Réflexions

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Fantôme, revenant ou spectre. J'eus quelques difficultés à accepter mon nouvel état, tout simplement parce que je ne croyais ni aux fantômes, ni aux revenants, ni aux spectres. Et pourtant, je ne pus que me rendre à l'évidence : le monde qui m'entourait avait désormais la même consistance que le brouillard, ce brave homme autant de solidité qu'un souffle de vent. Je crus même pendant un instant que c'était moi qui assistais à la manifestation spectrale d'un policier, condamné à dérouler mornement son rouleau pour l'éternité, tel un Sisyphe en uniforme.

Dans la confusion qui me gagnait, je lançai mes poings à travers les carcasses des véhicules et donnai de grands coups de pied aux glissières de sécurité. Je tentai même de cogner le policier, en vain. Je parvins à enfoncer sans peine ma main dans le sol et me rendis compte qu'il n'avait, lui non plus, pas davantage de réalité. C'est à cet instant que mon pied commença à s'enfoncer, puis ma jambe, jusqu'à ce que je ne vois plus que mon genou. Je tentai de me rattraper en prenant appui avec mon autre main, mais ne rencontrai toujours aucune résistance. Alors que je me préparais, terrorisé, à disparaitre sous terre, comme happé par des sables mouvants, je me mis à virevolter sur la surface de la route, tout en dérivant lentement, comme un astronaute dans le vide, enchainant tonneaux et pirouettes à un mètre du sol, ma tête se retrouvant dans l'épaisseur du bitume par intermittence.

La panique m'envahit. Je n'avais plus rien à quoi me raccrocher, littéralement. Je perdis tous mes repères visuels en même temps que ma lucidité et ma dignité. J'eus la vision fugitive du fantôme que j'étais devenu, tournoyant jusqu'à la fin des temps au beau milieu de l'autoroute traversant la vallée des Usses. Ce tableau tragi-comique provoqua en moi un fou-rire incontrôlable qui dura de longues minutes, sans que ma rotation absurde ne cesse pour autant. Cependant, cette crise de rire passagère eut le mérite de me détendre et, après m'être calmé, je pus enfin réfléchir à la situation.

Je fermai les yeux car je demeurais mal à l'aise lorsque mon visage s'enfonçait dans le sol, sans compter le risque que ce fou-rire ne me reprenne. Je cessai enfin de m'agiter dans tous les sens et croisai les bras et les jambes, rajoutant au grotesque de ma position. Fort heureusement, il y avait peu de risque que quelqu'un ne m'aperçoive, et cette seule pensée assombrit mon humeur et m'ôta définitivement toute envie de rire.

Après tout, jusqu'à ce moment, j'avais rampé, marché, couru. Je m'étais même laissé tomber par terre et cela avait été plutôt douloureux. Il y a quelques instants à peine, je me tenais debout, là, exactement à cet endroit !

Et soudain, je fus debout, les pieds fermement ancrés sur le sol, à l'endroit, dans tous les sens du terme, comme un fantôme respectable. Je tâtai le goudron du bout du pied et s'il paraissait enfin solide, je devinai qu'il pouvait se dérober à la moindre pensée parasite. Je me concentrai donc : sur le sol, on marche, on ne fait pas des cabrioles. Point final. Je répétai cette phrase comme un mantra tout en faisant les cent pas entre les véhicules. Enfin, je retrouvai ma stabilité, aussi bien physique que mentale.

De manière étonnante, le fait d'être passé de vie à trépas ne suscitait en moi aucune angoisse particulière. Néanmoins, une question me tourmentait : j'étais mort, certes. J'étais une sorte de fantôme, je devais bien finir par l'admettre. Mais le fantôme de qui ? Mon souvenir le plus net et le plus ancien était ce ciel étoilé que j'avais aperçu à mon réveil.

Mon premier réflexe fut de dénicher un rétroviseur intact pour voir à quoi je ressemblais, craignant un peu d'avoir l'apparence d'un monstre de film d'horreur, sanguinolent et souffreteux. Avec un peu de déception, mais sans réelle surprise, le miroir ne renvoya aucun reflet. Sans m'attarder sur le phénomène, je cherchai une autre solution mais à la seconde où j'eus l'idée d'observer mes mains et mes jambes, elles disparurent dans des volutes de fumée immatérielle.

Voilà qui posait un problème qui me parut fondamental, et je me sentis idiot que cela me perturbe autant : je ne savais même pas si j'étais un homme ou une femme. Un idiot ou une idiote ? Je ne me sentais aucun de ces fameux instincts féminins, ni de ces pulsions masculines. Pour autant que j'en savais, je pouvais tout aussi bien être un enfant, un vieillard, ou un chien !

Cette question me tortura l'esprit pendant toute la nuit, ou plutôt le temps d'un frisson car soudain, ce fut l'aube. Je commençais à m'habituer à ces espèces de micro-sommeils, ces pertes de conscience dont je n'avais même pas ... conscience.

Je méditai sur la profondeur toute relative de cette dernière pensée philosophique lorsqu'au loin, deux voitures arrivèrent et se garèrent l'une derrière l'autre. Deux hommes en sortirent et se saluèrent avant de s'adosser à l'un des véhicules en maugréant, les mains dans les poches. De leur bouche sortait un brouillard dense, et leur corps était pris de tremblements. Il devait faire très froid, et je ne sentais rien. Enfin un avantage, qui compensait à peine le fait de n'avoir ni visage, ni, bras, ni jambe, ni sexe.

Je m'approchai d'eux pour écouter la conversation. J'étais à court d'idées et n'avais rien d'autre de prévu dans mon agenda. L'éternité promettait d'être bien longue si je m'ennuyais déjà au bout de quelques heures.

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