Chapitre 1 : La Promise du Diable

10 minutes de lecture

 Un énorme fracas secoua la fragile carcasse du bateau marchand. Ballotté comme une feuille par les éléments déchaînés, il avançait à grande peine. Manquant de se retourner à chaque fois qu'une vague, aussi grande que lui, venait le frapper. Bavante d'écume comme un monstre enragé, la mer arrosait copieusement l'équipage et sa cargaison. Non loin d'eux, un éclair zébra le paysage agité et éclaira le chaos de la tempête. Sa brutalité couvrit tous les sons pendant une longue seconde. Sous leurs pieds, le bois gémissait un peu plus à chaque assaut ; toutes leurs prières étaient dirigées vers l'espoir de voir le matin se lever.

Les marins tentaient tant bien que mal d'échapper à leurs poursuivants. Ils luttaient contre tout en même temps : les puissantes rafales qui manquaient d'arracher les cordages et de déchirer les voiles, mais aussi le bois inondé qui les envoyait se cogner contre le lourd matériel en saillie. Sans compter leurs muscles fatigués, les tissus imbibés de sel, leurs mains et leurs pieds ensanglantés, gonflés par les hématomes, leurs ventres creux. Cela faisait presque deux jours qu'ils s'échinaient sans relâche. Mais les belligérants étaient tenaces, et furent sur eux avant l'arrivée de la nuit. À croire que leurs marchandises valaient bien de braver un temps aussi dangereux. Leurs sourires luisaient comme le crâne flottant rageusement sur le pavillon noir.

Des cris assoiffés se mêlèrent au courroux de la mer lorsqu'ils se jetèrent sur le pont de la petite caravelle. Certains marins attrapèrent les armes, d'autres se jetèrent aux pieds de l'ennemi en signe de reddition. En un rien de temps, les pirates avaient pris possession du navire marchand. Fouillant chaque recoin à la recherche des malheureux partis se cacher, de richesses et des maigres réserves dont ils pourraient bien profiter.

  • Capitaine ! La cale est pleine !

Planté au milieu du pont, comme insensible à la frénésie ambiante, le capitaine en question redressa son tricorne dont la longue et élégante plume semblait sur le point d'être emportée. Avec son manteau brodé et ses bottes montantes brossées, il détonnait au milieu de ses hommes, pieds nus et grossièrement vêtus. Même une tempête ne pouvait l'empêcher de bien paraître.

  • Amenez-les tous sur le pont, ordonna-t-il à l'adresse de son second.

Il n'eut pas besoin de lever la voix, ce dernier attendait ses ordres à quelques pas. D'un hochement de tête il partit retrouver le maître d'équipage qui participait à l'arrestation musclée et sanglante des marchands. Bientôt, les survivants furent alignés en rang pendant que l'on amenait sur le pont les corps maigrelets et décharnés des femmes et hommes destinés à la vente. Les pauvres affamés tremblaient sous le froid mordant et le fouet des vagues. Il y en avait de tous les âges et pour tous les goûts. Attroupés autour, quelques pirates suivaient avec curiosité les gestes de leur capitaine. Ses lourdes bottes claquaient contre le bois alors qu'il arpentait le pont, le regard fouillant la foule amassée. D'une moue inspirée, il se tourna vers le capitaine du navire, tenu à genoux par deux gaillards aux expressions grasses et patibulaires.

  • Y'a-t-il un registre pour vos esclaves ?
  • Q... quoi ? bégaya l'homme en supplice, le nez ensanglanté.

L'élégant capitaine souffla d'impatience avant de réitérer sa question. Sa voix se détachait des bourrasques grondantes qui les cinglaient. Autour d'eux les hommes couraient et s'égosillaient.

  • Vos esclaves, avez-vous un registre ? Je suis à la recherche d'une jeune fille, pas plus de douze ans, aux yeux violets. Vous devez l'apporter à un sénateur. Est-elle encore sur le navire ?

Le pauvre capitaine semblait désemparé, ses pensées tourbillonnaient à la recherche d'une réponse cohérente. La plume s'agita comme une furie lorsque le chef des pirates s'avança à grands pas pour lui rugir dessus :

  • La Promise du Diable est-elle à bord de ce navire ?
  • J. je ne vois pas de... de quoi vous parlez ! Le regard agité, l'homme tenta un dernier trait de courage.

À l'instant où il démenti l'excitation submergea le hors-la-loi. Tandis qu'il se retournait vers le pont où tout le monde attendait, il gronda, agité d'un immense sourire victorieux : "Quiconque m'amènera la fillette sera grassement récompensé !"

