Chapitre 6 : Impuissance

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Je traversais l'étroit couloir bordé de sièges, me frayant un passage entre les voyageurs qui s'affairait à ranger leurs effets personnels. "402, 403... 404, voilà ma place". Je m'assis confortablement sur celle-ci après avoir glissé mon sac dans le compartiment bagage.

Je ne m'étais jamais senti à mon aise dans ce genre d'appareil, le moindre dysfonctionnement pouvant conduire à une mort certaine. Aussi, c'est avec une pointe d'anxiété que j'enfilai mon masque de nuit. J'espérais trouver le sommeil en un lieu "neutre" comme celui-ci, il n'en fut rien. Au contraire, j'étais particulièrement agité. Chaque son, chaque élucubration me parvenait avec une indescriptible clarté. Toute sensation était comme démultipliée, c'était à se demander si je n'avais pas été drogué. Les sens en éveil, j'observai mes contemporains d'une mine probablement dédaigneuse, jusqu'à ce qu'une voix agaçante m'arrache des bras de Morphée.

  • Ta gueule ! Tu la fermes, compris ?!

Un homme, grand, blond, d'une quarantaine d'années environ, hurlait sans ménagement sur un jeune garçon, probablement son fils. Ce dernier, tremblant de tout son être, n'osait même pas lever la tête. À ses côtés une femme, blonde elle aussi, tentait vainement de calmer la colère de celui qui devait être son mari. Sa voix, meurtri, laissait transparaître une peur que je ne connaissais que trop bien.

  • Michael, il n'a pas fait exprès. Je t'en prie, calme toi.

L'intéressé se détourna de l'enfant pour faire face à sa compagne. Son teint vira au rouge et ses poings se serrèrent. Il ne fit aucun doute qu'à cet instant, seul l'environnement protégeait la femme de la fureur de son interlocuteur. En tête-à-tête, elle n'y aurait pas échappé, mais ils étaient observés. Il estima plus sage de poursuivre le "dialogue".

  • C'est ta faute si ce petit con me manque de respect ! T'arrête pas de défier mon autorité !

Ses tempes vibraient en coeur avec son rythme cardiaque. Il semblait sur le point d'exploser.

  • Pas ici, s'il te plaît supplia-t-elle, au bord des larmes.
  • Un problème monsieur ?

Un stewart se tenait à présent à proximité des sièges de la famille, il était intervenu suite aux plaintes de plusieurs passagers concernant un tapage aérien. Instinctivement, Michael décora son visage d'un sourire radieux. Il paraissait ainsi plus séduisant, plus aimable.

  • Désolé monsieur, j'ai perdu mon sang-froid. Vous savez ce que c'est, les enfants aiment jouer avec vos nerfs, n'est-ce pas fiston ? Il caressa la tête de sa progéniture, riant aux éclats.
  • Je comprends, si vous pouviez juste baisser d'un ton. Certains voyageurs aimeraient se reposer.
  • Oui, excusez-moi.

Le reste du vol se déroula sans incident majeur. Je passai mon temps à lister les impératifs pour m'assurer de n'avoir rien omis avant mon départ. C'était inutile puisque j'étais déjà parti, pourtant j'en ressentais le besoin. Nourrir le chat, fait. Laisser un mot sur la porte cabinet, fait. Avais-je bien tout éteint ? Les fenêtres étaient-elles closes ? Je l'espérais.

À la sortie du véhicule, je récupérai mes bagages sur le tapi roulant prévu à cet effet. Pour une fois, ils furent les premiers à apparaître. Ma valise, légère, n'entravait en rien mes mouvements, c'est donc d'un pas vif que je me dirigeai vers la sortie de l'aéroport.

  • Steeeeeeeeeeeeeeeeeeeve !

