Jeunesse, où es-tu ?

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Vendredi 13 mai - Quartier Ramenki, Moscou

C’était l’heure où les rues s’animent, où les restos se vident peu à peu et où les bars se remplissent d’une faune estudiantine, bigarrée et bruyante.

Accoudée au zinc du Pacha Moscow, elle fit un signe en direction du barman qui, débordé, ne sembla pas l’apercevoir. Le brouhaha de la musique, des rires et des conversations obligeait les clients à crier. Elle contemplait avec envie toute cette jeunesse insouciante. Les soirées étudiantes étaient toujours un succès au Pacha. À deux pas de la cité U, ce n’était pas surprenant. Le prix attractif des consommations et la musique branchée y contribuaient pour beaucoup.

Elle croisa son reflet dans le miroir derrière le bar entre les bouteilles de J & B, de Gin Gordon’s et d’Absolut. Était-ce bien elle, cette femme entre deux âges qui la regardait fixement ? Les ravages du temps sur son visage étaient visibles malgré l’atmosphère enfumée. Les paupières un peu lourdes, le coin des lèvres qui s’affaissait en un pli amer. Son teint lui semblait plus terne encore que la veille, même si elle était loin de marquer son âge. Elle ne se sentait pas à sa place ici. Toute cette jeunesse et l’énergie l’entourant la renvoyaient aux années considérables qui les séparaient. Il me faut un homme, songea-t-elle. J’ai besoin d’un homme. Son regard errait dans la salle. Un homme. N’importe lequel.

Non, pas n’importe lequel. Autant allier l’utile à l’agréable. Elle élimina instinctivement un grand blond, trop maigre. Même d’ici on pouvait voir qu’il était mou, sans panache. Pourquoi pas le brun, là-bas au fond ? Il regardait alentour, devait attendre quelqu’un. Une copine ?

« Je peux vous offrir un verre ? »

Elle sursauta. Un inconnu s’était faufilé, pénétrant sa bulle d’intimité avec son parfum de luxe et rompait sa réflexion. Il agita brièvement un billet plié entre deux doigts levés puis le posa sur le comptoir. Le barman lui adressa un signe de tête.

Un coup d’œil lui avait suffi pour le jauger. Belle allure, menton volontaire, un costume bien coupé qui détonnait au milieu de tous ces jean-sweat mal lavés. La cinquantaine à peine entamée, il ne doutait pas de son charme. Il avait un je-ne-sais-quoi de très attirant…

Elle remarqua machinalement, en arrière-plan, le regard des deux filles devant leurs cocktails. Deux poupées de vingt-cinq ans que le charme des tempes grisonnantes ne laissait pas indifférentes. Elle reçut leur fraîcheur comme une gifle. Elle s’avisa encore qu’elle avait vraiment besoin d'un homme, jeune, robuste. Vite, très vite. Ce soir.

« Je ne bois pas », répondit-elle sèchement.

Elle balayait déjà la salle d’un œil aguerri.

Son White Lady enfin servi, elle l’avala d’une traite avant de se jeter sur la piste. Elle avait repéré exactement celui qu’il lui fallait. L’air réservé, il serait facile à charmer. Un physique solide, des épaules larges, il serait endurant. Un brun. Elle avait toujours eu un faible pour les bruns. Elle aimait leur odeur sensuelle.

En approchant, elle discerna immédiatement la jeune femme sur sa droite qui avait jeté son dévolu sur la même proie. Une décolorée ! Elle la cloua sur place d’un simple coup d’œil. Elle avait ce don, imposer sa volonté d’un regard qui vous glaçait le sang ou vous enflammait littéralement.

Sans ralentir, elle se dirigea droit sur l’homme. Il l’avait remarquée, elle en était certaine. Pourtant il faisait mine de regarder ailleurs. Parvenue près de lui, elle huma son parfum. Un mélange de musc, de sueur et d’alcool. Elle lui tourna le dos et commença à danser, frottant d’une maladresse toute calculée ses fesses contre la jambe du jeune homme.

C’était direct, efficace, sans ambiguïté. Elle savait qu’elle ne pouvait pas rivaliser avec les formes parfaites et la vitalité des dizaines de filles qui les entouraient. Elle ne pouvait compter que sur le message qui transpirait de son attitude : Je suis libre, je suis open. Avec moi, pas de discussions interminables, pas de stratégie de séduction compliquée, pas de hasard.

Elle sentait le regard du jeune homme sur ses épaules, sa nuque. Il n’était qu’à quelques centimètres. Elle avait chaud, très envie de lui. Elle en avait besoin.

Des mains se posèrent sur sa taille. Elle ne se retourna pas, continua de danser en se laissant porter par la musique et la perspective du moment à venir. Des lèvres dans son cou… Le regard noir et amer de la blonde écartée. Elle avait gagné.

***

Les bruits familiers du petit matin lui parvenaient à travers les volets entrouverts : les pas pressés des résidents, le ballet des camions de livraison, le chant des oiseaux. Elle ondulait doucement, à califourchon sur son amant et fredonnait une étrange mélopée.

« Douce sève de vie

Oh toi que j’aime tant… »

Elle se pencha vers l’homme dont les yeux s’étaient fermés et déposa tendrement un baiser sur ses lèvres. Elle jeta un coup d’œil au miroir mural pour contempler son reflet. Elle se trouvait belle, revigorée, aussi fraîche qu’aux premiers jours.

Elle s’éclipsa sans un bruit.

Samedi 14 mai

Nezavissimaпa Gazeta

MORT SUSPECTE À RAMENKI

Aux environs de 9h ce matin, le corps d’un homme, dont l’identité n’a pas été révélée, a été retrouvé dans une auberge de jeunesse du quartier étudiant de l’université Lomonossov. Il semblerait qu’il était entièrement nu et, plus surprenant encore, âgé de 75 ans environ. Les enquêteurs recherchent activement un certain Ilia Bukovski, étudiant en biologie, dont les papiers ont été retrouvés à proximité du corps. Il pourrait être la clé de cette affaire. Ilia devait retrouver son ami Vladimir Dezrodnovhier à une soirée. "Je suis arrivé en retard au bar, je ne l’ai pas vu, a confié Vladimir ce matin à la Gazeta. J’ai cru qu’il avait rencontré une fille et qu’il s’était éclipsé." Les enquêteurs se refusent à tout commentaire pour l’instant. Il s’agit cependant du quatrième corps de vieillard non identifié retrouvé sans vie à Moscou depuis le début du mois.

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