire de la chambre. À petits pas méfiants, elle s’approcha et s’assit sur le bord de la petite chaise rustique où ses présents avaient été déposés.

  • Manges va, tu l’as mérité. Déclara-t-il en prenant place sur la belle chaise gravée qui présidait la table, une bouteille au liquide ambré à la main.

Elle aurait voulu protester, ne serait-ce par fierté, mais l’odeur qui se dégageait du bol la mettait en supplice. Abandonnant, elle attrapa la vieille cuillère en métal qui traînait à côté et la planta dans le gruau encore brûlant. Ses yeux s’embuèrent de plaisir sous la tendre brûlure. La portion était plus que généreuse, un peu trop pour son petit estomac, accoutumé ces deux dernières années à vivre de petits bouts rassis de biscuit ou de pain.

  • Ça requinque, hein ?

Elle acquiesça d’un geste mesuré, de peur de se voir retirer le bol du nez. Mais il n’en fit rien, à la place il se servit un verre, comme pour trinquer.

  • Tu n’as pas été facile à attraper tu sais. Une vraie petite anguille ! J’ai bien cru ne jamais y arriver.

Affalé au fond de son fauteuil, le capitaine l’observait manger, de temps à autre il portait le verre de whisky à ses lèvres. Était-ce une bonne nouvelle ou une menace pour elle ? La cuillère ralentit son rythme, inquiète d’apprendre la suite, la jeune fille tenta de se faire toute petite sur sa chaise.

  • Tu ne cause pas beaucoup hein. Je vois bien que ça te fait peur. Et bien tu n’as aucune raison de me craindre. Tiens, regardes ça là, c’est pour toi.

Elle tourna la tête vers la direction qu’il pointait. Un deuxième lit avait été monté en extension du premier. Il n’était pas aussi imposant que l’autre mais sans nul doute confortable ; bien plus que tous les lieux sordides où elle s’était endormie depuis sa disparition de l’internat. Ses yeux étaient incapable de croire qu’il lui avait installé un tel luxe dont le coût devait être élevé.

  • Ça plus le repas chaud, plus les vêtements propres, ne vient pas te plaindre que je ne te traite pas bien. Ça oui, je saurais me montrer généreux si tu fais ta part des choses !

Finissant sa bouchée, sa nouvelle protégée garda la cuillère près du bol pour la suite de la conversation.

  • Tu sais de quoi je veux parler, oui ?

Sans prononcer un seul mot, elle hocha la tête. Ses cheveux humides suintaient sous sa chemise et une goutte chatouilleuse glissa au creux de ses reins.

  • Alors c’est vrai, tu peux trouver tout ce que je désire ?

À nouveau, elle fit un geste affirmatif de la tête mais l’instinct du capitaine lui dicta qu’elle lui cachait un détail. En son fort, il la comprenait, l’information valait chère, surtout quand on avait rien d’autre. Pour l'instant, il se contenta de s'avancer, posant les coudes sur la table pour s'y appuyer.

  • Tu vois, ça va être très simple entre nous : tant que tu me couvre de richesse, moi je te donne tout ce dont tu as besoin.

Bien qu'elle parlait peu, ses grands yeux, dont il pouvait mieux voir les reflets violet, buvaient chacun de ses mots avec attention.

  • C'est une affaire raisonnable non ? On y gagne tous les deux.

Le chef des brigands aurait voulu prolonger la discussion mais il fut interrompu par un bâillement. Entre les habits chauds et son estomac rempli, c’était maintenant difficile pour elle de garder les paupières ouvertes. Même s’il avait du mal à l’accepter, on l’avait prévenu qu’il lui faudrait déployer un peu de patience avec elle, c’était encore qu’une enfant. À son âge, lui trottait depuis longtemps dans les rues irlandaises à la recherche de la moindre tâche qui pourrait lui rapporter une pièce. Mais à douze ans, il paraissait en faire treize ou quatorze, elle à peine dix. Au moins, la petite ne contestait pas et suivait ses ordres sans rechigner. Peut-être qu’elle ne compliquerait pas autant ses projets comme il l’avait pensé. Aussi, le capitaine comprit qu’il fallait s’arrêter là. Les mâchoires serrées, il vida son verre d'un trait, le claquant sur la table.

  • Finis ton repas et vas te coucher. On verra ça demain.

Sans plus un regard pour elle, il se resservit et tenta, cette fois-ci, de le déguster. L’enfant se rappela, dans un vague souvenir, engloutir la fin de son bol avant d’aller se réfugier sous la couverture de laine. Ses chaussures débarrassées d’un coup de pied. Entre deux songes, la grande figure carrée du capitaine lui parut se pencher au-dessus de son lit, mais la fatigue guida son esprit vers d’autres rêveries.

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