Il m'était impossible de ne pas reconnaître cette voix perçante. À peine eus-je le temps de me retourner qu'une petite boule rose m'avait sauté dessus. Son poids me déséquilibra et nous finîmes tout deux au sol. Évidemment, notre inconfortable position et les rires de l'assistance ne suffirent pas à la faire lâcher prise, au contraire elle s'agrippait à moi tel une vantouse.

  • Bonjour Myrtille, dis-je d'un ton qui mêlait joie et exaspération.
  • Bonsoir frangin !

Ma soeur se leva d'un bon, son dynamisme n'avait d'égal que ses kilos en trop. Un poids qui ne l'empêchait pas de bondir sur autrui sans prévenir. Je l'observai un instant, le sourire aux lèvres avant de redresser ma carcasse endolorie.

  • T'arrive-t-il de porter autre chose que cet immonde costume ?!
  • Pas de "Oh Steve, qu'est-ce que tu m'as manqué ?"
  • Pas tant que je serai accompagné d'un frère doté de si mauvais goûts vestimentaires !

Myrtille avait toujours accordé une grande importance à son apparence. Le textile, les couleurs, l'harmonie, elle travaillait sans cesse sur son style et souhaitait bien sûr que ses proches en fassent de même. C'était devenu une véritable source de conflits entre nous car je n'avais que faire de ma garde-robe. L'ironie voulait que nous fussions tous unanimes sur l'aspect catastrophique de ses ensembles, plus loufoques les uns que les autres. Ce soir-là, elle portait une gigantesque doudoune rose pâle. Des bottines verte, un bonnet bleu orné d'un poupon rouge et une écharpe indigo. Son visage, bouffi, mais bien agencé, rayonnait de gentillesse. Elle n'avait pas changé.

  • Nous en avons déjà parlé, ce costume est la seule chose qui m'aille, il fait parti de mon identité tu comprends ? Les gens ne me reconnaîtront plus si je l'enlève.

Elle poussa un profond soupir puis m'enroula son écharpe autour du cou.

  • Allez, viens. Il fait froid dehors.

Le thermomètre indiquait moins six. Myrtille et moi chargeâmes le tout-terrain avec lequel elle était venu me chercher et nous nous mîmes en route.

Le véhicule roulait à allure constante, le ciel était couvert, si bien que seuls quelques lampadaires assuraient notre visibilité. Pour ne rien arranger, un épais brouillard commençait à se former. Myrtille était concentrée sur la route, nullement perturbée par les caprices de la météo.

  • Alors qu'est-ce qui s'est passé ?
  • De quoi parles-tu ? lui répondis-je, pas certain de saisir sa question.

Elle tapota son oeil droit de sa main libre, le mien était toujours gonflé et douloureux.

  • Ah ça... Un patient est devenu un peu agressif, rien de méchant, je t'assure
  • Ok si tu le dis, en tout cas je trouve que tu as une mine afreuse. Tes traits sont tirés, on dirait que tu n'as pas dormi depuis des siècles. J'espère que tu ne prends pas déjà un coup de vieux, à ton âge, ce serait dommage hihi.
  • Tu sais bien que l'avion ne me réussit pas, me justifiai-je avant d'ajouter : mais c'est vrai que je ne pensais pas te revoir de mon vivant.
  • Que me reproches-tu encore ?
  • Tu pourrais au moins appeler de temps en temps.
  • Désolée frangin, j'étais très occupée...

J'étais persuadé qu'elle ne l'étais pas plus que ça, mais je n'étais pas le seul à supporter la nature frivole de Myrtille, loin de là. Ne cherchant pas à la faire culpabiliser, je changeai de sujet.

  • Tu as coupé tes cheveux ? Je pensais que tu y tenais plus qu'à ta propre vie.
  • Tu n'as pas vu mes posts sur les réseaux ?! demanda-t-elle, scandalisée. Bon Dieu Steve, je l'ai posté partout !
  • Non, tu sais bien que j'évite tout ça. Je n'ai pas besoin de vivre à travers un écran et puis qu'est-ce que tu veux que j'y mette ? Des selfies avec mes patients ?
  • Pourquoi pas ? Oh, regarde, on arrive près de la ferme du vieux Bill, qu'est-ce qu'on a pu s'amuser là-bas à l'époque !
  • Je ne me souviens que des courses de poules.

