Le cercle des boxeuses

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Il y a quelques mois, une rencontre avec des psychologues algériennes au cours d'un voyage professionnel, a laissé en moi une si vive émotion qu'il m'a été difficile de trouver les mots justes pour relater cette aventure.

À l'écoute de La boxeuse amoureuse, d'Arthur H, le visage de ces femmes s'impose à ma mémoire et leurs maux se mêlent à ce chant. Nora naît de cette variation.

L'instigateur de ce projet, natif d'Alger, est aussi le psychiatre de notre équipe. Nous sommes huit intervenants de disciplines différentes. Les échanges ont pour thème l'organisation des soins de support dont le développement est prévu au Plan cancer algérien. Le groupe est logé au luxueux Hôtel El Aurassi situé à flanc de colline, que nous avons rejoint. Du balcon de la chambre, je m'émerveille à la vue saisissante sur la baie de la ville blanche sous la nuit étoilée. Devant ce spectacle, mes yeux résistent aux incantations de Morphée. J'aimerais attendre l'ascendance du soleil.

La rencontre a lieu dans les locaux du ministère de la santé. Pour s'y rendre, notre chauffeur de taxi aussi intrépide qu'habile, évita les artères de la cité, arpentant des chemins de traverse si sinueux et verdoyants qu'on eut dit plutôt quitter la ville.

Arrivés à destination, nous découvrons un bâtiment entouré d'un parc arboré, lieu où se mêlent majesté et désuétude. Plusieurs époques semblent pouvoir coexister ici, troublant mes repères dans le temps et dans l'espace.

Je suis en Orient, le pays du Levant. Tout attire mon regard, tout retient mon attention. Les lieux, la lumière, les gens, surtout les gens qu'il me tarde de connaître. Nous pénétrons dans une grande salle aux larges baies vitrées, ornées de longs rideaux bleu-nuit.

Trente cinq professionnels sont présents. Tous exercent la profession de psychologue en cancérologie dans des établissements de soins répartis sur l'ensemble du pays. Le public est majoritairement féminin. Machinalement, je compte les hommes. Cinq. Les tenues vestimentaires sont hétéroclites. La majorité des femmes porte le voile. Pour certaines, il se prolonge d'un ample vêtement plutôt sombre dissimulant les formes du corps ; d'autres sont vêtues d'une tenue occidentale classique. Indiscret, mon regard s'attarde à détailler l'auditoire. Peut-être pourrai-je comprendre ici les représentations de ce choix vestimentaire qui anime tant de débats en France ? Les vêtements sculptent les silhouettes. Des corps drapés de leurs étoffes, je ne retiens que l'attention des visages infiniment discrets et expressifs.

L'accueil est chaleureux, débordant de remerciements et marques de respect. Durant les exposés, l'ambiance est solennelle. Contrairement aux réunions institutionnelles que je fréquente habituellement, personne n'ose détourner son attention ou parler en aparté. Tous les exposés sont suivis de questions intéressées.

C'est la dernière après-midi de ces journées de partage, denses en réflexion sur nos pratiques professionnelles. À l'exception de Faredj, les autres orateurs s'éclipsent à la découverte de la ville historique. L'homme aux deux cultures reste en ma compagnie pour animer le débat éthique au programme. Nous n'avons rien prémédité de cette intervention. Le thème de la discussion est laissée à l'appréciation des participants. En quelques minutes, les échanges à mi-voix métamorphosent l'atmosphère à l'image d'un ciel chargés d'éclairs. La prise de parole ne se fait pas désirer.

« Je voudrais parler de la situation d'une femme âgée de 30 ans, atteinte d'un cancer du sein. Elle s'appelle Nora. Les médecins lui ont annoncé le diagnostic. La maladie est curable mais une mammectomie est nécessaire. Mariée à un père de deux garçons, la jeune femme souhaite, plus que tout, avoir des enfants. »

  • Pourquoi Nora ne pourrait-elle pas faire le projet d'être mère dans les suites de son intervention chirurgicale ? Demandai-je naïvement.
  • Parce qu'en Algérie, une femme opérée du sein n'est plus une femme ! S'exclament les voix à l'unisson.

Parmi les émotions attachées à chaque principe éthique, la crainte s'affirme au paroxysme de cette tension : accepter l'intervention au risque d'être répudiée ou renoncer à l'opération au risque de mourir. L'indignation s'allume sur les visages, la parole se libère aux quatre coins de la salle. Je ne maîtrise plus rien du débat, sans pour autant ressentir l'échec car la méthode de réflexion est parfaitement investie. À mi-chemin entre surprise et stupéfaction, Faredj n'intervient pas davantage. Je réalise que le langage des émotions, proposé par Pierre Le Coz (1) dans cette analyse, est universel. Elles s'en saisissent pour revenir sur des décisions audacieuses et inédites. La désobéissance silencieuse trouve naturellement sa justification dans les chemins de l'éthique.

La femme la plus effacée sous la tenue la plus sombre, se lève et sollicite à son tour la parole. Son visage s'éblouit.

« N'ai-je pas bien fait d'aider une jeune femme à connaitre l'amour avant son opération ? »

Le respect du désir des patientes et la compassion sont le point d'orgue de la discussion.

Comme projetée au centre d'un ring, je regarde les femmes former le cercle des boxeuses.

Etrangère à cette souffrance qui envahit leur existence, je me sens étrangement concernée. Par ce refus de complicité, elles m'instruisent sur cette quête personnelle qui m'interroge souvent : la responsabilté et le positionnement individuel comme principe de vie.

Le voile dévoile autant qu'il dissimule. Sous ce jeu d'ombres et de lumière, s'exerce une forme de liberté qui s'affranchit des normes imposées et du contexte aussi défavorable soit-il.

Face à l'idéal des sociétés modernes qui s'empare irrémédiablement des lois du plus fort et des utopies les plus folles, n'est-il pas également de notre responsabilité d'agir individuellement pour rééquilibrer l'intensité de ces forces ?

Décidée à lever le voile, le nôtre, le leur... Je repartis du pays du Levant, nourrie de la puissance pacifique des femmes boxeuses.


*****


(1) Pierre Le Coz a développé une méthode simple de réflexion éthique qui utilise les émotions attachées à chaque principe éthique : respect / principe d'autonomie, crainte / non-malfaisance, compassion / bienfaisance, indignation/principe de justice. Cette méthode est expliquée dans son ouvrage Petit traité de la décision médicale.

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