Contre le temps

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Samedi 21 mai, Rome, Italie

Installée à la terrasse du Grand Hotel Plaza, profitant des premiers rayons du soleil de mai, elle avait demandé le New-York Times. Le garçon d’étage, Ricci, s’était empressé de le lui apporter. Elle l’avait jaugé rapidement : tout juste la vingtaine, agréable, alerte. Pourquoi pas ? Mais pour le moment, elle devait récupérer du décalage horaire. Le jeune bagagiste qu’elle avait croisé dans un couloir de l’aéroport suffirait jusqu’au lendemain.

Laissant les effluves du café et des croissants chauds envahir ses narines, elle feuilleta le journal pour atteindre la rubrique des faits divers. Elle tomba rapidement sur ce qu’elle cherchait :

NOUVELLE DISPARITION À HARLEM

Il semblerait qu’une nouvelle disparition inquiétante s’ajoute aux précédentes dans le quartier.

Lena Steal, barmaid au célèbre club de jazz Cotton, n’est pas rentrée hier soir après son service. « C’est une fille plutôt discrète. Elle travaille pour payer ses études de styliste. J’en sais très peu sur elle », dévoile sa colocataire. Miss Steal est la septième jeune femme blonde disparue à New York depuis 2 mois.

L’épouse de Tom Reed, taxi à Harlem depuis 25 ans, est sans nouvelle de lui depuis hier soir. Des témoins affirment pourtant l’avoir vu passer à plusieurs reprises devant le Cotton’s Club. « Ce n’est pas son genre de découcher sans prévenir » a-t-elle affirmé ce matin à notre rédaction.

Se pourrait-il que Mr Reed soit le “Dark Souls Thief [2]” recherché depuis plusieurs semaines ?

« Il n’y a aucune raison de paniquer », affirme le chef de la police de Harlem. Il recommande cependant aux jeunes femmes correspondant au profil de prédilection du Dark Souls Thief de prendre toutes les précautions nécessaires : ne pas sortir seules et limiter leurs déplacements nocturnes.

La serveuse avait disparu. La septième en deux mois. Combien en avaient-ils raté ? Un second entrefilet, en marge du journal, attira son attention.

UN CADAVRE AU ST NICHOLAS

Toujours à Harlem, le corps d’un homme de 80 ans environ, à moitié nu, a été découvert ce matin dans le St Nicholas Park. Aucun papier sur lui. Il aurait été victime d’une rixe entre clochards. Son âge et ses conditions de vie difficiles auraient eu raison de son cœur. L’équipe scientifique travaille activement à l’identification du corps.

Le Dark Souls Thief. Ce ne pouvait être Reed, elle le savait mieux que personne. Mais peut-être pouvait-il…

Des éclats de voix interrompirent le cours de ses pensées : « Va’ a farti fottere, puttana ! Fuori dai coglioni ! Non voglio più vederti Julia, capito ? »[3]

Elle se détourna juste à temps pour apercevoir une gifle atterrir sur la joue d’une jeune femme, assortie d’un « Vattene[4] ! ». Un individu furieux se dirigeait vers la réception. Leurs regards se croisèrent un instant. Elle l’entendit exiger « chambre 403 ». Quand il se fut esquivé, ne restait plus au milieu du hall que la gracile Julia complètement abasourdie qui frottait sa pommette en feu. Peu à peu les gens se détournèrent, le brouhaha des conversations, interrompues un instant par l’altercation, reprit comme si de rien n’était.

Elle reposa son journal, se leva, puis se ravisa. Cette histoire ne la concernait pas. Elle hésita un instant encore, puis se dirigea vers la jeune femme : « Ça va aller ? Vous avez besoin d’aide ? »

Ses paroles bienveillantes déclenchèrent des larmes silencieuses qui roulèrent sur le frêle visage. Elle dut lui prendre le bras pour la soutenir. « Suivez-moi. Allons prendre un café. »

Lundi 23 mai

Il y a plusieurs sortes de chasses. À courre, à l’affût… Le choix dépend de la proie. Pour celle qu’elle avait repérée, le meilleur moyen était d’attendre, la laisser venir à elle et jouer l’appât. Elle avait surveillé attentivement son gibier, noté ses horaires. Elle s’était renseignée sur son identité, la durée de son séjour, ses activités. Angelo Fidacci dirigeait une importante usine de sous-traitance automobile basée à Milan. Ses affaires l’obligeaient à descendre régulièrement à Rome, toujours au Grand Hôtel Plaza. Il y disposait d’une suite réservée à l’année et à ses conquêtes d’un soir notamment.