Nous débarquions sur les terres de notre enfance. Chaque bâtisse, chaque personne, chaque brin d'herbe éveillait en nous un souvenir enfoui, qui se retrouvait glorifier par notre mémoire incertaine. PeakVille était le nom de ce qui constituait autrefois un modeste village et qui aujourd'hui, n'avait rien à envier aux villes les plus attractives de la région. La vie y était simple et les gens sans histoires. Telle était l'image que souhaitait véhiculer ce petit coin de paradis.

Nous arrivâmes à proximité de l'hôpital RZ, Myrtille se gara sans mal sur l'une des nombreuses places disponibles et nous entrâmes dans l'établissement. Avant de poursuivre notre route, j'interrogeai ma soeur.

  • Dis moi ce qu'il en est, comment vont-ils ?

Le visage de Myrtille, d'ordinaire si avenant, s'assombrit soudainement. Elle parlait à voix basse comme si le simple fait d'exposer la situation avait pour effet de l'aggraver.

  • J'ai presque cru que tu ne me le demanderais pas.
  • Je préfère en avoir le coeur net dès à présent.
  • Père a eu un AVC, il est très affaibli. Selon le médecin, il ne lui reste plus beaucoup de temps...

Mon père avait toujours eu une santé fragile, mais son état avait drastiquement empiré ces dernières années. L'AVC n'était qu'un incident de plus à ajouter à la liste.

  • Et mère ?
  • Elle est à son chevet, viens, c'est la chambre 200

Après avoir monté deux étages, nous longeâmes un long couloir dont l'issue nous conduisit à la chambre en question. Après un instant d'hésitation, nous entrâmes, Myrtille ouvrant la marche.

  • Mère, Steve est là.

Ma mère était accroupie à côté du lit d'hêpital. Elle marmonnait à l'intention de l'homme qui y était allongé. Ignorant l'intervention de Myrtille. Je fis un pas en avant.

  • Mère.

Elle se retourna lentement puis avança dans ma direction. Elle non plus n'avait pas changé. Son visage, fermé, ne laissait nulle doute sur la nature austère de ses moeurs. Son accoutrement était assorti à sa personnalité, tout était millimétré. De la pointe de ses talons au sommet de son chignon. Elle me dévisagea un instant avant de m'adresser la parole.

  • Steven. Je vois que tu n'as pas changé.

C'est tout ce à quoi j'aurai droit aujourd'hui. En d'autres circonstances, elle m'aurait probablement fait la morale sur mon apparence négligée, ma mine affreuse ou encore ma tendance à décevoir mon entourage. Les raisons ne manquaient pas. Elle poursuivit en ces termes.

  • Ton père souhaite te parler, seul à seul. C'est important. Suis moi Myrtille.

Sur ces mots, les deux femmes s'éclipsèrent, me laissant en petit comité avec mon géniteur. J'avais peine à le reconnaître, ses joues s'étaient creusées, ses cheveux avaient blanchis, mais ce sont ses yeux qui retinrent mon attention. Ils étaient éteints, il était mourant. Quelle délicieuse ironie ! Depuis ma venue au monde, cet homme n'avait eu de cesse de manipuler ma destiné à son bon vouloir. À présent, il empruntait les couloirs de la mort et j'étais aux premières loges pour assister à son extinction. Je comptais bien profiter du spectacle. Je m'approchais de la couche afin d'ouïr ce qu'il avait à me dire. Ses lèvres déshydratées s'entrouvrirent, un son roque s'en échappa. Je tendis l'oreille.