Mais personne ne bougea, trop effrayé. Même ses hommes ne surent quoi penser de sa requête et restèrent à se regarder, interdit. Lorsqu'on leur avait parlé de la raison de cette chasse à l'homme, ils en avaient conclu à une blague, une énième lubie du capitaine. Mais comme celles-ci étaient la plupart du temps fructueuses, ils n'avaient pas questionné au-delà. Maintenant qu'ils étaient à bord du vaisseau, à la recherche de cette gamine, cela leur paraissait d'autant plus absurde, mais ils se conformèrent à la tâche. Les pauvres gens étaient manipulés sans plus d'attention, examinés comme du bétail, sous la coupelle d'un capitaine de plus en plus impatient. Alors qu'elles s'éternisaient, un pirate s'exclama :

  • Par ici toi, où tu comptes aller ?

Tirant un bras fin et petit, le pirate attira à lui le corps fluet d'un jeune garçon. Vêtu d'une veste rapiécée, d'une chemise abîmée et d'une culotte sombre trop grande pour lui, il ne semblait pas avoir atteint la puberté. Ses cheveux en batailles empêchaient de voir son visage crasseux, d'autant que les rafales s'acharnaient. Le pirate attrapa son menton de force pour en admirer les traits mais la lumière du jour était trop basse pour qu'il puisse statuer. Lanterne à la main, le maître d'équipage prit sa place, non sans le menacer du poing s'il ne la lui cédait pas. Tous retenaient leurs souffles.

Lorsque le pirate tourna vers son capitaine un regard brillant d'excitation, il sut et il se redressa, effaçant le doute qui avait commencé à s'installer en lui. Le torse bombé, il les rejoignit et examina à son tour l'enfant. Avec ses cheveux courts et ses habits trop grands, elle passait sans problème pour un jeune garçon. Elle avait l'âge où l'un et l'autre sont physiquement indéterminables, toujours empêtrés dans ses formes d'enfant. Quant à la couleur de ses yeux, il était clair qu'ils n'étaient ni brun ni bleu, mais la couverture de nuages sombres et ses tremblements empêchaient de pouvoir bien les admirer. Toutefois, il perçut un éclat améthyste. S'il l'avait rêvé, dans un instant ils seraient fixés.

  • Et maint'nant ? demanda son maître d'équipage, prêt à assouvir le moindre de ses ordres.
  • Maintenant on va voir si elle est bien celle que nous cherchons. Un volontaire ?

Si les pirates brillaient de leurs bravoures au combat, ils n'étaient pas certains de vouloir tenter le sort auprès de la gamine. En particulier avec tout ce qu'ils s'étaient raconté. La rumeur de sa malédiction avait couru plus vite qu'une traînée de poudre.

  • Bien, dit le capitaine, je vois. Je vais donc désigner moi-même un volontaire.

Son regard parcourut ses hommes avant de s'attarder sur l'équipage malmené du marchand. Il pointa du menton un marin qui n'avait pas cessé de montrer une attitude revêche, même tenu en joue par le canon d'une arme.

  • Toi, tu sembles prêt à en découdre. Je vais te donner une occasion, et une seule : tue la fille. Si tu réussis, tu pourras rejoindre mon équipage avec une bourse pleine. Dans le cas contraire, mes hommes se feront un plaisir de balancer ton corps par-dessus bord.

D'un signe de la tête, il ordonna qu'on lui donne un coutelet. Peu de ses ordres étaient contestés, même en ces temps troubles où personne ne savait ce qu'il avait en tête. L'arme en main, le marin s'avança vers la jeune fille qui commençait à s'agiter et à réclamer pitié. Elle tirait de toutes ses forces sur la poigne ferme du capitaine mais ce dernier ne broncha pas, resserrant sa prise avant de tendre la jeune fille au marin.
Le pas plus aussi assuré, il attrapa le petit poignet qui se tordait et essayait de se dérober. Mal nourrie depuis des jours, elle manquait de force. Dans sa voix fluette se mêlaient peur et pleurs. Soudain réticent à l'idée de tuer une enfant sans raison, l'homme à la barbe mal taillée posa un regard incertain sur le capitaine.

  • Et bien, qu'attends-tu ? Ce n'est qu'une gosse, il en a d'autres comme elle. Ne t'inquiète pas, elle ne manquera à personne. Si tu as peur de tuer tu n'as pas ta place parmi nous. La vie de pirate n'est pas donnée aux plus faibles.

Par dessus sa voix, celle de l'enfant ne cessait d'implorer grâce et merci. En son fort intérieur, le marin éprouvait du remord, il lui était arrivé de battre un gars ou deux pour leur prendre leur argent mais jamais il n'avait jamais consciemment retiré la vie de quelqu'un ; encore moins celle d'une fillette sans défense. Finalement, il prit sa décision avant de flancher et vînt pour planter le couteau dans sa poitrine. Avant que l’arme n’atteigne la peau, visible sous la chemise dépareillée, le temps se figea. Les vagues s'élevèrent mais ne tombèrent jamais. La pluie cessa, ou plutôt, les gouttes restèrent en suspension. Et tous les témoins de la scène furent bloqués dans leurs corps. Leurs chairs ne répondaient plus aux mouvements mais leurs sens pouvaient percevoir l'absence soudaine de bruits et sentir la tension d'une puissance brute pénétrer dans leur dimension. Un silence les écrasa, seuls les cris de la fillette résonnaient. Une lacération pourfendit l'air.