Depuis deux jours, dès dix-sept heures trente, elle se postait au bar de l’hôtel, commandait un café et guettait discrètement l’entrée. Toutes les femmes, du moins celles qui ne connaissaient pas encore l’oiseau, se retournaient sur le passage de Fidacci. On ne pouvait pas lui enlever qu’en plus de constituer un parti intéressant, il était bel homme. À peine plus de la trentaine, le visage droit, volontaire, les yeux noirs brillants d’arrogance, il incarnait le séducteur italien à l’état pur. Il le savait, en usait et en abusait.

Elle avait brièvement pensé qu’il ferait un bon candidat pour le mariage. Elle n’était pas à court de trésorerie : son dernier mari, un milliardaire argentin de quatre-vingt-cinq ans sans héritier, lui avait légué la totalité de sa fortune. C’était un homme attentionné et prévenant. Le pauvre, hélas, n’avait pas survécu à la nuit de noce.

« Rends-moi ce qu’il m’a pris :

La jeunesse éternelle,

Fais-moi immortelle »

L’affaire avait fait grand bruit plus de trente ans auparavant. Elle avait été interrogée longuement. La police avait procédé à plusieurs séries d’expertises sans rien trouver. Et pour cause : il n’y avait rien. L’âge de la victime n’avait pas permis aux enquêteurs de repérer les stigmates du vieillissement accéléré… On avait conclu à un arrêt du cœur provoqué par une activité sexuelle intense et inhabituelle, l’exacte vérité.

Elle avait rapidement écarté l’idée d’utiliser Angelo Fidacci de cette façon. Il était bien plus jeune et pas le genre d’homme à se laisser passer la bague au doigt. Au contraire, peu manipulable, il utilisait les femmes à sa convenance. Il savait ensuite se montrer parfaitement odieux pour les jeter…

« Permettez-moi de me présenter… »

Perdue dans ses pensées, elle n’avait pas senti sa proie s’approcher. Un comble ! L’Italien s’inclina en parfait gentleman : « Angelo Fidacci, pour vous servir. »

Il s’exprimait dans un français impeccable, le charme chantant de l’accent du sud en supplément. Elle se présenta dans la même langue avec un sourire enjôleur à peine esquissé.

« C’est la première fois que vous descendez au Plaza ? Je ne vous y ai jamais vue encore, se renseigna-t-il.

— Je suis en vacances jusqu’à la fin de la semaine.

— Rome vous plaît ? C’est une ville merveilleuse. Les Italiens ont tendance à l’oublier. Vous avez pu visiter un peu ? Vous vous êtes rendue au Colisée ?

— Oui, je l’ai vu. »

Je l’ai même vu se construire, songea-t-elle. Angelo lui décrivit longuement tout ce qu’un touriste ne devait absolument pas manquer. Elle approuvait, faisant mine de boire ses paroles.

« Et le vieux Rome ! S’égarer dans les ruelles du quartier Sant’Angelo, traverser la place Mattei, contempler la Fontana delle tartarughe[5] ?

— On m’a dit que c’est dans le vieux quartier juif qu’on trouve quelques-uns des meilleurs restaurants de la ville.

È vero.[6] La promenade se fait à pied. Les ruelles sont trop étroites pour laisser passer les bus. De nuit, la visite est encore plus romantique. Si vous n’avez rien de prévu ce soir, ce serait un honneur pour moi d’être votre guide. »

La proposition de Fidacci était inespérée ; la perche tendue, attrapée plus près encore qu’elle ne l’aurait cru. Elle minauda pourtant :

« Ce serait avec plaisir, mais…

— Je suis un guide fantastico vous savez. »

Elle fit battre ses paupières et lui adressa un sourire, faussement timide.

