Acte de Foi

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Favre fut pris d’une sensation de vertige en réalisant les implications d’une telle théorie. S’il y avait un truc, il y avait un truqueur. Son esprit s’emballa et des pensées familières fusèrent : homicide volontaire, préméditation, mobile, recherche de preuves, interrogatoires, vérification des alibis... Un léger sourire se dessina au coin de sa bouche.

— C’est étrange, tout ça a l’air de vous faire plaisir, nota Alexia avec une candeur feinte.

Il ignora la remarque, trop occupé à planifier les trente-six prochaines heures, avant que ce qu’il considérait désormais comme une scène de crime ne soit rendu à la circulation. Alexia le ramena brutalement à la réalité.

— Attention, inspecteur, ce n’est qu’une théorie. C’est une chose de lancer en l’air une pièce avec deux côtés face. C’en est une autre de provoquer un tel accident. De la même manière qu’il est facile de vérifier qu’une pièce est truquée, s’il y avait des traces de sabotage ou des éléments de préméditation, vous les auriez déjà trouvés, je pense que ça vous aurait sauté aux yeux. Non, ce serait plutôt comme truquer une partie de roulette de casino.

— C’est-à-dire ? demanda Favre, soudain perdu par l’irruption des jeux d’argent dans la discussion.

— On ne peut pas faire en sorte que la bille d'une roulette tombe systématiquement sur le rouge, le noir, sur un nombre pair, ou que sais-je encore. Trop compliqué à mettre en œuvre et donc trop visible. En revanche, on peut imaginer qu’un croupier très entraîné saurait parfaitement viser un secteur précis du cylindre, et ainsi augmenter les chances de certains chiffres de sortir.

— Vous m’avez perdu Mlle Cantrell, avoua Favre, un peu dépité de se laisser déborder par le flot de paroles et la pensée désordonnée de la jeune femme.

Cette dernière commença à perdre patience.

— Faites un effort ! Bon, en théorie des probabilités, on parle d’univers pour désigner toutes les issues possibles d’un tirage aléatoire, qu'on appelle évènements. Pour une pièce, l’univers se résume à pile et face. Pour un dé, ce serait tous les chiffres de un à six. Pour une roulette, de zéro à trente-sept. Tricher revient à déformer cet univers en sa faveur, soit en le réduisant artificiellement, comme dans le cas d’une pièce à deux faces, soit en modifiant les lois qui régissent cet univers. Par exemple, pour un dé ou une roulette, chaque évènement de l’univers est équiprobable, c’est-à-dire qu’il a théoriquement autant de chances d’arriver qu’un autre. Si on alourdit la face « un » d’un dé, ça ne garantit pas d’avoir un « six » à tous les coups, mais il sortira plus souvent que la normale. On a ainsi modifié la loi de cet univers.

Favre plissa les yeux et appuya ses doigts sur ses tempes, s’efforçant de suivre ce cours magistral et de relier cette démonstration mathématique à son enquête.

— Attendez, doucement. Je ne comprends pas le lien avec l’accident.

— Chaque évènement peut avoir une quasi-infinité d'issues, certaines plus évidentes que d'autres. Pensez au World Trade Center en 2001 : les avions auraient pu ne provoquer qu'un gigantesque incendie, ce qui aurait été tout aussi dramatique soit dit en passant. Mais les deux tours se sont écroulées jusqu'à ce qu'il ne reste que deux gros tas de gravats, avec le bilan que l'on connait, probablement au-delà des espérances des terroristes. Toute une suite d'éléments a concouru à ce résultat : les avions étaient encore pleins de kérosène, les avions ont percuté les tours juste à la bonne hauteur, l'architecture en millefeuilles des immeubles, les incendies qui ont fragilisé les structures... Mais contrairement au World Trade Center, nous avons ici un accident de la route comme on en voit régulièrement. Nous avons donc des références, des statistiques qui permettent de dire que celui-ci est hors norme, au sens propre du terme. Il faut comprendre pourquoi tout s’est enchaîné si parfaitement pour produire cette tragédie. Il vous faut trouver toutes les anomalies, les détails inhabituels, les malfaçons rares, les coincidences étranges, tous ces évènements qui n’arrivent presque jamais et qui ont contribué à aggraver le bilan du carambolage bien au-delà de ce qu'on a pu connaitre sur des accidents similaires. Vos experts les auront notées sans trop y faire attention, ce ne sont que des éléments factuels. Il faut les détecter et les analyser. Et peut-être que vous découvrirez ce qui les relie. Si c'est un acte prémédité, le coupable n'aura pas provoqué cet accident au sens strict, mais il aura mis en oeuvre toutes les conditions pour qu'il ait lieu.