Le marin tournait le dos à la chose qui venait de poser un pied sur le pont et ne pouvait donc pas savoir quelle créature était apparue, mais l'expression de pure horreur de la jeune fille lui retourna l'estomac. Ses yeux emplis de larmes ne parvenaient pas à s'en détourner tandis que ses lèvres remuaient sans parvenir à former un mot. Maintenue par sa poigne, elle ne pouvait s'échapper. Les jambes tremblantes, elle regarda le monstre marcher vers eux d'un pas lourd et irréel. Une odeur de soufre et de brûlé emplit l'espace. Le marin pouvait entendre le craquement d'une terre déchirée par des flammes.
Une voix assourdissante et glaciale résonna ; c'était un grondement inhumain aux sonorités étranges qui roulait aux oreilles comme un acouphène et rongeait le squelette d'un frisson. S'ils avaient pu bouger, sans nul doute la plupart se serait souillé, l'autre évanoui et le reste jeté à l'eau.

  • Ainsi vous avez la prétention de vouloir toucher à ce qui est mien ? Vous, humains, comment osez-vous prétendre être mes égaux ? Voilà donc ce qui arrive lorsque j'accorde mes faveurs au monde des mortels, moi qui pensais que vous ne pouviez pas être plus cupides.

Le pauvre homme perçut l'être démoniaque le dominer de sa haute stature. L'ombre découpait une créature ailée et cornue. Autour de lui l'air semblait vibrer, ses tympans sur le point d'exploser. Promenant un doigt au long ongle griffu sur sa joue, le démon ajouta, sentant son frisson d'aversion :

  • Je ne suis pas dupe, petit homme, ce n'est sûrement pas toi qui a commandé l'exécution de ma protégée, mais comprends que je dois faire un exemple afin que la situation ne se répète pas. Cela m'ennuierait de décimer les vôtres un à un. Mes journées sont déjà bien remplies, entre vos demandes ridicules et mes imbéciles de confrères. Si je n'étais pas là, les limbes seraient en proie à un chaos encore plus grand, et s'en serait fini pour le monde tel que vous le connaissez. Mais les choses pourraient changer grâce à notre précieuse amie. Aucune vie ne peut la remplacer, retenez bien cela lorsque vous déciderez de la toucher à nouveau. N'est-elle, d'ailleurs, pas un peu maigre et palotte ? Veillez à ce qu'elle reprenne des forces, il se pourrait que je vous en soit reconnaissant. Et ne me faites pas revenir vous le répéter, j'ai horreur de me déplacer. Quant à toi, -dit-il en revenant au marin qui avait commencé à prier, emporté dans une sorte de transe, des larmes de détresse aux bords des yeux- tu me vois navré, mais tu as fait le mauvais choix. Va, je vais te donner une mort rapide. Je suis d'humeur généreuse.

Et sur ce, il fît un geste de la main vers le marin. Surprise, la fillette se protégea le visage mais rien ne se produisit. Sa tâche accomplie, le démon re traversa la brèche par laquelle il était arrivé, la refermant derrière lui sans un regard. Dès l'instant où il disparut les éléments reprirent leur déchaînement et les hommes s'écroulèrent, assommés par le relâchement de tension. La promise du Diable continuait de fixer avec effroi le visage de l'individu qui la retenait toujours. Celui-ci ne bougeait plus. Et puis, les yeux révulsés, il bascula en arrière et heurta le pont dans un éclat tonitruant. Une vague l'éclaboussa comme pour laver son cadavre. Les cris s'élevèrent en même temps que la panique. On entendait presque plus rien.

  • Et bien voilà qui fut instructif, finit par déclarer le capitaine, encore sous le contre-coup. Allez, on remballe tout et on y va ! Mettez-la dans ma cabine, je m'en occuperai plus tard.

Il se secoua, le premier sur pieds, pressé de virer la frayeur de son corps. Il fallut plusieurs minutes et tentatives pour convaincre les hommes de reprendre leurs tâches. Le capitaine avait prévu que certains seraient réticents après avoir vu cela, mais rien n'aurait pu le préparer à ce qui les attendait une fois le démon provoqué.

La jeune fille fut escortée à bord du vaisseau pirate sous les regards inquiets de la foule amassée, comme s'ils n'arrivaient pas à croire qu'un être aussi maigrelet et quelconque soit protégé par un seigneur aussi puissant et dangereux. Réfléchissant déjà à la suite, le capitaine se détourna du cortège et rappela à l'ordre ses hommes, il voulait quitter le navire marchand au plus vite.

Annotations

Vous aimez lire Viviane de Blackwood ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0