« Très bien. Laissez-moi juste le temps d’aller passer quelque chose de plus… approprié.

Va benissimo. J’ai un ou deux coups de fil à passer. Je vous attends ici dans… disons vingt minutes ?

— Hum… Retrouvons-nous plutôt dehors. Je… Heu, je ne suis pas totalement libre et cela m’ennuierait que certaines personnes puissent penser que… »

Pas totalement libre. L’œil de l’Italien s’alluma à la perspective d’une aventure sans lendemain.

***

Le cabriolet de Fidacci, une Pagani dernier modèle, attendait dans la rue, moteur au ralenti. Un voiturier empressé lui ouvrit la portière. À l’intérieur, Angelo terminait de passer un appel.

« Scusi. Je ne vous ai pas demandé votre avis. Je me suis permis de réserver une table à l’Imàgo, le restaurant panoramique étoilé de l’hôtel Hassler. Après la visite de la vieille ville, nous irons dîner là-bas. Il offre une vue à pratiquement trois-cent-soixante degrés tout en haut des marches de la Piazza di Spagna. Les deux clochers de la Trinità dei Monti ne sont qu’à quelques mètres, la Villa Médicis à portée de main. Le chef Franscesco Apreda y sert les meilleures Cappelletti au parmesan del mondo. »

Tout au long de la soirée, Angelo se montra un guide agréable et prévenant. Elle l’écoutait sereinement, gardant à l’esprit l’homme qu’il était réellement. L’idée de venger bientôt la jeune femme humiliée à l’hôtel l’aidait dans son rôle de donzelle éperdue.

Le dîner de l’Imàgo fut à la hauteur des promesses du Don Juan. Les Cappelletti étaient parfaites, simplement agrémentées d’une pincée de parmesan et d’une tombée d’huile d’olive. Ses papilles dansaient sur sa langue au même rythme que pulsait son excitation pour son prochain repas. Plus Angelo se montrait sûr de lui, plus il devenait difficile à supporter et plus son envie de se nourrir de lui grandissait. Sa faim était à son comble lors de la dégustation des Cannoli Siciliani délicatement rehaussés de petites cerises charnues. Elle aurait voulu faire l’impasse sur l’expresso, servi noir avec de délicieux Amaretti fondants, mais ç’aurait été mal vu au cœur de l’Italie.

Fidacci essuya sa fine moustache d’un coin de serviette immaculée et plongea un regard charmeur dans le sien ; l’œil du prédateur persuadé d’avoir ferré sa proie.

« Votre compagnie est un ravissement. Je regrette déjà d’avoir à vous quitter.

— Vous m’êtes également fort sympathique Angelo. Vous avez été un guide exquis.

— Il se trouve que j’ai une suite réservée à l’hôtel Hassler, juste au-dessus. Me permettriez-vous de vous offrir un digestif. Le service est parfait et leur Maraschino Virtus est à se damner. »

Elle fit semblant d’hésiter :

« Je suis déjà descendue à l’hôtel Hassler. On m’y connaît. Mais j’ai remarqué le Scalinata, tout près d’ici. Emportons juste le Maraschino Virtus… Ce sera un plaisir de me damner avec vous. »

Elle pensait ces dernières paroles avec sincérité.

« J’appelle ma voiture.

— C’est à deux pas, marcher dans la nuit sera plus romantique. »

Sans prendre la peine de consulter la note, Angelo jeta quelques billets dans la coupelle d’addition. D’une courbette gracieuse, il se leva, fit le tour de la table et lui tendit le bras. En sortant du restaurant, Fidacci posa une main possessive sur le haut de ses fesses.