— Peut-être. Admettons. Malheureusement, je n’ai ni les compétences ni le temps de faire ce genre d’analyse. J’ai l’impression que vous me demandez de nettoyer les écuries d’Augias avec le tonneau des Danaïdes.

Alexia se redressa fièrement et adressa un grand sourire à Favre.

— Non, je vous vois venir, c’est non.

— Mais nous pouvons vous aider ! dit-elle d'un ton implorant. Nous sommes des spécialistes de l’accidentologie, des probabilités et des statistiques, nous sommes nombreux et désœuvrés. Et ça ne coûtera rien à votre service. Il nous faut juste un accès complet aux dossiers d’expertise. Vous n'avez rien à perdre à suivre cette piste !

Le policier s’adossa lourdement à sa chaise et scruta la jeune femme. Il n'aurait su dire si c’était l’excitation ou la folie qui animait son regard. Et, sans savoir non plus si c’était de l’excitation ou de la folie de sa part, il prit sa décision.

— C’est d’accord. Mais à deux conditions : premièrement, pas un mot de tout ça. Vos collègues travailleront dans leurs chambres d’hôtel et ne mettront pas un pied au commissariat. Je ne veux surtout pas que ça s’ébruite. Je leur apporterai moi-même les pièces du dossier dans l’après-midi. Si on n'arrive nulle part, on se serre la main, on se dit au revoir et on n'en parle plus.

— Bien entendu, s’exclama-t-elle. Merci, merci beaucoup !

Favre leva la main pour la calmer avant d’exposer sa deuxième condition.

— Deuxièmement, vous, vous restez avec moi. Je vous obtiendrai un badge de consultante et vous me suivrez jusqu’à la fin de la semaine. Vous pourrez me rendre compte des découvertes de vos collègues, s'ils y parviennent, et vous m’aiderez sur d’autres aspects de l’enquête qu'on ne trouvera pas dans ces rapports. Peut-être décèlerez-vous d’autres... anomalies. On se retrouve dans le hall de votre hôtel dans deux heures. Informez-les de notre arrangement le temps que je vous rejoigne.

— Très bien. Puis-je savoir où nous irons ensuite ?

Favre se leva et remit sa veste.

— La morgue. Je vous conseille de manger léger. Vous qui êtes férue de probabilités, il y a une chance sur deux que vous retrouviez votre repas sur vos chaussures.

La nouvelle doucha à peine l’enthousiasme de la jeune femme. Elle se leva à son tour pour rassembler ses affaires. Favre était sur le point de sortir quand il se retourna vers elle, pris d'un doute :

— Et si on découvre finalement que ce n’est qu’une suite de coïncidences ?

Alexia resta pensive quelques secondes avant de répondre, le visage grave.

— Étant donné les probabilités en jeu, qui sont infinitésimales, une telle conclusion équivaudrait à dire, par exemple, que parmi toutes les étoiles de la galaxie, la vie n'est apparue que sur notre Terre. Je ne peux pas m’y résoudre. Imaginer qu’un tel accident puisse être le fruit du hasard, ça n'a pas de sens, ce ne serait même pas du fatalisme, cela s’apparenterait à un véritable acte de foi.

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