Psychopompe

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La visite de la morgue s'avéra décevante à tout point de vue, ce qui rendit Favre morne et ombrageux. Bekri n'eut aucun élément nouveau à apporter : les tests d'alcoolémie et de stupéfiants s'étaient révélés négatifs et aucune trace d'empoisonnement n'avaient été décelées. Par ailleurs, le procureur avait refusé des autopsies plus poussées, pour permettre aux dépouilles de rejoindre sans délai la chapelle ardente qui se tiendrait à Copponex dès le samedi. Pour couronner le tout, il n'eut même pas la satisfaction d'impressionner Alexia, qui avait observé les cadavres étalés devant elle avec un détachement professionnel, sans pâlir une seule seconde.

Elle avait déambulé entre les tables de la morgue, lisant rapidement les fiches médicales, avait hoché la tête d'une manière entendue à la lecture de diagnostics, fronçant parfois les sourcils en pinçant ses lèvres lorsqu'un détail attirait son attention. Elle posa quelques questions à Bekri, qui répondit de bonne grâce en jetant des coups d’œil à Favre qui les observait, appuyé sur le chambranle de la porte, tel un chaperon suspicieux. Après une courte discussion, ils ressortirent pour finir leur entrevue dans le bureau du légiste.

Pour ma part, je restai au milieu des corps sans vie, me demandant si l'un d'entre eux était le mien. J'espérais que la proximité de mon enveloppe charnelle déclencherait une réaction quelconque. En vain. Je vis défiler des visages éteints sans que cela n'éveille le moindre souvenir. J'eus un mouvement de recul lorsque je réalisai n'éprouver aucune forme d'émotion à la vue de tous ces morts, parfois très jeunes.

Soudain, un picotement me parcourut : une curiosité irrésistible attira mon attention à l'étage supérieur. Mes pas me menèrent dans une section plus calme de l'hôpital, devant une porte mauve fermée. De l'autre côté, quelqu'un se mourait. J'entendais les râles d'agonie entrecoupés de mots, chuchotés entre deux spasmes de douleur, comme une prière ou plutôt comme un dernier combat. Alors que le personnel accourait au chevet du mourant, le temps se figea et le monde tournoya autour de moi, comme ce que j'avais ressenti sur l'autoroute quelques heures plus tôt. Ou était-ce des semaines, des mois ?

Je clignai des yeux — à défaut de trouver une meilleure description du phénomène. Lorsque je les rouvris, assommé et vidé de mes forces, le lit était vide, la chambre avait été débarrassée de toutes les fleurs et il faisait nuit.
Je n'eus pas le temps d'être désorienté que, de nouveau, ce même picotement et cet état de transe qui m'amena, cette fois, jusqu'au bloc des urgences, où je trouvai un homme d'une quarantaine d'années aux muscles épais et aux tempes grisonnantes, allongé sur un brancard, le personnel médical s'agitant au dessus de lui. Il avait de grands yeux bleus ouverts, fixant le plafond — ou ce qu'il pensait trouver au-delà. Et il avait un cœur qui, nous le savions tous les deux, n'allait pas repartir malgré tous les efforts de l'infirmier. Le temps d'un dernier battement de cœur et tout bascula autour de moi.
Je repris conscience, encore plus affaibli. Le bloc était désert, et je pouvais entendre l'agitation perpétuelle du service dans les pièces attenantes. Le mobilier de la pièce était différent. De curieux instruments de bois et de cuivre, tout droit sortis d'un musée de médecine, ornaient les murs. Des établis en chêne massif trônaient en son centre. J'entrevis par la porte entrouverte des infirmières, vêtues comme des nonnes, un long voile couvrant leur chevelure, affairées autour d'un médecin aux favoris grisonnants fumant la pipe avec un air important. Je me sentis attiré par une grande pièce dans laquelle était allongés des soldats par dizaines, fiévreux et amputés, la plupart blessés par balle, certains mourant d'un mauvais coup de baïonnette. Je m'approchai de l'un d'eux, un jeune garçon à peine adulte, le visage à demi arraché par un boulet de canon. Une des infirmières lui versa une eau-de-vie dans la gorge puis il rendit son dernier soupir. La pièce trembla et me jeta violemment au sol. Encore une fois.

J'assistais impuissant à un défilé insoutenable : un alpiniste chevronné, trahi par cette montagne qu'il aimait tant, rongé par la culpabilité, anéanti à l'idée d'avoir abandonné sa famille, succomba aux multiples fractures qu'avait occasionné sa terrible chute. Un être de quelques journées, encore curieux de toutes ces sensations nouvelles, le cœur trop faible, soudain terrorisé par la nuit éternelle qui approchait. Une vieille dame qui, jusqu'au bout, s'inquiéta pour son mari, pourtant parti bien des années plus tôt. Une adolescente triste qui, à son dernier souffle, désirait vivre. Finalement.
Je me trouvais là, coupant le dernier fil qui retenait l'âme prisonnière de ces chairs détruites, à mesure que les corps arrivaient dans cet hôpital pour ne jamais en ressortir. Et je m'affaiblissais toujours plus, ne parvenant pas à reprendre le fil de ma propre existence, prisonnier de ce tourbillon furieux d'âmes perdues.

De lutte vaine, je me décidai à lâcher prise, à bout de force. Alors qu'une étrange torpeur m'envahissait, j'entendis le rire d'Alexia. Là-haut, quelque part, dans l'espace et le temps.

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