***

« Douce sève de vie

Oh toi que j’aime tant

Montre-moi ta magie

Inverse le temps

Rends-moi ce qu’il m’a pris »

***

Ses hauts talons claquaient sur les pavés inégaux. La via della Croce était déserte et le bruit de ses pas la rassurait. En passant devant une vitrine obscure, elle aperçut furtivement son reflet. Elle avait gagné quinze ans. Son sourire éclatait. Elle se sentait bien, repue. Elle repassa les événements de la soirée : le dernier verre, les manières abruptes de Fidacci, son air victorieux alors qu’elle le chevauchait en fredonnant. Puis son étonnement. Il avait tendu ses mains devant lui. Sa peau avait pris une teinte grisâtre, cadavérique, s’était craquelée. Sur son visage, la surprise s’était muée en incompréhension, ensuite en effroi et en douleur, enfin. Elle l’avait regardé s’éteindre avec satisfaction, s’était rhabillée, avait remis un peu d’ordre et nettoyé les verres…

Des éclats de voix retentirent dans une ruelle adjacente. Elle accéléra le pas en regrettant de ne pas avoir hélé le taxi qui maraudait à cinquante mètres de l’hôtel. Elle avait préféré attendre d’être un peu plus loin pour brouiller les pistes.

Les bruits de disputes se rapprochèrent. Au milieu des cris, elle perçut des appels à l’aide, des insultes de plusieurs voix masculines et soudain, un hurlement de douleur suivi d’une galopade. Quelqu’un déboula de l’allée : une gamine, les cheveux défaits, le regard effrayé. Elle avait quoi ? Treize, quatorze ans ? Sans cesser de courir, elle la dépassa. Un individu déboucha à son tour. Il ralentit trois secondes, le temps de rajuster son pantalon, puis reprit la poursuite.

« Stronza, se ti prendo, ti rompo la faccia ![7] »

Vu sa taille et la longueur de ses enjambées, il n’aurait aucun mal à rattraper la gamine. Dans un réflexe solidaire, elle lança son sac dans les jambes du bonhomme pour le ralentir et donner à la petite le temps de s’échapper. Le gaillard se prit les pieds dans les lanières, trébucha et s’étala sur les pavés.

« Cazzo[8] ! » Il se redressa d’un bond, mais il était trop tard. La fille avait bifurqué à droite et disparu. Le groupe de courageux fuyait en sens inverse. L’agresseur se retourna vers elle, menaçant.

« Troia, me la pagherai cara ![9] »

Elle avait tout juste eu le temps de récupérer son sac. Elle se releva et se mit à courir, gênée par ses talons. Il ne fallut pas dix secondes à son poursuivant pour la rattraper. Un premier coup la laissa sonnée quelques secondes. L’empoignant par les cheveux, il l’entraîna dans le renfoncement d’un hall d’immeuble. Plaquée contre le mur, elle résista, mais ne parvint qu’à provoquer une nouvelle pluie de coups. Elle tenta de se défendre, d’utiliser son pouvoir de conviction en vain, la douleur était trop forte. L’homme faisait deux fois son poids. Malgré son repas récent, la lutte était perdue d’avance. Une lame jaillit dans la main de l’agresseur. Prise de panique, elle se débattit plus violemment encore. D’une bourrade, il l’envoya rouler à terre, s’agenouilla sur elle et appuya sa lame contre sa gorge.

« Zoccola, datti una calmata o andrà a finir male ![10] »

Elle se préparait déjà à fermer son esprit, l’élever plus haut que son corps, ailleurs. Elle se mit en apnée sensorielle pour n’être plus que la spectatrice du drame qui allait se dérouler. Ce salaud allait payer, cash.

Il jubilait en dégrafant de nouveau son pantalon. Ses yeux luisaient d’excitation. Il prenait un plaisir non dissimulé à la voir terrifiée. Il promenait la lame du couteau sur son cou comme Fidacci l’avait fait deux heures plus tôt avec des baisers. Il descendait lentement vers sa poitrine. Elle n’osait plus bouger. Le contact de l’acier si près de son cœur lui glaçait le sang. Elle voulait que tout s’arrête, vite. Pourquoi prenait-il tant de temps ? Il pouvait être surpris à tout instant. Elle voulut hurler. Quelqu’un allait l’entendre, quelqu’un viendrait à son secours. Elle prit une profonde inspiration. C’est le moment que choisit l’homme pour déchirer ses vêtements du tranchant de son couteau, lui entaillant le sein au passage.