  • Steven.
  • Je suis là père.
  • Steven, je... je sais que nous avons eu des différends par le passé. Je n'ai pas toujours été présent lorsque tu avais besoin de moi. J'ai fait certains choix que je regrette aujourd'hui. Je n'aurai pas dû t'empêcher d'accomplir tes rêves ni te priver de la femme que tu aimais, mais comprends moi, j'avais de grandes ambitions pour toi. Comment pouvais-je te laisser gâcher ton potentiel, toi, la chair de ma chair, en fréquentant une fille de mauvaise famille ? Comment pouvais-je te laisser partir à la chasse aux papillons et peindre des tableaux ridicules quand tu étais destiné à reprendre l'entreprise familiale ? J'ai été égoïste Steven, pardonne moi. J'ai été un bien mauvais père mais je te demande une faveur, la dernière. Je veux que tu t'assures de la pérennité de la société. Je ne te demande pas d'en être à la tête, simplement de t'assurer de son bon fonctionnement. C'est tout ce que je souhaite. Tu peux même charger Myrtille de s'en occuper à ta place.

Je n'avais jamais entendu mon père quémander quelque chose, s'excuser encore moins. Pourtant, seule l'arrogance et le mépris de son discours parvinrent à mes oreilles. Même sur son lit de mort, même en énonçant ses dernières volontés, il parvenait à me faire passer pour un idiot. Cet homme ne cherchait qu'une chose, me faire culpabiliser pour n'avoir pas su être comme lui. Un monstre de mépris et de suffisance. Malgré tout, je lui accorderai une fin paisible. L'entreprise me reviendrait, il me suffirait de la revendre à un commercial compétent pour...

  • Sale petit con tu vas la reprendre cette entreprise ou merde ? Tu n'as toujours été qu'une énorme désillusion à nos yeux !
  • Quoi ?
  • Qu'y a-t-il mon fils ? Comptes-tu reprendre l'entreprise ?
  • Je...
  • Obligé de m'abaisser à supplier mon propre enfant ! Quelle honte, tu me dois tout ! Sans moi, tu n'es rien.

Quelle était la signification de tout ceci ? Deux voix, deux discours. Lequel était le bon. Sa bouche était restée immobile lors de la dernière réplique. Était-ce un écho de sa pensée véritable ? Avec ce que j'avais vécu, plus rien ne m'étonnais et je me laissais aller aux théories les plus incongrues.

  • Père.
  • Oui ?
  • Quelle est ma date d'anniversaire ?
  • Ta date d'anniversaire ? Mais enfin pourquoi cette question ?
  • Répondez simplement.
  • C... C'est ridicule ! Steven, je suis ton père.

Myrtille m'avait un jour raconté que père n'avait jamais daigné nous souhaiter un joyeux anniversaire de lui-même. Cette tâche revenait à ses employés. Selon elle, il n'était même pas présent lors des accouchements. Risible. Je fermai les yeux, inspirai profondément et articulai chaque syllabe.

  • Toi et ton entreprise pouvez aller brûler en enfer.

Sur ces mots, je me précipitai hors de la pièce, ignorant les appels de ma soeur. Je regagnai rapidement le rez-de-chaussée puis l'extérieur. Le brouillard avait encore gagné en épaisseur, c'était maintenant une véritable purée de pois. Pourtant, je parvins à distinguer un taxi et à m'y glisser avant d'être rattrapé par ma famille.

  • Alors, où va-t-on mon chou ? demanda la chauffeuse.
  • N'importe où sauf ici.
  • Bien reçu !

Je me détendais enfin, j'avais enfin pu lui dire le fond de ma pensée mais à présent, j'avais d'autres chats à fouetter. Elle attendait ma réaction, je la lui offris. Plus encore que sa crinière flamboyante, ce sont ses effluves ennivrantes qui ne me laissèrent que peu de doute quant à son identité.

  • Qu'attends-tu de moi cette fois ?

Elle sourit.

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