« Fai meno la furbastra ora, eh ![11] » Puis il ajouta, se penchant pour murmurer à son oreille en glissant sa lame entre ses cuisses, « Se urli, ti sgozzo[12] ». Son haleine empestait la bière et le tabac froid mêlés. Elle eut un haut-le-cœur suivi d’un frisson glacé. D’un geste net, parfaitement maîtrisé malgré la pénombre et sa position, il trancha sa culotte. Elle ravala ses larmes qui menaçaient de couler, serra les dents. Elle refusait de lui donner cette satisfaction, il n’y en avait plus que pour quelques instants.

Comme pour lui donner raison et toujours aussi assuré, il prit appui sur le sol, le cran d’arrêt menaçant ses reins. D’un mouvement brusque, il dégagea son sexe et la pénétra violemment, se retira puis recommença aussitôt.

« Cazzo, questo è proprio buona.[13] »

C’était le moment, elle commença à fredonner sa mélopée, lentement d’abord, sa gorge serrée retenant les mots antiques.

« Douce sève de vie

Oh toi que j’aime tant

Montre-moi ta magie

Inverse le temps

Rends-moi ce qu’il m’a pris

Che succede ? Perché canti ? Ma che cazzo ![14] »

Elle demeura imperturbable. L’homme voulut se dégager, mais le charme était lancé. Il ne pourrait plus retenir la vie qui lui échappait.

« Guéris mes blessures

Abroge mon agonie :

Et ce destin impur.

Rends-moi ce qu’il m’a pris :

La jeunesse éternelle,

Fais-moi immortelle. »

Au fil des paroles, l’homme sentait sa force vitale l’abandonner, aspirée par celle qu’il croyait sa victime. Elle ne le quittait pas des yeux. Un sourire carnassier sur les lèvres, c’est elle qui maintenant se nourrissait de sa terreur. D’un coup de rein, elle passa au-dessus de lui, paralysé. Elle le dominait de toute sa hauteur, chantant d’une voix haute et claire. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait éprouvé absolument aucun remords à ôter la vie. Au contraire, cette nuit elle jouissait d’une douce vengeance.

L’homme s’affaissa. Elle se releva, rajusta sa jupe légèrement déchirée le long de la couture. Pour le haut en revanche, il n’y avait plus rien à faire. Elle l’ôta en vitesse, déboutonna la chemise du cadavre et l’enfila. Elle ferma trois boutons puis noua les bords du tissu au-dessus de son nombril. Cela ferait l’affaire. Enfin, elle contempla le corps de son agresseur. Il fallait qu’elle s’en débarrasse…

***

Le jour qui entrait par les stores baissés venait s’écraser en zébrures violentes sur le sol. Le brouhaha lointain de la circulation perçait à travers la vitre. Elle percevait tout ça dans une semi-conscience avant de s’éveiller soudain en sursaut. Elle se trouvait dans une chambre inconnue… Non, pas inconnue : la sienne, au Plaza. Un à un, les événements lui revinrent en mémoire…

La nuit avait été courte.

Renonçant à faire signe à l’un des rares taxis qui traînaient encore à cette heure tardive, elle avait regagné son hôtel à pied. Elle s’était égarée. À deux reprises, des inconnus l’avaient interpellée en la prenant pour une prostituée en quête d’un dernier client. Son maquillage ravagé, ses cheveux défaits et une légère claudication due à un talon cassé, n’arrangeaient pas le tableau. L’établissement était désert à son arrivée, au petit matin. Sitôt entrée dans sa chambre, elle s’était jetée sous l’eau brûlante pour se débarrasser de toutes les souillures de la nuit et noyer les remugles écœurants qui lui collaient à la peau. Peine perdue. Aucune douche, aussi chaude soit-elle, ne peut effacer un tel acte. Il s’imprime dans la chair et ne disparaît jamais vraiment, caché sous une croûte de regrets honteux.

Emmitouflée dans son peignoir mœlleux, elle s’était contemplée dans le grand miroir au-dessus du lavabo. Elle s’était palpée, incrédule. Plus une ride. Elle avait retrouvé ses joues rondes d’adolescente. Ses seins étaient à peine formés. Elle devrait ajuster sa lingerie pour quelques jours.

« Je dois me reposer, décida-t-elle. Je filerai à la première heure. »

Pensant ne jamais s’endormir, elle s’était roulée en boule sous les couvertures. Le sommeil l’avait emportée aussitôt.

Mercredi 24 mai

Elle jeta un coup d’œil à sa montre : huit heures. Mais la date avait changé. Elle avait dormi toute une journée et la nuit suivante. Il lui fallait quitter l’hôtel au plus vite, changer de ville, se planquer une semaine au moins, le temps que s’apaisent les effets de l’overdose de sève et retrouver une physionomie normale, ou du moins, plus conforme à son passeport.

À la hâte, elle rassembla ses affaires, boucla sa valise, vérifia qu’elle n’oubliait rien avant de poser sa clé sur le chevet et refermer doucement derrière elle. Les portes de l’ascenseur coulissèrent avec un ding caractéristique en découvrant le rez-de-chaussée. Elle remarqua aussitôt l’animation inhabituelle qui régnait dans le hall. Un carabinieri[15] était posté près de l’entrée. Deux autres interrogeaient des clients dans le coin salon. Un quatrième discutait avec le réceptionniste. Il désignait une série de photos. Des bribes de la conversation en italien lui parvinrent :

« Si, le signor Fidacci a bien une chambre chez nous. Non, il n’a pas dormi ici cette nuit. Sa suite est restée inoccupée. C’est la femme d’étage qui l’a constaté ce matin en lui apportant son petit-déjeuner habituel.

— Il devait présider un très important conseil hier à huit heures. Sa secrétaire est formelle, il lui a téléphoné d’ici avant-hier un peu avant dix-sept heures trente. Vous savez où il a pu aller ensuite ? »

Le réceptionniste consulta son registre.

« Il a demandé sa voiture à dix-sept heures quarante-cinq. Il n’a pas précisé où il devait se rendre.

— Et cette femme, vous l’avez déjà vue ? »

L’ispettore lui montra un nouveau cliché.

« Si signor. C’est une de nos clientes. »

Elle s’était dissimulée derrière une des majestueuses plantes vertes. Faisant mine de fouiller dans son sac, elle réfléchissait à toute vitesse. C’était maintenant ou jamais. Dans cinq minutes, ce serait trop tard. Elle referma son sac, respira un grand coup, empoigna sa valise et se dirigea vers l’entrée.

Elle arrivait au niveau de l’ispettore lorsque le réceptionniste s’exclama « Questo è lei ! Signora ! Signora ![16] » Le carabinieri lança un ordre bref. Celui qui filtrait l’entrée s’avança d’un pas pour lui barrer le passage. Elle se retourna calmement. Le réceptionniste la dévisagea, stupéfait. Il se troubla sous le regard de l’adolescente qui le fusillait. Il bredouilla : « Mi scusi, signorina[17]. Je vous ai prise pour quelqu’un d’autre. »

L’ispettore fit un signe. Le carabinieri reprit sa place. Elle sortit sans se retourner.

[2] « Le Voleur d’Âmes Sombres »

[3] « Vas te faire foutre, connasse ! Hors de ma vue ! Je ne veux plus te voir Julia, t’as compris ? »

[4] « Dégage ! »

[5] « Fontaine des tortues »

[6] « C’est vrai. »

[7] « Pétasse, si je t’attrape, je t’éclate la tronche ! »

[8] « Merde ! »

[9] « Salope, tu vas payer pour ça ! »

[10] « Sale pute, calme-toi ou ça ira mal ! »

[11] « Tu fais moins ta maligne, hein ! »

[12] « Si tu cries, je t’égorge. »

[13] « Putain, c’est trop bon. »

[14] « Qu’est-ce qui se passe ? Pourquoi tu chantes ? C’est quoi ce bordel ! »

[15] gendarme

[16] « C’est elle ! Madame ! Madame ! »

[17] « Pardon, mademoiselle »

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